28 mars 2024
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Mohamed Sifaoui : « L’opinion publique se moque du régime »

ENTRETIEN

Mohamed Sifaoui : « L’opinion publique se moque du régime »

Mohamed Sifaoui, journaliste d’investigation et auteur de nombreux ouvrages sur l’islamisme et l’Algérie vient de publier chez les Editions du Cerf « Où va l’Algérie… et les conséquence pour la France ». Un livre brûlot sur le régime en place.

Le Matin d’Algérie :  Ramené par des généraux, il faut reconnaître quand même qu’il a vaincu et démantelé le DRS de « Rab Dzair » non ?

Mohamed  Sifaoui : D’abord, je ne fais pas mienne cette appellation de « Rab D’zair » pour désigner l’ancien chef du DRS, le général Mohamed Mediène. Elle a été inventée de toute pièce par les relais propagandistes de l’ex-FIS et autres concepteurs du « Qui tue qui ? ». La fable a raconté que ledit ancien patron du DRS serait descendu un jour dans une cave et se serait présenté lui-même sous ce sobriquet auprès d’une personne qui se faisait torturer. Le type qu’on présentait comme un omnipotent personnage à l’intelligence supérieur serait donc aussi bête pour s’exposer de la sorte auprès d’un quidam qui serait relâché par la suite pour aller raconter une caricature de série B mettant en scène des dictateurs africains. Voyons ! Voyons !

Même s’il n’est pas de bon ton de déconstruire les mensonges à l’heure d’internet et des réseaux sociaux, à l’heure des « fake news », il est important de rappeler qu’on ne critique pas, y compris des autocrates ou des militaires du système, en usant de mensonges. Je me refuse, pour ma part, de tomber dans cette facilité.

Ensuite, il y a tellement de choses à reprocher au général Mediène qu’il suffit d’énumérer objectivement et honnêtement ces nombreux manquements : il est à l’origine en effet, avec Smaïn Lamari et Larbi Belkheïr, de la venue de Bouteflika, une mauvaise bonne idée. Mais ce n’est pas tout, il n’est pas connu pour être un foudre de guerre ou l’un des hommes les plus courageux enfantés par le système. Je vais vous énumérer quelques-unes de ses fautes : il a permis, depuis 1990, à la corruption de s’installer et de devenir un art de vivre dans les arcanes du pouvoir, même s’il apparaît qu’il n’est pas lui-même mouillé dans des affaires de corruption.

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Il couvert les agissements de certains de ses subordonnées, s’agissant notamment d’une absence de rigueur dans la lutte antiterroriste, il n’a fait accompagner cette lutte antiterroriste par aucune lutte idéologique contre l’islam politique qu’il n’a eu de cesse de manipuler depuis l’époque de Mahfoud Nahnah jusqu’à Amar Ghoul, il a laissé Smaïn Lamari faire ce deal non éthique avec les tueurs de l’AIS, faisant passer les crimes perpétrés par les islamistes et ainsi leurs victimes par « pertes et profits » exceptionnels, il a été incapable de permettre à une presse libre de s’exprimer cherchant éternellement à la caporaliser à travers l’utilisation de la carotte (manne publicitaire) et le bâton (harcèlement judiciaire et étouffement économique), il a validé, avec Smaïn Lamari et Larbi Belkheïr, la venue de Bouteflika et donc la politique catastrophique de ce dernier entre 1999 et 2014. Il a accepté que soit violée la constitution pour que le même Bouteflika puisse faire un troisième, ensuite un quatrième mandat. De ce point de vue c’est son manque de courage qui a une fois de plus prévalu.

Honnêtement, ce personnage fait désormais partie du passé. Le seul élément que je mets à son actif – et je l’assume – c’est d’avoir œuvré, avec d’autres généraux, à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992.

J’ai compris a posteriori que cette initiative ne visait pas à sauver la démocratie, mais le système. Malgré tout, l’Algérie aurait disparu probablement entre les mains du FIS et des vétérans « afghans ».

Je savais au regard des différents entretiens que j’avais eus durant les dix années écoulées que Bouteflika allait tous les tuer, politiquement parlant. L’homme est manœuvrier, non pas responsable politique. Il est intrigant, non pas chef d’État. Bouteflika ne pense qu’à faire et à défaire ; récompenser et punir ; séduire et bannir.

Bouteflika n’a pas d’amis, mais des alliés. De plus, il est venu pour régler aussi un vieux compte personnel avec l’armée et les services de renseignement qui l’ont empêché, certes sous un autre commandement, de succéder à Boumediène en 1979. Son problème ne réside pas dans le fait de renvoyer des responsables, il aurait été dans son rôle constitutionnel, si tant est qu’il fût légitime démocratiquement.

La gravité de la situation réside dans le fait qu’il a littéralement démantelé des structures ou des outils sécuritaires. Je pense notamment au GIS ou au service d’enquête contre les crimes économiques rattachés au DRS, bref des institutions qui sont normalement des outils de bon fonctionnement de l’État. Mes sources me disent que Bouteflika n’a pas fait qu’écarter des généraux des services de renseignement, il a démembré une institution et a laissé l’outil de police politique pour qu’il puisse le servir et servir son frère à des fins de pouvoir et rien d’autre.

Le problème de l’Algérie ce n’est pas que le pays dispose d’un service de renseignement. Chaque pays doit en avoir et chaque État puise une partie de sa crédibilité et de sa puissance d’une telle institution. Le problème de l’Algérie c’est que depuis plusieurs années, il n’a plus de service de renseignement digne de ce nom, il a une police politique dont la principale vocation consiste à quadriller la société dans l’unique but de pérenniser un système inopérant, illégitime et corrompu. Donc Bouteflika en écartant le général Mohamed Mediène a fait de la cosmétique, il aurait fallu dissoudre toute logique de police politique.  

Comment, selon vous, les capitales des plus grandes démocraties observent-elles ce qui se passe en Algérie ?

Cela dépend. Certains responsables européens sont réellement dans l’expectative. Je pense notamment à l’Allemagne ou à l’Italie. Des pays comme la France sont convaincus, parce que c’est ce que les caciques du régime leur vendent, qu’il n’y pas d’alternative sérieuse et crédible en dehors des gens du sérail. Ils vous parlent de Bouteflika, des militaires, d’Ouyahia, de Lamamra, de Khelil et de quelques autres, mais ils sont incapables de vous citer un seul nom de l’opposition. Avant, les dirigeants européens connaissaient les grandes figures de l’opposition, aujourd’hui ils seraient, pour la plupart, incapables de vous dire qui dirige le FFS ou le RCD voire même de vous donner le nom d’un leader islamiste. Bouteflika a tué l’opposition. La seule opposition crédible finalement elle est à l’intérieur du système. C’est dur de se l’avouer, mais c’est la vérité. La plupart des partis d’«opposition » ont été clientélisés et une autre a été tellement affaiblie qu’elle devient inexistante et sans aucun impact. Reste maintenant l’attitude du peuple. Est-il capable de prendre son destin en main ? De se structurer ? De formuler une articulation politique ? De faire tout ceci, dans le calme et la responsabilité ? J’en doute pour un futur proche, mais l’avenir et les faits, je l’espère, me contrediront.

 Au bout de l’écriture de cet ouvrage, que retenez-vous de ces 20 ans de règne ?

Je retiens la chose suivante : Bouteflika a tout gâché. Il a abîmé le pays au lieu de le réparer. Il a dévitalisé la société au lieu de l’encourager. Son régime a fait de la corruption un mode de vie. Ce fléau fait partie des mœurs désormais. Il a découragé la jeunesse et notamment les diplômés. Il a renforcé la bigoterie et l’islamisme. La religion est devenue une affaire collective et non plus une chose intime et privée. L’économie est exsangue. Les richesses accumulées ont fondu parce qu’au lieu d’investir, le régime n’a fait qu’encourager la surconsommation tout en continuant à importer absolument tout. Je pense que Bouteflika restera comme l’une des pires taches noires de l’histoire de l’Algérie indépendante.

Quelle lecture faites-vous des marches de protestation qui ont commencé en Algérie et même à travers la diaspora algérienne un peu partout au lendemain de l’annonce du 5e mandat de Bouteflika ? Pourquoi ce qui n’était pas possible en 2014 le serait-il en 2018 ? Et pensez-vous que le pouvoir s’attendait à cet événement ?

Je crois – et tous les indices le montrent – que les Algériens expriment un véritable ras-le-bol. Ils n’en peuvent plus : un pays ravagé par la corruption, des disparités énormes entre les arrivistes qui constituent la clientèle du régime et/ou sa périphérie et les classes moyennes et populaires, une bureaucratie insupportable, un niveau pathétique dans l’éducation nationale et encore davantage dans le secteur de la santé. Absence de loisirs, de perspectives d’avenir. Université sinistrée, diplômes non reconnus, chômage, problèmes de logement, frustrations sociales, sexuelles, affectives, c’est cela la réalité du peuple algérien enfermé, dans sa majorité, entre ses archaïsmes culturels et religieux d’une part et ses problèmes socio-économiques et politiques, d’autre part.

Les familles algériennes sont décimées, les jeunes partent à l’étranger sans diplômes ni qualifications, pour un certain nombre d’entre eux, et se retrouvent souvent dans une énorme situation de précarité alimentant tantôt les rangs de la délinquance internationale tantôt ceux du terrorisme. Il y a d’un autre côté des diplômés qui arrivent à s’en sortir, mais qui vivent le déracinement, avec une certaine violence psychologique pour eux-mêmes et pour leurs familles. Ne pensez-vous pas que ce sont là des ingrédients suffisants pour alimenter tous les ressentiments. De plus, le régime de Bouteflika a accentué et exacerbé tous ces éléments qui existaient déjà dans la société.

Le phénomène des harragas est, de ce point de vue, éloquent et signe l’échec patent de la politique, si on peut encore parler de politique, de ce pouvoir. En plus de tout ce que je viens d’énumérer, vous avez un pouvoir provocateur : un président qui se transforme en monarque, qui fait de son frère une sorte de grand-duc, en toute illégitimité, qui permet à des oligarques comme Ali Haddad ou la famille Kouninef de profiter de tous les contrats les plus juteux, au mépris des règles de droit régissant les marchés publics. C’est un président qui n’a respecté ni le pays, ni le peuple, ni même l’histoire de l’Algérie. Je suis convaincu depuis très longtemps que ce pouvoir payera, un jour ou l’autre, ses errements et son mépris à l’égard de la société, mais aussi à l’endroit des institutions. Les Algériens n’aiment pas – et je dirais ne supporte pas – le mépris. Ils ne peuvent pas admettre que leur pays devienne la risée du monde entier.

Or, observez lorsque Abdelaziz Bouteflika a fait annoncer sa candidature pour un cinquième mandat. Qui a commenté en premier dans la presse occidentale cette information ? Les éditorialistes ou les analystes politiques ? Non ! Les humoristes et les satiristes. La situation devenait comique. Une tragi-comédie. L’opinion publique se moque du régime certes, mais s’interroge sur la capacité d’indignation des Algériens. Bouteflika a pensé qu’il avait réussi à dévitaliser cette population. Celle-ci, je l’espère, ne manquera pas de le contredire.

Pour finir, je vais juste ajouter que jamais ce système ne remettra l’Algérie à ses enfants. Il ne le fera jamais de lui-même. Il faudrait que les citoyens s’organisent avec civisme, responsabilité, calme et fermeté pour reprendre leur destin en main. Mais de grâce, qu’ils se rendent compte, une fois pour toutes, que le projet islamiste ne peut pas être la solution. J’espère qu’ils ne seront pas tentés par le populisme ou par une autre dictature, peut-être plus dangereuse que celle qui prévaut déjà. Il faut œuvrer pour la démocratisation du pays. Seuls des principes de liberté, de démocratie pourront sauver l’Algérie. Il faut accompagner un changement de régime par une réelle révolution culturelle.

Nous devons tout changer de fond en comble. Bouteflika a poussé au pourrissement. Peut-être que celui-ci va provoquer un électrochoc.

Que l’on se rende compte : le pays est foutu. D’un point de vue politique, économique, sportif, culturel, éducatif. Qui peut citer un secteur qui fonctionne. Ils ont voulu abrutir le peuple en lui faisant croire que le bonheur et la réussite c’est manger, se marier, aller à la mosquée et aller au stade. Le niveau éducatif, le bien-être, les loisirs, la culture, la liberté tout simplement, on en fait quoi ? La légitimité historique dont se réclamait le régime est biologiquement terminée. Il faut désormais construire une autre légitimité et cela ne peut être autre chose que la légitimité démocratique, celle qui consacre les valeurs universelles que l’on retrouve dans les sociétés les plus développées.  

On ne vous lit plus dans la presse algérienne. Vous êtes plus un habitué des plateaux de télévision en France. Même vos ouvrages y sont très peu commentés. À croire que vous avez été diabolisé, pourtant vous êtes issu de cette presse-là ?

(Rires !) Je réponds à chaque fois que l’on me sollicite. Et je ne peux pas demander à la presse algérienne de me donner la parole si elle n’a pas envie de le faire. Mais sérieusement, la chose me fait rire, même si je connais certaines des raisons : d’abord les Algériens ont souvent des relations compliquées entre eux. Nous sommes totalement désunis. Il faudrait une thèse de psychologie et une autre de sociologie pour l’expliquer. Dès qu’une tête dépasse, on cherche à l’abattre. On préfère le nivellement par le bas. Ensuite, il y a les sujets que je traite et qui sont clivants. J’en suis conscient. Je travaille sur l’islamisme et le terrorisme, je parle de l’islam sans tabous, des luttes antiracistes et celles contre l’homophobie et l’antisémitisme avec conviction, du conflit israélo-palestinien, des relations algéro-françaises, bref, pour ceux qui sont élevés dans la culture du tabou et de la frustration et qui baignent dans une certaine médiocrité instillée par le régime depuis l’indépendance du pays ne peuvent pas, je le sais, apprécier le discours qui est le mien et qui part d’idées humanistes, universalistes et antiracistes. Vous m’imaginez avec le discours qui est le mien, répondre à une invitation d’Ennahar TV ? Faire un débat avec cheikh Chemseddine (Rires…). Il y a donc une certaine presse algérienne qui me ferait injure en parlant de moi.

Ennahar et leurs semblables – cette presse de caniveau alimentée par le pouvoir et ses services et nourrie contre toute logique d’audience et de sérieux à la mamelle de l’ANEP – je les remercie de ne pas parler de moi. Des gens malades qui vous traitent de « sioniste » quand vous leur parlez de Bouteflika ou vous rétorquent « services français » quand vous formulez une critique contre Gaïd Salah ne sont pas dignes d’intérêt. Ils alimentent et confirment la médiocrité ambiante. Maintenant, s’agissant des plus sérieux, même si j’ai parfois quelques désaccords de fond avec certains d’entre eux, je parle d’El Watan, de Liberté, du Soir d’Algérie ou d’El Khabar, je crois que c’est une question de temps. Je compte dans chaque journal, je crois quelques amis et des confrères que je respecte.

De mémoire, je crois, seul El Watan m’a déjà donné l’occasion de m’exprimer à travers ses colonnes. Mais ne désespérons pas. Il y aura un jour une réelle révolution culturelle qui fera grandir la presse algérienne. Le jour où se produira une décantation qui permettra de garder les seuls vrais professionnels et d’envoyer aux oubliettes de l’histoire les arrivistes et autres profiteurs qui sont à ce métier ce que fut Bouteflika à l’éthique démocratique.

Je me refuse de formuler une quelconque critique contre les plus sérieux des médias, car je n’ignore pas les contraintes et les difficultés que certains peuvent avoir. Je parle de cette pression constante qui pèse sur les journalistes, y compris les plus professionnels. Je suis dans une situation de confort, pour ma part. En France, je peux parler de tous les sujets, sans tabous. Ce n’est pas le cas de tous les médias algériens. Donc, soyons indulgents, bienveillants, confraternels et patients.

Enfin, sachez que j’ai un énorme respect pour plusieurs journalistes. J’ai commencé ma carrière dans cette presse algérienne qui a mené les combats que peu auraient pu mener durant les années 1990 et elle l’a payé au prix fort. Notre conscience doit nous amener tous les jours à penser à ceux qui sont tombés sous les balles de l’hydre islamiste et nous souvenir pour quelles raisons les uns et les autres ont été visés.

Auteur
Hamid Arab

 




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