Abderrahmane Lounes : Qui est Ahmed Cheniki ?
Ahmed Cheniki : Je suis quelqu’un qui aime par-dessus tout la littérature et les jeux intellectuels, les arts et les sentiers escarpés du rire, d’un rire salvateur, c’est-à-dire pas méchant, mais paradoxalement révélateur de l’ignominie et des dérèglements maladifs des hommes qui pensent, alors qu’ils manquent de virilité, d’être les lieux autour desquels s’articulent le monde. Rire de ces gens là, c’est un métier, une vocation, une manière de les dénuder et de les dénuer de pouvoir. Ils n’existent que par le pouvoir, une fois nus, ils ne sont rien. J’ai été formé dans cette logique. Je suis enseignant dans une université trop austère, peu intelligente et où on ne lit souvent pas. J’ai toute ma vie pratiqué avec plaisir, tout en conjuguant la dérision à tous les temps, le métier de journaliste qui t’apprend le risque et l’humilité. J’écris, je n’arrête pas d’écrire. Comme si écrire correspondait à une sorte de désir de mettre fin à une grande timidité.
Comment te définis-tu entre le chroniqueur, le reporter, le journaliste et l’essayiste. N’est-ce pas trop pour un seul homme ?
C’est quelque chose d’extraordinaire de toucher à tout. J’aime beaucoup le métier de journaliste. C’est pour cette raison que même si j’ai arrêté le métier à titre de permanent, je continue d’écrire et de m’amuser en touchant tous les genres et en m’essayant à tous les styles. J’aime beaucoup écrire sur la sexualité des poules et les jeux trop pervers d’une actualité, certes trop asexuée, mais qui est tragiquement comique. Oui, j’arrive à concilier tous les métiers. J’aime beaucoup qu’on se rie de moi. C’est pourquoi que je suis tenté par la mise en scène théâtrale. Finalement, il n’y a plus de frontières entre les genres. Le reportage conduit inéluctablement à la chronique et à l’essai. J’écris des pièces de théâtre. Quand on est journaliste, on est naturellement frustré. Tu n’arrêtes pas de parler des autres et toi, qui va parler de toi ? C’est pourquoi beaucoup de journalistes finissent par se lancer dans l’écriture romanesque et dramatique. Kateb Yacine, Mohammed Dib, Djaout, Garcia Marquez, Albert Camus et bien d’autres sont passés de l’instance journalistique à l’univers littéraire. Un reportage exige une certaine manière d’écrire qui n’est nullement étrangère à la littérature. Dans les deux cas, la jouissance est au bout de la pénétration.
La chronique, la satire, le reportage, le journalisme et la recherche théâtrale, vous y êtes venu par vocation ?
Je crois que j’ai toujours aimé le journalisme. J’ai commencé ce métier à l’âge de vingt ans. J’étais peut-être, à l’époque, le plus jeune journaliste exerçant dans la presse algérienne. C’était extraordinaire, une aventure formidable. Etre en contact permanent avec les grands intellectuels de ce pays, ce n’était pas rien. J’étais très jeune et très timide, mais je crois que j’étais, à cause peut-être de cela, très apprécié par mes ainés. Boudjedra avait, dernièrement évoqué, dans une de ses conférences mes rencontres d’a une trentaine d’années avec lui et d’autres artistes et écrivains. Le reportage donne l’illusion d’être en plein milieu de l’aventure littéraire. C’est l’une des raisons qui m’incitaient à beaucoup voyager et à écrire des reportages. La recherche théâtrale est le résultat de toutes mes expériences en amateur du jeu théâtral. J’ai, il ne faut pas l’oublier, fait également des études en art dramatique. Je compte d’ailleurs commencer à mettre en scène des textes dramatiques.
Peut-on savoir comment vous arrivez à produire ?
C’est simple. Je me mets devant mon micro ou avant, devant ma petite Olivetti, et je me mets à écrire, comme si je refaisais le monde, surtout pour les textes de fiction, mais un article, tu es obligé d’avoir un certain nombre de notes et d’informations. Souvent, tu ne sais pas comment terminer. C’est la première phrase, l’attaque ou l’incipit pour emprunter un mot barbare aux littéraires, qui prend beaucoup de temps et qui oriente tout le travail. C’est un peu comme la séduction, c’est le premier pas, les premiers mots, le premier rire qui sont essentiels. Faire rire rend la chose facile. Si tu arrives à faire rire une femme ou un lecteur, tu as en partie gagné ton pari.
Par vos écrits complètement « hors chemin » et votre « vocabhilare » uppercutant , voire un tantinet vociféroce et provocateur, vous avez dérouté « plus d’un (dé)lecteur ». Pour épater qui ?
Quand on écrit, on fait tout pour séduire le lecteur, le pousser à te lire et à dire à la fin que c’est un bel article. Je cherche tous les artifices possibles pour m’adresser à son intelligence. J’ai eu la chance de travailler dans des hebdos d’excellente qualité avant que ces journaux ne soient dirigés par des pieds nickelés venus tout droit pour les casser. C’est le cas d’Algérie-Actualité, Révolution Africaine et Parcours Maghrébins. Les derniers patrons de ces organes étaient tellement lourds et médiocres, des dizaines de kilos de graisse, apparemment sans culture, débarquant dans un milieu qui leur était étranger. Ils faisaient pitié à voir, ces hurluberlus, en traversant les rédactions en bottes en plastique qui suintent une sorte de glu flasque. Laissons de côté ces kilos de graisse pour dire qu’il fallait trouver un style original pour toucher le lecteur. L’humour et la dérision constituaient des éléments essentiels pouvant démystifier les pouvoirs. C’est pour cette raison que pendant longtemps, on a cherché à censurer le rire parce qu’il est réellement subversif. En écrivant, il faut être provocateur. Il faut chercher à fouiner dans le trou du cul des choses impossibles. Mais il faut toujours garder à l’esprit la nécessité de respecter le lecteur tout en cherchant à le pousser à ses derniers retranchements, à des réactions imprévisibles. Tout ce qui est prévisible s’accommode extraordinaire bien avec le discours totalitaire et dictatorial. Le rire peut, à lui seul, démolir les barrières de la peur et du conformisme qui est l’espace dominant dans toutes les sociétés humaines.
N’avez-vous pas peur, parfois, de ne pas être compris par votre public ?
C’est tout à fait normal. J’ai toujours essayé d’écrire le plus simplement du monde tout en faisant appel à l’humour et à des tournures de phrases où j’intègre des images métaphoriques marquées par la culture de l’ordinaire. Il y a, bien sûr, cette peur de ne pas être compris. Parce qu’écrire, c’est s’adresser à un lecteur collectif se caractérisant par la diversité. D’où la nécessité d’une écriture dense. Cette peur te suit durant tout le processus de rédaction d’un article. On ne sait jamais comment est réellement reçu un texte.
Chez vous, est-ce le chroniqueur ou est-ce plutôt l’iconoclaste ou le «terroricien» du verbe qui domine ?
Vous savez, comme moi, quand on écrit, on s’adresse à un lecteur virtuel qui est en quelque sorte une construction imaginaire, née de conditions de production particulières. Mais à chaque genre son style. Ecrire un essai ou un reportage, ce n’est pas du tout la même chose. Certes, dans tous les cas, la subjectivité traverse radicalement le langage, mais quand on écrit un reportage qui est quelque peu proche de la nouvelle, le « je » est trop marqué, la présence du journaliste est très prégnante alors que dans l’essai ou la critique universitaire, il y aune volonté trop contraignante et peu élégante de dissimuler une subjectivité qui est foncièrement présente malgré ce désir de castrer l’écriture. De nombreux universitaires pensent, à tort, selon moi, que la critique littéraire devrait utiliser un style lourd, médiocre. Ce qui rend d’ailleurs de très nombreux travaux universitaires difficiles à lire. On peut écrire sur la littérature, le cinéma ou les arts plastiques et produire un texte merveilleux qui ne rompt nullement avec les flux de l’affectivité et de la subjectivité. Voyez Bachelard, Barthes, Eco, Foucault ou Derrida par exemple. Je crois que, même si chaque genre convoque un style particulier, le «je» investit fatalement l’écrit.
Pensez-vous être reçu de la même manière par tous les publics ? Votre humour particulier, est-il en quelque sorte, universel ?
C’est tout à fait normal que le journal convoque plusieurs publics qui lisent, chacun en fonction de son bagage et de sa formation, ton texte. Même le recours à l’humour est une tentative de niveler cette lecture, mais sans neutraliser sa pluralité. Ainsi, une blague n’est pas reçue de la même manière par les uns et par les autres. Des surprises extraordinaires apparaissent lors de rencontres avec les lecteurs. J’ai été souvent surpris par la lecture de certains de mes articles par certains lecteurs. Mon expérience de journaliste m’a permis d’appréhender la susceptibilité de très nombreux responsables qui ont une lecture singulière de certains articles. Ils sont marqués par un fort sentiment de persécution. Ce sont des sujets parfaits de la caricature. Quand j’étais à Algérie-Actualité ou à Révolution Africaine, le reproche qui m’était souvent fait, c’était le fait d’utiliser trop d’images métaphoriques et des phrases courtes lues comme des attaques contre les responsables du moment. J’utilisais beaucoup les images tauromachiques et les allusions à la sexualité, ce qui provoquait de petits scandales.
Quand j’écrivais, je partais de situations particulières, mais cela ne veut pas dire que l’écrit n’avait qu’un caractère tribal, clanique. Bien au contraire, l’humour pouvait être compris ici et ailleurs. L’homme est un, mais marqué par quelques singularités et particularités. Je ne crois pas beaucoup à l’embastillement de la parole libre, même si dans notre pays, de très nombreux prisonniers volontaires, sans orgueil ni dignité, tentent de justifier l’injustifiable en se cachant derrière le discours dominant. Cela fait penser à Faust.
Mais si vous voulez vous rallier un plus large public, ne croyez vous pas viser plus bas ?
Je suis contre le misérabilisme. Le beau est apprécié, selon moi, par tout le monde. Donc, il faudrait chercher à bien écrire, à ne pas prendre les lecteurs pour des débiles et des idiots. Certes, nous avons tenté de séduire le public en recourant à des sujets tabous comme la sexualité et en faisant appel à un vocabulaire à connotation sexuelle. Ce qui, il faut le dire, a intéressé un large public. Mais mon expérience m’a appris que le lecteur, s’il daigne te lire, sait ce qu’il fait. J’insiste néanmoins sur une chose : il faudrait éviter les mots barbares, être modeste, et éviter le jargon employé par certains universitaires algériens à tel point qu’il serait bon pour la presse de se débarrasser des universitaires, sauf quand ils font l’effort d’adapter leur discours au jeu journalistique. Le journalisme est un métier qui a ses propres techniques. A lire dans la presse algérienne certains écrits d’universitaires truffés de termes dits techniques, on ne peut pas s’empêcher de dégueuler. En plus, ce qui fait tragiquement rire, c’est que, souvent, on affuble le mot « docteur » devant le nom comme une sorte d’argument-massue. Même les hommes dits politiques aiment énormément ce type de substantifs.
Certains de vos écrits ont fait scandale par leur insolence. Avez-vous des regrets ?
Regretter quoi ? Mais je suis pour une écriture insolente, forte, c’est-à-dire qui tente de dévoiler des vérités, sans méchanceté ni complaisance. J’ai, quand j’étais à Algérie-Actualité, à Révolution Africaine ou dernièrement au Quotidien d’Oran, été insulté par certaines personnes qui n’acceptaient pas que je dévoile certaines choses. On m’a souvent demandé de changer de lunettes. On me propose, je ne sais d’ailleurs pourquoi, de porter des lunettes roses. En 1986, quand j’ai écrit un article sur les événements de Constantine, j’étais, il faut le signaler, le seul journaliste depuis l’indépendance, à voir couvert des émeutes, un responsable m’avait appelé et avait commencé à me donner un cours de journalisme, je lui avais calmement demandé de fermer sa braguette, il n’avait absolument rien compris. Quand on avait des problèmes, les champions de l’insulte et de l’invective d’aujourd’hui justifiaient notre mise à l’écart. Ce qui est extraordinaire, c’est que les écrits restent. En 1980, lors des événements de Tizi Ouzou, j’ai fait publier, au moment où on attaquait Mouloud Mammeri, une enquête dans Révolution africaine considérant que cet écrivain était l’auteur le plus lu en Algérie. Ce qui avait beaucoup surpris l’AFP, le Monde et Libération qui avaient repris l’information. Non, il ne faut rien regretter, même les moments difficiles comme mon licenciement ou mes affectations dans d’autres rubriques pour freiner mon élan. Mais même en sports, il y a des possibilités de subvertir le discours officiel, en traitant de sujets liés à l’actualité. C’est bien entendu, la manière qui importe le plus. Quand on écrit, il faudrait toujours penser en citoyen libre.
Avec du recul, comment vous apparait votre parcours artistique, littéraire et journalistique ?
Je crois que j’ai travaillé en fonction de mes désirs malgré l’absence de liberté qui a toujours caractérisé ce pays. Il faudrait aussi souligner le fait que nous évoluons dans un univers empreint d’hypocrisie et d’opportunisme. L’environnement étant hostile, les petites choses que nous avons faites me paraissent positives. J’ai soutenu des initiatives intéressantes, j’ai défendu des causes justes et j’ai tenté de dévoiler des vérités. J’aurais peut-être fait plus si les conditions m’étaient favorables. Le journalisme est une aventure très risquée, mais très belle. D’ailleurs, je n’ai jamais été aussi à l’étroit qu’en étant enseignant dans une université algérienne, fermée et réfractaire à tout débat. Dans les rédactions d’Algérie-Actualité et de Révolution Africaine, les discussions faisaient partie de la culture de l’ordinaire.
Le fait de parler de villageois ou de familles pauvres qui n’ont pas le droit à la parole est une expérience extraordinaire. Evoquer ces milliers de personnes sans eau, cette multitude de bouches sans nourriture, cette foule de jeunes sans emplois, les passe-droits, c’est contribuer quelque part à révéler les problèmes de notre société. C’est vrai que souvent les dirigeants du pays préfèrent tendre l’oreille ailleurs. Ce qui est désolant et tragique.
On prétend que le journalisme d’aujourd’hui n’est plus ce qu’il était. Qu’en pensez-vous ?
Je ne sais pas, mais j’ai comme l’impression que les choses ont changé. Nous étions, certes, très peu nombreux à nous battre avant les changements intervenus en 1990 qui étaient, selon moi, marqués par d’extraordinaires calculs. Aujourd’hui, l’invective, la facilité, la diffamation et l’insulte prennent de plus en plus le dessus. La diffamation domine d’ailleurs tous les espaces, politiques, médiatiques et universitaires. Les «patrons» des nouveaux journaux, s’acoquinant souvent avec des dirigeants politiques et militaires perdent toute initiative, préférant le gain facile et rompant avec tout principe d’équité et d’éthique. Nous avons donc affaire à des journaux sans âme, se fabriquant souvent dans les bureaux, dominés par la culture du trabendo et l’escroquerie à ciel ouvert. L’échelle des valeurs est pervertie, les journalistes et les chroniqueurs sont mal payés, le travail au noir est devenu légal. Il existe de belles plumes, certes rares, mais qui arrivent encore à t’offrir quelques lueurs d’espoir. La médiocrité domine tous les espaces publics. Je ne vois pas comment la presse pourrait-être un havre exceptionnel de probité et de sérieux.
Avant, nous nous battions et nous prenions des risques. Nous étions très peu nombreux à vouloir changer les choses. Ceux qui défendaient par exemple le secteur public sont devenus aujourd’hui les grands chantres du néo-libéralisme. Quelle hypocrisie ! Quelle indécence ! La culture du ventre a eu raison de beaucoup de personnes qui se métamorphosent aujourd’hui en grands démocrates.
On dirait que la « sagesse journalistique » a eu raison de l’enfant terrible du journalisme algérien…
Pas du tout, si tu entends par sagesse une sorte de démission. Je ne renie rien de ce que j’ai fait, même si j’estime que j’ai un peu muri et approfondi davantage ma réflexion. Dans le journalisme, l’important, c’est de réussir à révéler un certain nombre de choses, de dire une certaine réalité en vérifiant et revérifiant les informations et en protégeant au maximum ses sources. Je continue à travailler ainsi en évitant les copinages trop intéressés qui font trop de mal à ce métier. Il y a une logique implacable qui fait que les gouvernants se nourrissent bien, même en le critiquant, du discours des journalistes qui, souvent, oublient qu’une société ne se réduit pas à des appareils. Beaucoup d’amis pensent faire du journalisme en se transformant en juges ou en champions de règlements de comptes ou de petites scènes de ménage entre des dirigeants ou d’anciens dirigeants qui, passés de l’autre côté de minuit, se muent en opposants. Je me suis toujours comporté en citoyen et en penseur libre évitant ces amitiés intéressées avec des dirigeants ou d’ex-dirigeants préférant le compagnonnage des artistes et des intellectuels.
Dans vos écrits, vous utilisez un humour à triple tranchant comme exploration désespérée de la réalité. Quels sont vos rapports avec la satire et l’humour ?
Le rire est humain, il révèle les instances substantifiques de l’homme. Faire rire, c’est arriver en grande partie à susciter l’adhésion de l’autre. C’est vrai que très souvent, j’emploie l’humour et la satire. La satire permet de mettre en lumière les défauts et les fléaux investissant une société ou des appareils. J’ai toujours cherché à créer une sorte de relation de complicité avec le lecteur. Seul le rire est capable d’engendrer cette relation. Bergson l’explique extrêmement bien dans son ouvrage consacré à ce sujet, Le rire.
L’humour doit-il transgresser les tabous ?
Par essence, le rire est réfractaire aux discours conformistes. Si on rit de quelque chose, c’est parce qu’elle transgresse le discours quotidien. C’est tout à fait normal que le rire soit un espace de transgression des tabous et le lieu, par excellence, de la subversion du langage. Faire rire ne veut pas dire être méchant. Bien au contraire. Dans nos journaux, on tombe souvent dans ce travers. J’ai toujours essayé de faire rire en n’oubliant pas le sujet de l’article et en provoquant un feed-back avec le lecteur que je devrais, quelles que soient les conditions, respecter. Il est plus facile, en usant du rire, de toucher les gens et de réussir à mieux transmettre un message.
Est-il vrai qu’un regard humoristique sur le monde est la seule façon de supporter la vie ?
Le rire est une sorte de thérapie. En Afrique noire, dans certaines tribus, on fait appel au rire pour guérir certaines maladies. Des médecins reconnaissent aujourd’hui l’importance du rire dans la guérison de certains patients. Quand on essaye de faire rire dans un article, on commence déjà à rire de ce qu’on écrit. Il faut savoir qu’il est plus facile de faire pleurer que de faire rire. J’estime qu’il est très difficile d’écrire des comédies. Molière n’est pas n’importe qui. Il faisait un travail extraordinaire pour réussir à provoquer le rire chez les lecteurs et les spectateurs.
Y a-t-il un bon et un mauvais humour ?
Ce que je sais, c’est que l’humour est souvent le produit de l’inattendu, de l’imprévu et de l’aléatoire. On rit de quelque chose qui nous parait étrange, inhabituel, extra-ordinaire, c’est-à-dire qui est étrangère à la culture de l’ordinaire. Il existerait peut-être une manière de rire qui me semble inacceptable, rire de certains handicaps, se moquer des faibles et des pauvres en usant de méchanceté. Je n’ai jamais dans mes billets, par exemple, recouru à ce type d’humour trop facile et trop peu correct. J’ai toujours dénoncé cette manière de rire et de faire rire. L’humour, contrairement, à ce qu’on pense, sert à démythifier les puissants, les dictateurs et à révéler les tares de la société. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il y a eu une extraordinaire polémique sur la satire et le réalisme entre Brecht et Lukacs. Faudrait rire les grands auteurs comique comme Aristophane, Ménandre ou Molière. Déjà, à Athènes, il y a plus de vingt-cinq siècles, l’humour était l’espace le plus redouté par les juges de l’époque, c’est-à-dire les responsables de la cité. Aristophane était craint.
De quel humour vous réclamez-vous ? Est-ce que vous vous situez dans une tradition quelconque ?
Tout ce qui touche le rire est inépuisable. Bien entendu, je ne cherche pas à faire rire pour rire, en passant du coq à l’âne, la sotie. C’est bien de reprendre des éléments de la farce ou la pastorale, comme Molière qui a écrit des farces extraordinaires et qui a repris beaucoup d’éléments de la farce en produisant des textes dramatiques extraordinaires. Le billet exige justement une technique qui se fonde essentiellement sur la chute, la clôture. Mais bien sûr, comme dans les textes de Kateb Yacine parus dans Algérie-Actualité et même ses pièces, je préfère la satire qui, dense et profonde, expose les problème de la société en associant parodie et dérision.
Il parait que vous ne voulez plus animer de « page satirique ». Pourtant, personne n’est aussi drôle et teigneux que vous.
Si, j’ai toujours envie d’écrire des papiers satiriques. J’ai d’ailleurs en 2000-2001 animé dans un journal algérien, Le Quotidien d’Oran, une page intitulée «ça me dit» qui reprenait avec humour les questions du quotidien. J’ai, certes, avant dans les années 80, écrit régulièrement durant une très longue période à Algérie –Actualité et Révolution Africaine deux chroniques satiriques : «Autrement dit» et «Patchwork». Maintenant, les journaux me proposent surtout des articles traitant de questions politiques et culturelles.
Est-il vrai qu’il faut être une « langue de vipère » pour faire rire ?
Je n’y crois pas. Le rire ne signifie pas forcément la méchanceté. Il faut lire les textes de Delfeil de Ton ou Escarpit ou les dessins de Plantu, de Reiser ou de Slim. C’est un stéréotype. Mais dans la presse, vous pourriez être « langue de vipère », mais si vous ne maîtrisez pas l’écriture journalistique, vous ne pourriez faire rire personne.
Certains jugent que l’humour algérien se trouve dans une impasse et que seul le dessin de presse tire très momentanément son épingle du jeu. Partagez-vous ce point de vue ?
Je crois que dans la presse algérienne et dans la littérature, l’humour n’est, certes pas très répandu, mais il existe tout de même des plumes très intéressantes, notamment dans le roman et quelques organes de presse. C’est vrai que le dessin de presse se nourrit fort bien de cette situation de crise perpétuelle que vivent le personnel politique et la société algérienne. Il y eut toujours en Algérie des dessinateurs de renom. Aujourd’hui, s’ajoutent aux anciens Slim, Haroun, Maz, Arab et bien d’autres, décédés ou toujours en vie, de nouveaux nom comme Gyp’s, Dilem ou Youb.
Quel regard portez-vous sur la création humoristique – si création humoristique il y a – aujourd’hui ?
Dans une Algérie aussi maussade où domine la mine taciturne et agressive qui a la moue d’un mouton mal égorgé, il est paradoxalement peu de plumes qui ont réussi à donner au rire une dimension importante. Les sorties satiriques de Kateb Yacine, solitaires et denses, semblent perdues dans un univers marqué par un profond spleen. Voyez partout depuis 62, les discours musclés et les manœuvres et contre-manœuvres peuplent terriblement la cité. Comme si nous étions en guerre permanente. Le langage est abrupt, c’est un univers de vrais va t’en guerre, où il est presque interdit de rire. Rire, c’est engendrer une sorte de posture schizophrénique, provoquer un malentendu fait de paranoïa et de colère trop intériorisée. L’Algérie n’a connu que la guerre et un langage de guerre. Mais cette situation a permis à certains romanciers, dessinateurs et hommes de théâtre de croquer une présentation singulière de la réalité. Les travaux de Kateb Yacine, de Rouiched, de Fellag et de bien d’autres ont réinterprété les espaces sociaux en recourant à l’humour, la parodie et la satire. C’est vrai que dans ce moment où la médiocrité investit tous les lieux, le rire semble absent, parce que faire rire exige beaucoup de métier et de génie. Ce qui manque terriblement dans l’Algérie d’aujourd’hui. Il y a une matière extraordinaire à faire rire, mais la compétence manque encore. Normalement, les situations totalitaires facilitent la communication par le rire.
La course vers le profit et le gain facile devient le territoire nodal de la communication sociale et politique.
Yassir Benmiloud, votre confrère, a dit un jour qu’ »on peut rire de tout, sauf de l’humour ». C’est aussi votre avis ?
Rire de tout ? Je ne partage nullement cette position. Comme je l’ai déjà dit, je ne me permettrais jamais de rire de la détresse des gens. C’est quelque chose d’indécent. Rire du puissant, quel que soit son statut, oui, mais se moquer d’un handicapé par exemple non, je ne peux souscrire à cette idée. Je suis trop respectueux des autres pour franchir le cap de la méchanceté. Je ris de ceux qui exploitent et volent les autres. Rire est un combat qui participe de la dénonciation des injustices.
Réalisé par Abderrahmane Lounès (dans le cadre d’un ouvrage à paraitre)