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L’art en évocation : le beau ou l’utile ?

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Street art
Image par Thomas G. de Pixabay

Si nous nous en référons à notre définition et à nos sensations contemporaines, à peu près unifiées dans une grande partie du monde, la question serait  saugrenue car il faudrait non pas opposer le beau et l’utile comme on le fait habituellement  mais les prendre comme formant un tout. La bonne formulation serait donc, « le beau et l’utile ».

On peut affirmer que toutes les sociétés séculaires, depuis l’Antiquité à nos jours, n’ont pas douté du rapprochement du beau avec l’utile dans l’exécution des créations humaines. Ce n’est donc pas la question du lien qui est en débat mais celle de sa nature. Sur ce point, le lien entre le beau et l’utile est toujours resté l’une des plus vivaces interrogations philosophiques. 

Pour nous lancer sur ce chemin réflexion, comment ne pas commencer au préalable par définir le champ de chacun des domaines identifiés par les deux adjectifs, le beau et l’utile

Que nous dit la sémantique contemporaine ?

Le point d’entrée est toujours la définition du dictionnaire pour démarrer avec une bonne racine de recherche qui mènera vers l’analyse plus approfondie. Le Petit Robert nous dit que le beau fait éprouver une émotion esthétique, qui plaît à l’œil. Ses proches manifestations sont les adjectifs, joli, magnifique, ravissant, splendide, superbe. Il s’oppose au laid.

Quant au mot utile ce même dictionnaire nous propose sa définition, il s’agit d’un usage qui  satisfait un besoin et qui est ou peut être avantageux. Le sens est proche (pas forcément synonyme selon le contexte) avec les adjectifs, bon, profitable, salutaire, indispensable, nécessaire. Il s’oppose à l’inutile.

Mais l’affaire est plus complexe, il faut aller plus loin car l’objectif n’est pas seulement de définir les deux notions mais, nous l’avons déjà précisé, en rechercher la nature du lien.

Que nous dit la pensée philosophique ?

Convoquons nos cours de philosophie de terminale et abordons cette relation d’une manière très simplifiée et pédagogique. Si nous voulons entrer dans le territoire de l’Antiquité, il nous faut le passeport à présenter aux deux gardiens du temple, Platon et Socrate (si on accepte de les dissocier comme deux philosophes).

Platon estime que le beau et l’utile convergent ensemble vers l’idée suprême qui représente chez lui la recherche du Bien. Le beau de l’art n’a d’autre utilité métaphysique et morale que ce qui est profitable à la pureté de l’âme.

Le beau n’est que la source de la beauté qui est celle des idées. Toutes les beautés y parviennent, comme celle du corps ou de la recherche des connaissances. 

Socrate estime que le beau n’existe que s’il est lié à l’utile mais dans le sens de la finalité fonctionnelle. Son exemple célèbre est celui du panier à fumier. Pour lui sa beauté est plus élevée qu’un bouclier en or car celui-ci ne protège pas entièrement de la mort. 

De ce fait le plus important pour Socrate est que le beau de l’art soit une copie de la nature par la perfection de ses proportions, son harmonie des lignes et sa parfaite cohérence.

Si nous généralisons à toutes les époques, la beauté d’une pyramide n’est validée que si elle permet la fonction de préparer le voyage du Pharaon vers l’éternité du ciel. L’aqueduc des romains n’est beau que s’il permet un acheminement de l’eau et ainsi de suite.

Au Moyen Âge, le beau est toujours subordonné à une finalité religieuse aussi bien que  fonctionnelle pour y arriver. Cependant cette dernière qualité diffère de l’idée de Socrate car la fonctionnalité est exclusivement celle qui mène vers la spiritualité de l’adoration.

Lui également, Saint Augustin voit le beau comme une expression de la vérité divine et rejoint l’idée de Platon selon laquelle le beau est au service d’une vérité du bien. Saint Thomas d’Aquin estime de la même manière que le beau est un plaisir qui n’a de sens que s’il sert la perfection de l’être, une idée plus proche de la définition platonicienne. 

Pendant la Renaissance nous retrouvons un peu de toutes les finalités précédentes mais avec une dimension supplémentaire, le statut. L’art du beau renforce le prestige d’un édifice, d’un mécène ou d’un artiste. 

En résumé personnel je dirais que l’histoire de la pensée qui théorise le beau et l’utile nous persuade que les deux notions sont très liées lorsque que l’esthétique de l’art provoque une élévation de l’être humain, excluant la sensation de plaisir telle que l’a défini Le Petit Robert dans son sens contemporain. 

Nous aurions pu énoncer beaucoup d’autres positions philosophiques mais la quantité n’est pas importante pour juger de ce lien toujours présent dans la pensée philosophique et des époques. 

La naissance de l’autonomie de l’esthétique

Au début du XIX ème siècle la rupture est consacrée par deux mouvements qui vont se sont succéder au cours de deux siècles, tous les deux étant en résistance et en rejet des traditions classiques de l’art.

Pourtant, les deux mouvements contestataires de la pensée classique seront inverses dans leur approche du lien entre le beau et l’utile. Le premier, dès ce début du XIXème siècle déclare  l’autonomie de l’art en refusant que l’utile soit de l’art. Il n’y aurait plus besoin d’une utilité spirituelle ou fonctionnelle pour susciter un plaisir et une émotion chez l’être humain.

Le mouvement de « l’Art pour l’Art » apparu à cette époque porte bien son nom. C’est surtout l’expression littéraire qui va porter une affirmation tranchée. Pour Oscar Wilde « l’art ne doit servir à rien d’autre qu’à manifester la beauté ». Théophile Gautier va beaucoup plus loin car s’il partage cette position d’autonomie de la beauté, il se risque à une position beaucoup plus brutale en affirmant que « tout ce qui est utile est laid ». 

L’un des exemples les plus commentés pour illustrer cette position est celui qui se déroulera en 1887 avec la construction de la Tour Eiffel. Son concepteur voulait sacraliser le temps de la révolution industrielle et démontrer la puissance des innovations et des nouveaux matériaux comme l’acier. La Tour Eiffel se voulait être en même temps la marque de son époque.

Devenu l’un des monuments les plus visités au monde, on oublie souvent qu’il avait fait l’objet lors de sa conception et sa réalisation d’une résistance farouche. Une partie de la population parisienne trouvait que le projet insultait la beauté de Paris par ses prestigieux monuments hérités de l’histoire. Elle y voyait une laideur qui ne pouvait représenter le Beau qui venait d’être consacré comme autonome de l’utilité.

En rédigeant cet article m’est venu un sourire difficile à contenir en m’imaginant la stupéfaction de Platon ou Socrate devant une toile peinte complètement en noir de Pierre Soulages ou des sculptures et peintures de Fernando Botero. 

Et je ne peux même pas visualiser l’apoplexie qui les foudroierait à la vue des œuvres de Pablo Picasso ou des objets inattendus, parfois incongrus, dans les expositions d’art contemporain.  C’était prévisible que ce soient les populations conservatrices et les régimes totalitaires qui qualifient cet art de civilisation dégénérée qu’il faut combattre, voire éliminer par la force. 

La fusion définitive des beaux-arts et des arts appliqués 

Ainsi est arrivée au XXème siècle la certitude que les beaux-arts et les arts appliqués forment un tout indissociable. L’une des manifestations les plus visibles de cette évolution  est celle du design. Anciennement nommé en français la stylique le mot anglais s’est imposé comme cela est courant.

La question centrale, comment l’objet moderne peut-il répondre à un besoin précis ? Optimiser l’utilisation et l’efficacité peuvent-ils se confondre avec l’utilité ?

L’ergonomie d’une chaise, la fonctionnalité d’un édifice ou la conception d’une fourchette, l’utile convoquent le beau pour former un ensemble.

Cette nouvelle approche a trouvé un juge de paix inattendu dans le droit. Dans tous les codes de protection intellectuelle des pays à droit similaire, la protection juridique est consacrée par la formule « Est protégé toute œuvre de l’esprit ». C’est cette globalisation qui insère définitivement les beaux-arts et les arts appliqués dans une même unité de traitement juridique.

Quant à moi, ancien enseignant dans une école supérieure d’arts appliqués (pas en art mais en droit), je n’aurais même pas pu franchir les grilles de l’établissement si j’avais posé ma candidature en tant qu’étudiant.

Mes œuvres depuis ma jeunesse ne sont classés ni dans le beau, ni dans le classique, ni dans le fonctionnel. Un jour, déjà dans l’au-delà, le triomphe définitif du mouvement artistique liant le laid à l’inutile, comme certains le jugent pour l’art moderne, me rendra hommage. 

Boumediene Sid Lakhdar 

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Le journaliste Saad Bouakba condamné

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Saad Bouakba
Saad Bouakba. Crédit photo : El Hiwar.

Le tribunal de Bir Mourad Raïs (Alger) a rendu son verdict, jeudi en fin de journée, dans l’affaire opposant le journaliste Saad Bouakba à la famille de l’ancien président Ahmed Ben Bella. 

Le chroniqueur a été condamné à trois ans de prison avec sursis, assortis d’une amende d’un million de dinars. Cette décision permet à Saad Bouakba de quitter la prison où il était détenu depuis la semaine dernière.

Le co-accusé, Abdelhalim Herraoui, gestionnaire de la plateforme numérique Vision  TV, a pour sa part écopé d’un an de prison avec sursis et d’une amende de 500 000 dinars. Le tribunal a également ordonné le fermeture définitive de la plateforme ainsi que la saisie de son matériel, une mesure lourde de conséquences pour un média numérique émergent.

L’affaire trouve son origine dans des déclarations publiques de Saad Bouakba concernant la gestion du trésor de guerre du  fonds du Front de libération nationale (FLN) durant la période post-indépendance. Ces propos ont été jugés offensants par la fille d’Ahmed Ben Bella, qui a déposé plainte pour « atteinte aux symboles de la Révolution ».Le ministère des Moudjahidines et des ayants droits s’est constitué partie civile. 

Pas moins dune trentaine d’avocats se sont mobilisés pour défendre Saad Bouakba et son coaccusé. 

Le parquet avait engagé la procédure en comparution immédiate la semaine dernière, mais l’audience avait été reportée à ce jeudi pour permettre l’examen du dossier. 

La rédaction

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« Dans l’atelier de Charles Baudelaire » d’Andrea Schellino : dévoilement d’une création patiente et tourmentée

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Andrea Schillino.
Andrea Schellino. Crédit photo : DR

Plongeant au cœur des manuscrits, des ratures et des fragments, cette exploration révèle un Baudelaire inattendu : non plus l’inspiré fulgurant que la légende a figé, mais l’artisan infatigable qui travaille son œuvre avec une persévérance presque douloureuse.

Derrière chaque poème s’esquisse un labeur méticuleux, fait de reprises minutieuses, de repentirs, de tentatives abandonnées puis relancées, comme si chaque vers devait naître d’une lutte silencieuse. Loin de l’image romantique du génie porté par l’enthousiasme, apparaît un écrivain patient et tourmenté, obsédé par la quête d’une forme juste, d’un rythme précis, d’une musique intérieure. C’est à travers ce mouvement constant, écrire, défaire, reconstruire, que s’invente son univers poétique. Cette immersion fait surgir une vérité rarement accessible : celle de l’atelier intime où se fabrique l’un des monuments les plus saisissants de la littérature française, non dans l’éclair du moment, mais dans la longue respiration du travail.

Dans l’atelier de Charles Baudelaire d’Andrea Schellino, publié chez Hermann, est un livre qui invite le lecteur à franchir le seuil invisible du travail poétique. Il ne s’agit pas simplement d’un essai critique, mais d’une véritable traversée des coulisses de la création baudelairienne, un espace mental et matériel où s’élabore une œuvre qui, derrière son éclat maîtrisé, fut le fruit d’un combat quotidien avec la langue.

Andrea Schellino est l’un des meilleurs connaisseurs de Baudelaire aujourd’hui. Philologue, critique et éditeur, il a codirigé avec André Guyaux la monumentale édition des Œuvres complètes dans la Bibliothèque de la Pléiade, accomplissement qui témoigne de son autorité. Chercheur associé à l’ITEM, il travaille depuis des années sur les manuscrits, les dossiers génétiques et les épreuves corrigées, permettant de suivre le geste créateur dans son mouvement le plus intime.

Dans cet ouvrage, il met en œuvre une double compétence rare : une érudition rigoureuse, attentive à la moindre variante, et une sensibilité très fine à la poétique baudelairienne. Cela lui permet de restituer non seulement la mécanique de l’écriture, mais surtout son souffle, ses hésitations, ses élans et ses revirements. Le lecteur découvre un Baudelaire en pleine création, un écrivain pour qui la poésie n’est jamais donnée d’avance mais toujours conquise, et c’est cette conquête patiente, parfois douloureuse, que Schellino parvient à rendre sensible, presque palpable.

Le livre dresse le portrait d’un Baudelaire artisan, bien éloigné des représentations traditionnelles du poète inspiré, emporté par la fulgurance. Schellino montre au contraire un écrivain qui revient sans cesse à son texte, qui le façonne, l’use, l’éprouve comme une matière résistante. Chaque poème apparaît comme le résultat d’un patient travail de transformation : des vers déplacés, des rythmes réagencés, des images abandonnées puis reprises sous une autre forme. Les manuscrits témoignent d’une activité continue et presque inquiète, où le geste de raturer n’est jamais destructeur, mais un mode essentiel de la pensée poétique.

L’idée d’« atelier », que Baudelaire aimait masquer ou nier dans ses écrits théoriques, devient ici le cœur même de sa création. Il affirmait ne pas vouloir dévoiler ses secrets de fabrication, jugeant les coulisses indignes du regard du public ; pourtant, ses pages annotées, saturées de corrections, révèlent une toute autre vérité. Loin de détester la rature comme il le prétendait, il en fait son instrument privilégié, l’outil à travers lequel se construit la précision de sa langue. Schellino s’attarde sur ce paradoxe fascinant : le poète qui condamne la réécriture est précisément celui qui, dans l’ombre, n’a cessé de recommencer.

Ce contraste nourrit une lecture délicate et captivante de la poétique baudelairienne. Schellino met en lumière un créateur comparable à un orfèvre, patient et sévère, qui cisèle son œuvre avec une exigence presque ascétique. Chaque variante, chaque infime retouche participe d’un mouvement général vers l’expression la plus juste, la plus dense, la plus musicale. C’est cette tension entre le mythe de l’inspiration et la réalité d’un labeur acharné qui confère au livre son intérêt majeur : en révélant l’atelier que Baudelaire voulait dissimuler, il rend visible la beauté obstinée d’une création en perpétuel devenir.

L’ouvrage de Schellino offre un éclairage précieux sur la genèse des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris, en dévoilant les coulisses de la création de ces chefs-d’œuvre à travers des manuscrits rares, des brouillons et des versions inédites. En examinant des fragments qui ont circulé dans des albums privés ou au sein du cercle intime de Baudelaire, le livre permet au lecteur de pénétrer dans l’intimité de l’écrivain, là où ses poèmes se sont forgés dans l’ombre des réécritures successives. Ces documents, souvent inédits, ne sont pas seulement des traces matérielles, mais des témoins directs de la lutte intérieure de Baudelaire pour façonner son art.

Les premiers vers de jeunesse, souvent ignorés ou négligés par les lecteurs, sont d’une importance capitale pour comprendre l’évolution de sa pensée poétique. Ces vers, qui témoignent d’un esprit déjà en éveil, sont imprégnés d’un romantisme encore vibrant, mais ils révèlent aussi une soif de rupture. Baudelaire, alors sous l’influence de géants littéraires comme Hugo, Lamartine ou Gautier, cherche à trouver sa propre voix. Il se distingue déjà par son écriture, où la mélancolie et l’ironie se mêlent de manière singulière, formant une esthétique unique, entre exaltation et désenchantement. À travers cette période de formation, il fait lentement émerger les bases de la poésie moderne, marquée par un goût de la transgression et une quête de beauté dans la souffrance.

Schellino s’attarde également sur la dimension matérielle et physique de son écriture. Le livre souligne le soin maniaque qu’il portait à ses épreuves et aux corrections successives. Baudelaire n’était pas un auteur qui se contentait de livrer ses poèmes tels quels ; il les modifiait sans cesse, accumulant les repentirs pour atteindre une perfection impossible. Cette obsession de la réécriture se manifeste aussi par la disparition de certains manuscrits, des brouillons égarés qui compliquent la reconstitution du processus créatif, mais qui ajoutent à la fascination de ce travail. Car ces fragments et versions successives permettent de saisir la lente élaboration de son univers poétique, un univers qui ne surgit pas dans un éclair de génie, mais dans l’effort soutenu et répétitif de l’écriture.

Un exemple frappant de cette méthode est celui des Bribes, ces fragments recopiés vers 1859, qui témoignent d’une technique de construction littéraire souterraine. Contrairement à l’image du poème qui jaillit tout armé, Baudelaire assemble, remploie, réécrit des matériaux déjà anciens, transformant et recomposant sans cesse ses textes. Ce travail d’assemblage, d’abord perçu comme désordonné ou éparse, s’avère être une pratique essentielle de la poétique baudelairienne. Il démontre l’effort considérable déployé pour parvenir à l’harmonie du poème final, loin du mythe de la spontanéité. Chaque fragment, réécriture, suppression ou transformation est une étape nécessaire dans le processus de purification, dans cette quête incessante de la perfection.

Au-delà de l’aspect purement littéraire, ce travail souterrain a des répercussions sur la perception même de Baudelaire. Il n’est pas un poète isolé, mais un artisan de la poésie, un créateur qui ne cesse de tâtonner, de recommencer, d’ajuster ses vers et son langage. Les épreuves successives sont non seulement une quête formelle mais aussi une aventure intérieure, un dialogue constant avec soi-même. C’est ce combat quotidien entre l’idée et la forme, entre le projet et la réalisation, que Schellino parvient à rendre palpable et presque tangible dans son ouvrage. En définitive, le travail de Baudelaire sur ses poèmes ne se résume pas à un simple acte de création, mais devient une exploration complexe et déchirante de soi-même. Loin d’être hanté par des inspirations soudaines, Baudelaire apparaît ici comme un écrivain acharné, déterminé à maîtriser son art, à affiner chaque détail. Ce processus long et douloureux réconcilie le poète avec sa propre humanité, tout en nous offrant un aperçu sans précédent de l’intimité de son travail.

Le travail de Schellino sur Baudelaire va au-delà de l’analyse purement littéraire des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris. Il nous invite à pénétrer l’univers personnel et intellectuel du poète, en retraçant son cheminement créatif et en le replaçant dans son milieu social, culturel et artistique. Cette démarche permet de saisir Baudelaire non seulement comme un auteur isolé, mais aussi comme un être profondément influencé par son époque, ses rencontres et ses désillusions.

L’un des points essentiels de cette mise en contexte réside dans l’examen de ses relations avec ses amis et ses contemporains. Le poète est en interaction constante avec les écrivains, les critiques et les artistes de son temps. Pourtant, sa vision est souvent marquée par une forme de distance et de désenchantement. Un des reproches récurrents qu’il adresse à la poésie de son époque est son « prosaïsme », cette tendance à sacrifier la forme au profit du fond. À travers ce regard critique, Baudelaire se positionne comme un observateur lucide et un contestataire. Il est à la fois influencé et révolté par la poésie de son temps, se voyant comme un défenseur d’une esthétique pure et intransigeante. Cette tension entre l’influence et la révolte est essentielle pour comprendre l’originalité de sa démarche.

Schellino révèle également la place fondamentale que les lectures occupent dans sa formation. Le jeune poète est un lecteur vorace, nourri de modèles et de contre-modèles. Cette capacité à s’immerger est à la fois un moteur et une contrainte. S’il s’inspire largement de ses prédécesseurs, il ressent aussi une profonde insatisfaction. Bien que ses modèles fassent naître en lui des éclairs d’inspiration, Baudelaire demeure constamment insatisfait. Il semble en quête de quelque chose d’indéfini, d’une vérité poétique encore à découvrir, et c’est cette quête perpétuelle qui nourrit son travail. Ses lectures ne sont donc pas seulement une source d’enrichissement ; elles sont également un terrain de lutte où il cherche, sans cesse, à se forger une voix propre.

Cette tension entre l’influence et la quête d’une singularité poétique se manifeste dans l’idée d’une « rhétorique profonde » que Schellino met en avant. Loin d’être une simple question de style, cette rhétorique s’inscrit dans une recherche de vérité intime et spirituelle. Baudelaire, en réinventant la poésie de son époque, développe un langage capable d’exprimer des vérités plus profondes, des émotions et des expériences souvent inaccessibles. Cette « rhétorique profonde » repose sur une fusion entre la pensée et l’émotion, un processus où la forme poétique devient le vecteur d’une vérité intérieure qui dépasse la simple description du monde. En s’ancrant dans l’histoire littéraire et culturelle, Baudelaire développe une poésie nouvelle, qui n’est pas une rupture radicale avec le passé mais une réinterprétation de celui-ci. Il intègre l’héritage romantique, symboliste et classique dans une vision qui lui est propre. Loin d’être une poésie datée, cette démarche se veut d’une modernité absolue.

Enfin, à travers l’évocation de ses « projets abandonnés » et de ses « ambitions contrariées », Schellino nous montre que Baudelaire, loin d’être ce génie isolé, est un homme qui porte le fardeau de ses échecs. Ses projets inachevés témoignent de l’homme qu’il a été : un poète en quête constante de reconnaissance, mais qui se heurte à une société souvent réfractaire à sa vision. Ce combat entre ses aspirations littéraires et les réalités sociales fait de lui un personnage profondément humain. En retraçant ce parcours complexe, Schellino parvient à faire émerger la figure d’un poète inclassable, à la fois produit de son temps et en même temps réfractaire à celui-ci. Baudelaire, selon Schellino, est un créateur qui, sans cesse, cherche à repousser les limites de la poésie. C’est cette quête du « beau idéal » qui fonde sa grandeur et lui permet d’atteindre une place centrale dans la littérature mondiale.

L’apport du livre d’Andrea Schellino est indéniablement profond et renouvelé. En offrant une lecture plus intime et plus nuancée de Baudelaire, il réévalue l’idée que l’on se fait de l’auteur des Fleurs du Mal. L’image traditionnelle du poète maudit, ce créateur hanté par l’inspiration, est ici mise à distance. À travers cette étude minutieuse des manuscrits, Schellino nous invite à revoir l’idée reçue de Baudelaire comme un génie qui accoucherait de ses poèmes dans un élan mystique. Le poème n’est pas une chute divine, un éclair soudain, mais un artefact façonné et transformé au fil du temps. Ce livre nous rappelle que Les Fleurs du Mal ne sont pas seulement le sommet d’une inspiration fulgurante, mais aussi le résultat d’un travail rigoureux et d’une quête incessante de la forme juste. Cette approche redéfinit notre compréhension de Baudelaire, loin de l’image mythologique, pour nous dévoiler un poète laborieux, méthodique, qui se livre à un véritable combat intérieur avec son œuvre.

Ce processus de création, loin de se réduire à un acte spontané, est un va-et-vient constant entre construction et déconstruction. Le travail de Baudelaire apparaît ici comme une série de destructions nécessaires et de réinventions permanentes. Chaque texte est un champ de bataille où le poète efface, recommence, corrige, modifie sans cesse. Ses poèmes ne sont jamais figés mais en perpétuelle évolution, car le doute, l’incertitude et l’angoisse de l’impuissance nourrissent la rigueur de son travail. Ce n’est pas un poète impassible, mais un homme tiraillé entre la crainte de ne pas atteindre la perfection et l’impératif de donner forme à ce qui lui brûle intérieurement. C’est dans ce contraste que se forge l’essence même de son œuvre.

Schellino parvient à dévoiler ce côté plus humain de Baudelaire, un créateur qui se débat avec les failles de son art. L’image du poète maudit, tragique et désespéré, laisse ainsi place à celle d’un écrivain qui, malgré ses tourments, s’engage avec obstination dans un travail incessant de révision et de perfectionnement. C’est cette démarche obstinée, ce désir d’atteindre une forme idéale, qui confère à ses poèmes leur puissance inaltérable.

Le livre de Schellino ne se contente pas de déconstruire un mythe, il offre une nouvelle lecture du processus de création baudelairien, qui est un espace où le poème est en perpétuelle gestation. En nous introduisant dans cet atelier secret, l’auteur parvient à montrer que derrière la beauté sculptée des Fleurs du Mal se cache un labeur complexe et torturé. Loin de la vision romantique, Baudelaire se révèle comme un artisan de la poésie, un créateur qui met tout en œuvre pour parfaire son œuvre jusqu’au moindre détail. Dans cet espace clos, les mots se transforment, se modifient, se réarrangent jusqu’à ce que le poème prenne sa forme définitive.

L’impact de ce livre réside dans la manière dont il renverse les attentes du lecteur. En lisant Dans l’atelier de Charles Baudelaire, le lecteur pénètre dans un espace d’incertitude créatrice. C’est là que tout vacille : la confiance, la précision, la beauté. Dans cet atelier, la poésie, loin de surgir d’un coup, est le fruit de mille tâtonnements. Ce n’est pas un éclat divin qui jaillit, mais une lente élaboration, une construction toujours vivante. Cette vérité, que Schellino saisit avec une grande subtilité, déconstruit l’image héroïque du poète inspiré pour nous dévoiler la réalité humaine du travail poétique. En refermant ce livre, on a l’impression d’avoir pénétré dans un univers où l’art s’épanouit dans la patience et la persévérance. 

La grandeur de Baudelaire, telle que Schellino la rend accessible, réside dans cette capacité à créer, jour après jour, à travers une discipline implacable et une recherche infatigable. Il n’y a pas de moment d’illumination soudaine, mais un travail long et soutenu, où chaque vers est mis à l’épreuve pour atteindre une forme parfaite.

Ainsi, cette approche humanise Baudelaire, le montrant non plus comme une figure mythologique, mais comme un homme dont la grandeur réside dans cette tension constante entre l’idéal et la réalité de l’écriture. Le mythe du poète inspiré s’effondre pour faire place à la figure d’un écrivain persévérant, qui se bat chaque jour pour donner vie à ses idées. C’est cette vérité, intime et bouleversante, que Schellino parvient à saisir avec une grande justesse.

Brahim Saci

Andrea Schellino, Dans l’atelier de Charles Baudelaire, Édition, Hermann, 2025

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Ahmed Néjib Chebbi : « La faiblesse du pouvoir tunisien nourrit une nouvelle dynamique politique »

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Ahmed Néjib Chebbi
Ahmed Néjib Chebbi

Au moment où les arrestations de figures de l’opposition tunisienne se multiplient, le président du Front de salut national, Ahmed Néjib Chebbi, a affirmé qu’il entrera en prison « le cœur serein » et « avec la conviction que le pouvoir s’enfonce dans sa propre impasse ».

Il s’est exprimé dans un entretien accordé au média Ultra Tunisie, peu après que son domicile a été encerclé par les forces de sécurité chargées d’exécuter la peine de 12 ans d’emprisonnement prononcée dans l’affaire dite de « la conspiration ».

« Je connais la prison, elle ne m’a pas fait peur dans ma jeunesse, elle ne me fera pas peur aujourd’hui »

Fidèle à son ton combatif, l’opposant de 81 ans dit assumer pleinement la sanction qui le vise : « J’ai exercé mes droits politiques de manière pacifique et légale. C’est pour cela que le pouvoir a choisi de me punir en fin de vie. Mais j’y vais sans renoncer à ma dignité. »

Pour Chebbi, cette arrestation n’est qu’un signe supplémentaire du « trouble profond » qui frappe les autorités tunisiennes. Il cite notamment l’arrestation de Chayma Issa, El Ayachi Hammami, et son propre cas, qu’il considère comme des « réactions paniquées » d’un pouvoir en perte de contrôle.

Une opposition recomposée et une « nouvelle familiarité » dans la rue

Malgré cette situation, Chebbi dit ressentir un véritable optimisme. Il évoque une dynamique politique qu’il juge inédite depuis des années : « J’ai participé aux manifestations du 22 et du 29 novembre. J’y ai vu une énergie nouvelle, une proximité entre toutes les composantes politiques, de Rached Ghannouchi à Abir Moussi. »

Cette « alchimie » nouvelle, explique-t-il, s’est aussi manifestée parmi les groupes de gauche et les collectifs féministes qui, selon lui, lui ont réservé un accueil inattendu malgré les divergences passées.

Une crise sociale qui amplifie la contestation

Pour Chebbi, l’autoritarisme actuel se conjugue avec un échec flagrant de la gestion sociale : crise écologique à Gabès, montée du chômage, tensions au sein de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), colère des médecins et des jeunes diplômés.

Ces signaux révèlent selon lui un pouvoir dépassé, incapable de répondre aux urgences économiques et sociales.

« Je ne sais pas combien de temps je passerai en prison… mais je sais que j’en sortirai bientôt »

L’opposant estime que le rapport de force évolue au détriment du pouvoir, persuadé que les arrestations — la sienne, celle de Chayma Issa et celle d’El Ayachi Hammami — « renforceront l’unité de toutes les forces démocratiques » face à la dérive autoritaire.

Il considère même que ces détentions pourraient devenir un point de bascule pour relancer un mouvement uni en faveur du retour à la démocratie.

Un climat de répression dénoncé par de nombreuses organisations

L’affaire de la « conspiration 1 », qui comprend 37 accusés, continue de provoquer indignation et inquiétudes dans les milieux politiques et juridiques. Les peines prononcées en appel — de 5 à 45 ans de prison — sont jugées « excessives et arbitraires » par plusieurs organisations nationales et internationales.

Les arrestations successives de Chayma Issa (29 novembre) et d’El Ayachi Hammami (2 décembre) ont accentué la colère d’une partie de l’opinion publique tunisienne, qui dénonce une stratégie d’intimidation visant à museler l’opposition.

Mourad Benyahia 

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L’Algérie : l’inquiétude est forte, le danger grand

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Hirak
Un peuple en lutte pour son émancipation. Crédit photo : DR

Comment s’adresser à deux frères sur le point de se faire du mal ? Lors de mon passage à Alger en août 2024, il m’était impossible de ne pas sentir l’accumulation de tensions nombreuses et de diverses natures.

De celles capables de perforer les valeurs sociales et morales les plus solides et indissociables d’une réussite collective. Les sentiments d’injustice, de désespérance, d’absence totale de perspectives pour soi et ses enfants qui prennent le large tant ils sont nourris de fatalité. La grinçante tension sociale, à l’échelle des familles, des individus en concurrence les uns avec les autres à l’image de la jeunesse maltraitée par un pouvoir susceptible et n’œuvrant que pour sa propre gloire.

Les uns parlent de régime autoritaire, d’autres de totalitaire, certains de dictature, quand la population se fout des étiquettes et la couleur des partis. À l’heure où la seule préoccupation est à l’immédiat et au souci du lendemain pour ses enfants par manque de force et de disponibilité, il y a de quoi être inquiet.

L’effondrement économique va à grande vitesse sans présenter aucune chance d’éviter le crash total, emportant avec lui des pans entiers de la population à la mer. Nombreux seront celles et ceux qui ne verront pas l’autre rive, où nous sommes, et où d’autres tendent déjà les talons pour repousser l’étranger.

L’un des drames qui accompagnent ce constat est que je n’ai besoin de le nourrir d’aucune opinion pour le construire. Ce constat n’est pas le mien, c’est le leur. Je ne me permettrai pas ce qui ressemble à une ingérence, dont il ne manque pas de têtes peu pensantes pour la qualifier de dénigrante, si ce n’était pour autre chose que de la géopolitique que je laisse volontiers aux experts qui ne manquent pas non plus.

L’impasse en humanité est un concept artificiel, la fatalité une construction des puissants pris par la peur de n’être plus rien demain, de se voir déposséder par un autre qui vantera à son tour une bataille juste. Ces batailles si justes qu’elles produisent à échelle industrielle toujours les mêmes victimes pour lesquelles ont dit œuvrer. C’est là une des têtes d’allumettes qui se penchera sur le tonneau de poudre algérien, incontestablement. Non la juste révolte, mais la douteuse révolution qui ne peut fonctionner qu’en ajoutant se peine fière au désordre nécessaire à sa cause.

Comment ne pas être inquiet pour les amis, les gens simples qui ne donnent pas dans la politique dans ce qu’elle a de plus dangereux, à l’aube de la proclamation d’une division d’un pays.

Peu importe si la raison y est ou non, si la légitimité joue ou pas. La politique est ce train en retard dont on parle quand elle s’adonne à ce qu’elle sait pratiquer comme personne : l’art du mauvais moment.

À Alger j’ai découvert les Kabylophones, futés, sensibles, drôles et profonds. Et les Arabophones, tenez-vous bien, futés, sensibles, drôles et profonds. Les premiers disaient des autres qu’ils avaient saboté le Hirak. Ils disaient, me disaient, que partout où ils le pouvaient ils bossaient à un nouveau mouvement, sans les Arabophones. Bien entendu, personne ne s’est présenté à moi avec un autocollant du MAK sur le front, mais avec le recul, le ton, et ce regard déterminé, y étaient.

Encore une fois, ce ne sont pas mes oignons. Mais soucieux des uns et des autres, qui ont également mon amitié, je ne peux taire mon inquiétude de les voir à terme se jeter l’un sur l’autre.

Je ne vois pas quel argument pourra plaider pour une issue non violente à ce genre de manip.

Quand on sait le climat de défiance, quand on considère que la taule guette pour un post en ligne qui dirait que Tebboune est l’oncle vilain dont aucune famille ne veut à table. Que, par ailleurs, à tort ou à raison, un groupement qualifié de terroriste décrète unilatéralement l’indépendance d’une région avec pour frontière la plus proche à quelques ridicules kilomètres d’Alger, c’est la catastrophe assurée.

Bon, me voici mieux.

Faire part d’une inquiétude la dilue un peu, mais embarque un autre que soi dont on attend, après nous avoir écoutés avec bienveillance comme vous venez de le faire, de nous rassurer.

Si vous êtes en possession de ce pouvoir formidable, usez-en d’une main.

De l’autre, retenez les frères.

Marcus Hönig

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Pensions françaises à l’étranger : la Cour des comptes durcit les contrôles, les retraités algériens visés

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Cour des comptes
Cour des comptes. Crédit photo : @courdescomptes

La France renforce son dispositif de contrôle des pensions de retraite versées à l’étranger, un chantier prioritaire pour la Cour des comptes qui dénonce des pertes financières importantes liées à des versements indus. Les retraités algériens figurent parmi les premiers concernés.

L’Algérie parmi les pays les plus touchés

Sur les 1,1 million de retraités français résidant hors de France, une part significative vit en Afrique du Nord, notamment en Algérie et au Maroc, qui comptent à eux deux plusieurs centaines de milliers de bénéficiaires.

Ces pays sont désormais au centre des vérifications, en raison de difficultés d’échanges d’état civil, de certificats d’existence parfois jugés peu fiables et d’un risque accru de fraude aux décès non déclarés.

Nouvelle obligation : trois documents à fournir

Pour continuer à percevoir leur pension, les retraités établis en Algérie devront transmettre régulièrement trois documents : un certificat de vie, une pièce d’identité et un acte de naissance.

Le délai de réponse est limité à trois mois, faute de quoi les versements pourront être suspendus. Cette exigence inquiète les familles vivant dans les zones rurales, où l’accès aux services consulaires ou administratifs reste difficile.

Les pensions versées à l’étranger ne représentent que 3 % du total des prestations vieillesse françaises, mais concentrent près de 28 % des indus, soit plus de 40 millions d’euros par an.

La Cour des comptes évoque également des « taux de centenaires supérieurs à la moyenne » dans certains pays et des risques de certificats de complaisance.

Un signal fort adressé aux retraités algériens

Pour la France, l’objectif est clair : limiter les fraudes et sécuriser les finances publiques. Pour les retraités algériens, cette nouvelle procédure signifie davantage de rigueur administrative, mais aussi la nécessité de s’informer rapidement pour éviter les suspensions involontaires.

La rédaction

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Statut du tamazight en Algérie : enjeux identitaires et limites du modèle centralisateur

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Hirak tamazight
Manifestation du 53e Hirak à Alger. Crédit photo : Le Matin d'Algérie

Le statut du tamazight en Algérie constitue un enjeu complexe, où se mêlent interrogations identitaires, dynamiques politiques et réflexion sur la nature même de l’État-nation.

Pendant longtemps, la langue amazighe a été exclue du champ institutionnel. Elle n’a accédé que récemment aux rangs de langue nationale puis de langue officielle. Cette reconnaissance est une avancée significative dans l’histoire culturelle du pays. Elle traduit une prise de conscience progressive de la pluralité identitaire de l’Algérie et marque une rupture avec des décennies d’exclusion. Elle rappelle surtout que l’unité nationale durable ne peut reposer sur la négation des différences.  

Dans cette perspective, la problématique du tamazight va bien au-delà des débats sur sa place dans l’espace public. Elle met au jour les contradictions du système politique algérien, questionnant à la fois les fondements de la cohésion nationale et les tensions persistantes entre uniformisation identitaire et diversité culturelle. Ainsi, l’enjeu ne se limite pas seulement à la dimension linguistique. Il porte également sur le rapport du pouvoir à la pluralité, sur la légitimité des revendications régionales et sur les évolutions possibles de l’organisation de l’Etat. 

Malgré son statut officiel, l’enseignement du tamazight demeure facultatif. S’il est largement généralisé dans certaines régions, notamment en Kabylie, son caractère optionnel a permis sa quasi inexistence dans la plupart des autres. Cette disparité révèle des résistances institutionnelles et sociales à son intégration pleine et entière dans le système éducatif. Elle révèle également les ambiguïtés d’un État qui proclame l’égalité des langues tout en maintenant, de fait, une hiérarchie implicite.

L’application différenciée du tamazight expose ainsi les tensions d’un modèle étatique fortement centralisé. Ce modèle tente encore d’imposer une identité nationale homogène tout en reconnaissant ponctuellement la diversité culturelle. Il en résulte une forme de pluralisme contrôlé, qui admet l’existence de spécificités régionales sans leur accorder un véritable statut institutionnel. Ce paradoxe souligne la difficulté à concilier la pluralité réelle du pays avec un projet d’homogénéisation nourri durant des décennies. Il montre également l’incapacité du système à intégrer les réalités socioculturelles de régions comme la Kabylie, où la langue constitue un élément central de l’identité collective.

Pendant plusieurs décennies, la politique d’arabisation visait à affermir l’unité nationale autour d’une langue unique et d’une religion commune. Elle a occulté la pluralité réelle de la société algérienne et servi de socle à un projet d’homogénéisation culturelle. En rupture avec ce paradigme, la reconnaissance du tamazight ouvre une brèche dans ce modèle centralisateur en introduisant la nécessité d’une prise en compte progressive de la diversité culturelle. Elle rappelle que la cohésion nationale ne peut être fondée sur l’effacement des différences, mais sur leur prise en compte et leur intégration dans une vision pluraliste du pays. 

Aujourd’hui, en tolérant une application asymétrique du tamazight, l’Etat admet de facto la pluralité de la nation sans en tirer toutes les conséquences institutionnelles. Cette reconnaissance partielle illustre un modèle hésitant, où la diversité est reconnue symboliquement mais demeure peu intégrée aux mécanismes de l’action publique. Elle révèle les difficultés à concilier un imaginaire national unitaire avec des spécificités régionales profondément ancrées.

Ainsi, le statut du tamazight apparait comme un enjeu politique et identitaire de premier plan. Il fonctionne à la fois comme symbole de résistance culturelle et comme levier potentiel de redéfinition du lien national. Sa reconnaissance ouvre la voie à un modèle d’unité fondé sur la pluralité, dans lequel la diversité culturelle est envisagée non comme une menace, mais comme une dimension constitutive de la nation. 

Dès lors, la question du tamazight invite à repenser en profondeur les fondements de l’État algérien. L’unité nationale ne peut durablement reposer sur un principe d’homogénéité culturelle ; elle exige un cadre institutionnel capable d’intégrer les différences de manière équilibrée. Le seul modèle susceptible de concilier ces impératifs est celui d’un État fondé sur la citoyenneté comme principe cardinal. Un tel État se définit par l’appartenance civique, et non par la religion, la langue ou l’origine. Il repose sur la neutralité du pouvoir à l’égard des croyances, des langues et des identités, garantissant à chacun un espace de reconnaissance égal.

Dans cette optique, une régionalisation approfondie apparaît comme une voie pertinente pour permettre l’expression des particularismes sans compromettre la cohésion nationale.  Dans un système décentralisé, voire fédéral, le tamazight pourrait pleinement s’épanouir en tant que langue vivante, vecteur d’identité partagée. La pluralité culturelle deviendrait alors un principe structurant de l’unité nationale plutôt qu’un facteur de fragmentation. 

Sur le plan éducatif, l’enseignement du tamazight ne peut être annexé mécaniquement dans un programme national uniforme. Dans les régions où cette langue joue un rôle déterminant dans la construction identitaire, la cohérence pédagogique impose des aménagements spécifiques. Cette exigence en matière d’éducation renforce la pertinence d’une autonomie régionale accrue et conforte la légitimité des revendications allant dans ce sens.  

Au final, le statut du tamazight dépasse largement la question linguistique. Il constitue un véritable laboratoire politique, interrogeant la capacité de l’État à se réinventer autour de la citoyenneté, de la neutralité institutionnelle et de la reconnaissance des diversités régionales. 

L’avenir du tamazight, en tant que langue, symbole politique, et marqueur identitaire, dépendra de la volonté des pouvoirs publics de dépasser une logique d’homogénéisation au profit d’une conception pluraliste de la nation. Si cette transition parvient à se concrétiser, la pluralité culturelle cessera d’être perçue comme une faiblesse pour devenir une ressource constitutive de l’Algérie contemporaine. Un tamazight pleinement institutionnalisé pourrait alors s’imposer comme un élément essentiel de cette refondation symbolique et démocratique.

Hamid Ouazar, ancien député de l’opposition

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Quel est l’impact de la condamnation de Christophe Gleizes sur les relations algéro-françaises ?

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Christophe Gleizes
Christophe Gleizes victime de l'arbitraire.

La confirmation, par la Cour d’appel de Tizi-Ouzou, de la peine de sept ans de prison ferme prononcée en première instance mercredi 3 décembre contre le journaliste français Christophe Gleizes constitue un tournant lourd de conséquences.

Ce verdict, rendu au terme d’une audience dense, intervient dans un contexte politique et médiatique algérien marqué par une surenchère patriotique autour de la défense de l’unité nationale face aux velléités indépendantistes du MAK. Dans ce climat électrique, Gleizes apparaît comme une victime collatérale d’une séquence où la question de la souveraineté nationale et de la défense de l’État contre le séparatisme a été érigée en priorité absolue.

Un jugement sous haute tension politique

Depuis quelques jours, les médias algériens se distinguent par un discours radicalisé autour du rejet de toute remise en cause de l’intégrité territoriale du pays, de la sécurité de l’État et de la lutte contre le « séparatisme ». Cette montée en intensité coïncide avec l’annonce imminente par le MAK de Ferhat Mhenni d’une prétendue « proclamation d’indépendance de la Kabylie » — une perspective essentiellement symbolique, dont les effets concrets sur le terrain demeurent aussi improbables qu’incertains. Cette annonce a néanmoins déclenché une réaction en chaîne au sein des milieux politiques, médiatiques et institutionnels.

La télévision nationale a relancé la mobilisation en diffusant un documentaire spectaculaire fondé sur les témoignages d’anciens militants ayant quitté le MAK. Le film, accusant Ferhat Mhenni de manipulations, de dérives autoritaires et de connexions étrangères  hostiles à l’Algérie, a servi de déclencheur. Son impact a été immédiat : une avalanche d’articles, souvent au ton martial, s’est abattue sur la presse écrite et les réseaux sociaux, martelant l’urgence de défendre l’unité nationale et dénonçant, au passage, la France accusée de « complaisance » envers le mouvement séparatiste.

C’est dans ce climat inflammable que s’est tenu le procès de Christophe Gleizes, poursuivi pour apologie du terrorisme et atteinte à l’intérêt national. La lecture de l’arrêt de renvoi — près de trente pages — et l’interrogatoire serré du journaliste par le président du tribunal et ses assesseurs illustrent la volonté manifeste d’établir ses connexions entre lui et le MAK, classé organisation terroriste par Alger. 

Tout au long de l’audience, les magistrats sont revenus, avec une insistance manifeste, sur les contacts répétés de l’accusé avec Ferhat Mhenni et Aksel (Brahim) Bellabassi. La stratégie de l’accusation apparaît limpide : reconstituer un faisceau d’éléments — voire provoquer des aveux — afin de consolider la qualification retenue contre lui.

Dans le climat politique actuel, ces échanges n’étaient pas perçus comme de simples démarches journalistiques, mais comme des indices probants d’une intention hostile envers l’État algérien.

Un verdict qui déjoue les signaux d’apaisement

Pourtant, plusieurs éléments laissaient espérer un infléchissement en appel :

– les visites autorisées aux parents du journaliste en détention ;

– le visa professionnel accordé à son avocat français, Emmanuel Daoud ;

— la plaidoirie marquée par une forte charge personnelle de l’avocat qui a rappelé ses propres attaches familiales avec l’Algérie. Me Daoudi s’est attaché à dépouiller le procès de toute lecture politique, affirmant que son client n’était “ni un otage d’États ni un instrument de rapports de force”. Selon lui, cette thèse serait alimentée en France par des cercles hostiles à l’Algérie, qui verraient dans un maintien en détention de Christophe Gleizes un moyen de nourrir leur surenchère anti-algérienne.

Ces signaux semblaient indiquer que la justice pourrait prendre ses distances avec la ligne dure du réquisitoire du représentant du ministère public qui avait requis l’aggravation de la peine, en la portant a 10 ans de prison ferme assortie de 500.000 dinars d’amende. La Cour a finalement suivi sans réserve la position du procureur, réaffirmant l’existence d’une intention criminelle et replaçant l’affaire dans un cadre politique plutôt que strictement judiciaire.

Une décision qui fragilise une reprise de dialogue déjà fragile

La condamnation intervient à un moment particulièrement délicat de la relation algéro-française. Alors que les deux capitales tentaient de réactiver un dialogue plusieurs fois interrompu, la décision de la Cour d’appel ajoute un irritant majeur.

En parallèle, un regain d’hostilité médiatique envers la France est observé dans certains journaux influents, nourrissant l’idée qu’une frange du pouvoir ou de son appareil communicationnel souhaite peser sur l’équilibre diplomatique.

La récente décision du président Abdelmadjid Tebboune de renoncer au sommet du G20 de Johannesburg — décision largement interprétée comme une volonté d’éviter une rencontre avec Emmanuel Macron — renforce cette lecture : derrière les déclarations officielles, les tensions restent vives et prêtes à ressurgir.

Les médias, baromètre d’un malaise profond

La Une récente du Soir d’Algérie particulièrement virulentes, accentue l’impression d’une orchestration plus large. Pour plusieurs observateurs, ces signaux ne relèvent pas seulement d’un choix éditorial mais participent d’une stratégie visant à envoyer un message clair à Paris : celui d’un durcissement du ton et d’une intransigeance accrue sur tout ce qui touche à l’unité nationale.

La résurgence de ce schéma — déjà observé lors d’épisodes antérieurs de tension bilatérale — révèle la persistance de résistances internes au rapprochement avec la France. Dans un contexte où l’opposition au MAK sert d’etalon  patriotique, toute tentative d’apaisement semble vouée à être immédiatement suspectée.

Un verdict à portée diplomatique majeure

En confirmant la lourde condamnation de Christophe Gleizes, la justice algérienne envoie un signal clair : la fermeté prévaut. À Paris, cette décision risque d’être interprétée comme un geste hostile, voire comme l’indice d’un raidissement politique interne.

L’affaire, qui aurait pu rester circonscrite au champ judiciaire, devient un révélateur des lignes de fracture diplomatiques. Elle pourrait ralentir, voire bloquer, la tentative de normalisation engagée depuis plusieurs mois, alimenter les discours anti-algériens en France, et offrir des arguments supplémentaires aux partisans du durcissement.

En filigrane, l’affaire Gleizes met en lumière une relation franco-algérienne hypersensible, où chaque décision de justice, chaque titre de presse et chaque prise de position publique peut raviver les tensions. Dans ce contexte volatil, la diplomatie avance à pas comptés — et le journaliste français se retrouve, malgré lui, au cœur d’un rapport de forces qui dépasse largement son cas personnel.

Samia Naït Iqbal

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JSK, MAK, Kabylie… le collectif de défense de Cherif Mellal dénonce et précise

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Cherif Mellal
Cherif Mellal

Le détenu d’opinion Cherif Mellal croupit en prison depuis janvier 2023. Le collectif de sa défense a rendu public un communiqué pour remettre en place les viles accusations et autres manipulations qui le visent de la part d’une foultitude de de relais agités du pouvoir.

Lors de notre dernière visite à Chérif Mellal, celui-ci a exprimé sa profonde indignation après la diffusion, le 1er décembre 2025, d’un documentaire de l’ENTV intitulé وثائقي | “التحرر من أغلال ماك الإرهابية”, dans lequel son image a été utilisée de manière abusive. Le reportage laisse entendre qu’il serait un détenu lié au MAK et qu’il aurait été arrêté pour des faits en rapport avec ce mouvement.

Ces affirmations sont totalement fausses et ne reposent sur aucun élément réel. Elles s’inscrivent dans une stratégie de manipulation visant, depuis 2021, à associer systématiquement Chérif Mellal au MAK afin de justifier sa mise à l’écart et de le présenter comme une figure à discréditer. Cette campagne a été alimentée par certains médias ainsi que par des acteurs désireux de nuire à sa réputation.

Cela lui a d’ailleurs valu des poursuites judiciaires dont il a été entièrement blanchi, ce qui confirme une nouvelle fois l’inconsistance des accusations portées contre lui.

Nous rappelons qu’il n’a jamais appartenu au MAK ni à aucun autre mouvement, quel qu’il soit. Son engagement s’est toujours porté exclusivement sur la défense de la JSK, de ses valeurs, de son identité et sur une gestion transparente et responsable.

Durant son mandat à la tête de la JS Kabylie, ses prises de position ont toujours été publiques, claires et cohérentes. La JSK, symbole historique de l’identité amazighe et kabyle bien avant son arrivée, n’a jamais été le terrain d’une quelconque orientation politique. Chérif Mellal a constamment œuvré pour préserver cette indépendance et cette dignité. L’identité amazighe, et plus particulièrement kabyle, n’a jamais été l’apanage d’une organisation, et la JSK en a toujours été l’un des symboles majeurs.

Nous dénonçons également l’exploitation abusive de son image par certaines pages et relais du MAK, qui ont utilisé des photos prises dans un contexte purement sportif, notamment avec des supporters de la JSK, pour tenter de lui attribuer une proximité politique inexistante. Ces images, sorties de leur contexte, ont servi de prétexte pour alimenter une narration fabriquée dans le seul but de l’associer artificiellement à un mouvement auquel il n’a jamais appartenu. Cette récupération est malhonnête et participe pleinement à la campagne de désinformation dont il est victime.

Nous devons également répondre aux rumeurs liées à l’affaire Christophe Gleiz. Contrairement à ce qui a été relayé, cette affaire n’a en aucun cas eu lieu durant sa présidence. Pire encore, certains médias français ont insinué sans citer son nom mais en le laissant clairement entendre que l’emprisonnement de M. Gleiz serait lié à un entretien qu’il aurait eu avec un ancien dirigeant de la JSK présenté comme un « membre actif du MAK ».

Par voie de conséquence, et en raison de la propagande qu’il subit depuis 2021, cet « ancien dirigeant de la JSK » évoqué de manière vague dans certains médias est immédiatement assimilé à Chérif Mellal, alors même qu’il n’a strictement aucun lien avec cette affaire.

Nous déplorons également que les responsables actuels de la JSK n’aient jamais pris la parole pour démentir ces insinuations, laissant circuler des récits mensongers qui nuisent à la vérité et à l’image du club autant qu’à celle de son ancien président.

Le fait que Chérif Mellal réagisse aujourd’hui à ces campagnes de désinformation n’enlève rien à la réalité de sa situation : sa détention reste injustifiée, dénuée de fondement, et résulte d’un acharnement dont il est victime depuis bientôt quatre ans.

Aujourd’hui, Chérif Mellal bénéficie du soutien sincère de toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans son discours de vérité et dans sa droiture. Un soutien large, transpartisan, qui dépasse les clivages habituels et fait de lui une figure d’unité forte. Cette réalité est désormais incontestable.

Malgré les attaques et les tentatives répétées de manipulation, il continue d’assumer ses positions avec dignité et courage, fidèle à ses convictions et à son attachement à la transparence.

Le Collectif de défense de Chérif Mellal

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Marseille : la librairie Transit cible d’une attaque de l’extrême droite

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La librairie Transit
La librairie Transit visée par l'extrême droite. Crédit photo : Le Matin

Pour la troisième fois cette année, la librairie associative Transit, à Marseille, a été la cible d’une attaque. Dans la nuit du 1er au 2 décembre, une croix celtique, symbole emblématique de l’extrême droite fasciste, a été peinte sur la vitrine de l’établissement.

Cet acte grave, qui s’inscrit dans un contexte inquiétant de multiplication des agressions contre les librairies en France, suscite une vive inquiétude parmi les acteurs du monde du livre. Car cette librairie et ses débats dérangent particulièrement l’extrême droite.

Dans un communiqué, l’équipe de Transit alerte : « Ce phénomène national doit interpeller tous les acteurs de la chaîne du livre : libraires, éditeurs, auteurs, mais aussi les responsables associatifs et les élus. Nous sommes toutes et tous menacés. »

Malgré ces intimidations, la librairie affirme sa détermination à poursuivre sa mission culturelle et militante. « Notre librairie associative ne se laissera pas intimider et continuera à défendre sa ligne éditoriale en présentant les ouvrages et les auteurs qui lui semblent nécessaires », assure le communiqué.

Librairie de référence pour les publics engagés et curieux, Transit incarne depuis sa création un espace de réflexion et de liberté d’expression, résistant aux pressions idéologiques. Cette nouvelle attaque relance le débat sur la sécurité des lieux culturels et la nécessité de protéger la pluralité intellectuelle en France.

Djamal Guettala 

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