Évoquant à juste raison l’histoire de la guerre civile algérienne (1990-2002), ses crimes toujours impunis contre des civils abandonnés à leur sort et le révisionnisme historique érigé en « vérité alternative » et « réconciliatrice » d’État, Houris, le nouveau roman de Kamel Daoud, n’a malheureusement pas su éviter l’écueil de l’essentialisme et du culturalisme.
Plutôt que de traiter cette fiction avec la complexité requise, l’œuvre transpose en littérature la logique simpliste des « guerres culturelles » que l’écrivain cultive à outrance dans ses éditoriaux du Point : pour lui, la genèse du phénomène intégriste et terroriste réside exclusivement dans le Coran et la tradition islamique, en négligeant les décennies de despotisme militaire, de politiques antisociales et d’instrumentalisation intentionnelle du religieux dans le dessein d’anéantir les gauches et les idées d’émancipation sociale et citoyenne en Algérie et dans l’entièreté de l’espace arabe.
Comment peut-on parler de la guerre civile algérienne (1990-2002) en littérature sans tomber dans l’écueil de l’essentialisme et du culturalisme, sans la retranscrire avec l’encre vénéneuse des « guerres culturelles » si chères aux réactionnaires de France, d’Algérie et d’ailleurs ?
C’est la question que l’auteur de ces lignes s’est posée en tournant les dernières pages de Houris, le nouveau roman de Kamel Daoud, malheureusement rédigé dans la même veine réactionnaire que ses éditos du Point – dont l’alignement aveugle sur les thèses conservatrices et néolibérales de l’actuel régime « jupitérien » participe de cette non-pensée réactionnaire que la presse et les médias Bolloré propagent depuis plusieurs années.
Prétendant écrire l’histoire d’une guerre prétendument oubliée de tous, une guerre dont aucun Algérien et Algérienne ne pourrait soi-disant parler, ce roman de plus de quatre cents pages ignore toute la bibliothèque romanesque de langue arabe, mais aussi de langue française et amazigh, consacrée à ce sujet en Algérie.
Il passe sous silence le rôle central du despotisme militaro-pétrolier et du désengagement social et culturel de l’État algérien dans l’émergence de l’intégrisme religieux, des groupes islamistes et de leurs pratiques terroristes[1].
Idéalement, la littérature est le terrain de la complexité, de la multiplicité des voix et des visions. Et ce d’autant plus que l’histoire de la guerre civile algérienne est gravement méconnue en raison de l’impossibilité d’accéder aux archives de l’État et de l’armée, de la difficile libération de la parole des témoins et des obstacles placés contre tout retour public sur cette période par « La charte pour la paix et la réconciliation nationale » de 2005.
Il eut donc été salutaire que le romancier dépeigne au lecteur la naissance de l’intégrisme religieux et de la mécanique terroriste par-delà les platitudes d’un culturalisme se contentant d’invoquer sans fin les « essences » anhistoriques du « Bien » et du « Mal », de la « civilisation » et de la « barbarie ».
La présence de personnages représentant les membres du FLN ayant rejoint les maquis du Front islamique du salut (FIS) aurait donné de l’épaisseur et de la crédibilité historique à un roman dont l’objectif serait de « briser le tabou de la guerre civile algérienne »[2]. Le continuum de la violence politique héritée des guerres fratricides de la lutte de libération nationale aurait été efficacement incarné aux yeux du lecteur[3].
Dans Houris, regrettablement, le récit et ses prétendues démonstrations s’enlisent dans un conformisme douceâtre rappelant la piètre adaptation théâtrale des éditos de Kamel Daoud, Un homme qui boit rêve toujours d’un autre qui écoute, par Denise Chalem en mars 2024. N’en sort qu’un roman au style aussi grandiloquent, scolaire, ampoulé que celui de Yasmina Khadra, qui tente de démontrer, de manière lourdement répétitive que les musulmans égorgent d’autres musulmans en raison du fait qu’ils abattent des moutons chaque année durant les festivités de l’Aïd el-Kébir.
Le « sourire » et la canule
Fajr, qui s’appelle aussi Auber dans sa « langue intérieure » – le français, parle inlassablement. Un monologue ininterrompu. Une voix muette, un corps sculpté par la guerre. Un « véritable livre » d’histoire, lui répétait sa mère Khadija sur les lits d’hôpitaux, ouvert sur un monde indifférent. Une canule et une cicatrice, comme un horrible « sourire ». D’une voix étouffée, raconte à Houri, le fœtus qu’elle veut avorter, son histoire, celle de son pays, la violence ravageuse d’une guerre fratricide et la quête qui l’inspire : la justice.
Après l’égorgement raté de la nuit du 31 décembre 1999, au village de Had Chekala situé au nord-ouest algérien, Fajr, âgée seulement de cinq ans au moment des faits, renaît une seconde fois dans l’ambulance qui la menait vers l’hôpital d’Oran, le 1er janvier 2000. Depuis cette nuit-là, elle nourrit l’idée du retour. La nuit d’un grand massacre : 1 001 personnes trucidées dans le village de Had Chekala et ses alentours. La fin d’un monde.
Dans son salon de coiffure situé en banlieue oranaise, Aube refait le monde de ses révoltes quotidiennes, tente de réparer une injustice innommable, exacerbée par la promulgation de la charte du 29 septembre 2005, « le jour de la réconciliation des meurtriers avec les meurtrier ». Privée de ses cordes vocales, armée de sa canule, elle explique son livre d’histoire à sa petite Houri en deux langues. Une langue « comme la nuit », l’arabe ; une autre, « comme un croissant », le français.
L’arabe est donc sa langue extérieure, le français sa langue intérieure, cette « belle langue retentissante et muette », « celle avec laquelle » elle se « raconte des histoires depuis des années », celle dont elle use quand elle s’adresse dans sa tête à ses « ennemis, voisins, imams, à Dieu qui » lui a « volé des choses précieuses ».
Pour elle comme pour Kamel Daoud, le français est la « langue du rêve, des secrets, la langue de ce qui ne possède pas de langue ». Pour Fajr, l’arabe ne semble pouvoir exprimer que le fanatisme et le terrorisme des « égorgeurs »… Une curieuse et drôle conception des langues qui n’est pas sans lien avec le discours de l’auteur opposant implicitement, à la manière des national-conservateurs et des intégristes religieux algériens, la langue française (celle de la « civilisation » à la langue arabe (celle de la « barbarie »).
Portant sur son corps le « récit de ce qu’on ne doit pas oublier, un alphabet que seuls les ignorants ignorent », Aube retourne sur les lieux de l’atroce pour rappeler aux gens du village une histoire qui serait oubliée de tous.
Le retour
Aïssa Guerdi. Un drôle d’historien public ! C’est avec cet homme que Fajr partagera son voyage vers la terre d’enfance, au village du crime inachevé.
Dans les cafés, il se plaint de prêcher ses histoires à des sourds. Fils d’un libraire et éditeur révolutionnaire, sa foi en la mission du livre et de l’écrit est inébranlable. Il semble défier à la fois l’oubli d’une guerre qui serait massif, mais aussi les autorités qui entretiennent le voile de l’amnésie.
Devant le colonel qui lui dit : « Vois-tu, mon petit libraire, nous servons la paix et ce que tu racontes dans le café de ton quartier n’aide pas la paix que veut notre président de la République. Ce que tu dis, ça enflamme les esprits, ça leur donne des envies de vengeance, et puis ce n’est pas toujours vrai. Quelles preuves as-tu de ce que tu avances ? Hein ? Rien », Aïssa ne recule pas. Il continue de raconter la guerre, son histoire et sa mémoire. Il semble croire aux faits.
Arrivée au village, personne ne se souvient de Fajr et de sa famille, les Adjama. Rien de ce qu’elle voit ne semble évoquer ou rappeler l’histoire. En route vers le lieu de l’égorgement raté, elle rencontre Hamra, près du café Merhaba, une ancienne « terroriste », une « irhabiyya» qui lui raconte l’histoire de son enlèvement, le soir de son mariage, et de sa réduction en esclavage domestique et sexuel dans les casemates des « Émirs » des maquis. Elles étaient nombreuses, les femmes au destin semblable à celui de Hamra, marquées de l’indélébile stigmate de « terrorisme ».
Fajr avançait sur une terre qui semblait être sourde, amnésique. En s’aventurant vers un hangar situé non loin de sa maison natale, un berger, le frère de l’imam intégriste du village, versé dans le trafic de viande la kidnappe, l’enferme et la ligote dans le hangar désert, sans toiture ni couverture. Il voulait en finir avec elle, l’égorger une nouvelle fois. Sa vie défile devant elle, dans une peur glaçante.
Soudain, Aube entend une voix lui dire : « Je t’ai retrouvée, ma sœur ». C’était Aïssa. Il est arrivé avec du renfort, des villageois, pour la libérer de ce hangar, cet abattoir clandestin. Il l’étreint et la rassure : « Les gendarmes vont arriver, ils les ont arrêtés, lui et son frère, l’imam. Ils vendaient de la viande d’âne », explique un villageois à un voisin. Et Aïssa de la soulever et de lui chuchoter : « Tu es un signe ! ».
Un an plus tard, Fajr est mère d’un bébé, la petite Kalthoum. C’est l’été, elle « porte une robe d’été blanche avec des tulipes » et savoure le temps en compagnie de Khadija, « heureuse d’être grand-mère », et Aïssa Guerdi. « La mer est partout, surtout si l’on ferme les yeux ». Elle a retrouvé sa voix, après le voyage périlleux à Had Chekalla. Sa « voix est là, affamée, heureuse, mouillée de salive ».
Pourquoi le retour, qu’est-ce qu’elle a trouvé au village ? Pourquoi un barbu hirsute voulait l’égorger une seconde fois ? Pourquoi une telle fin semblant heureuse ? Le roman n’éclaire rien de cette quête de justice, et noie le récit dans l’obscurité d’un propos qui se voulait clair, celui de « briser le tabou de la guerre civile algérienne ».
Les impasses de l’orientalisme à rebours
« La guerre ! Oui, la guerre ! Ce n’était pas celle contre les Français, mais celle de tous contre tous ». Cette formule est un leitmotiv aussi lassant dans Houris que dans les éditos de Kamel Daoud, est éminemment confusionniste, voire paradoxale.
Ce mantra occulte plus d’un siècle de colonisation inhumaine en Algérie et inverse, par conséquent, les thèses révisionnistes du régime algérien : si, en France, l’hypermnésie cultivée au sujet de la guerre civile algérienne sert un certain agenda politique obsédé par la traque des « ennemis de l’intérieure » – les Français musulmans pour ne pas les nommer –, alors, l’amnésie totale sur l’atrocité de la colonisation devient utile, vitale même et indiscutablement justifiée. Comme si établir une distinction claire entre les faitset leur instrumentalisationà des fins répressives et antidémocratiques était impossible.
Au lieu de repolitiser une histoire algérienne confisquée, Kamel Daoud signe avec Houris une nouvelle Contre-enquête, un récit aux antipodes des idées défendues dans un livre qu’il ne cite plus dans sa bibliographie : Ô Pharaon (Dar El Gharb, 2005). En deux décennies, on est passé de « Seuls le régime et les militaires tuent » à « Seuls les islamistes tuent », sous prétexte que la violence qui serait inhérente à leur ADN islamique et arabe. La « vérité romanesque » que Kamel Daoud essaye de défendre dans Houris s’avère donc un cuisant échec de l’explication.
Si l’on sait depuis Claude Lefort qu’une société devient autoritaire et totalitaire lorsqu’elle refuse d’assumer, de tolérer le conflit en politique et le criminalise, Houris est un roman qui n’apporte aucune réflexion littéraire de l’autoritarisme d’un parti unique, qui a fait de la conflictualité politique un sacrilège. Le terrorisme des intégristes religieux découle de cette mise hors-la-loi du pluralisme, et certainement pas de ce qu’on appelle Dieu et les Livres sacrés que les êtres humains lui attribuent.
Tandis que nombre d’écrivains arabes continuent de louer des régimes despotiques comme ceux de l’Algérie, du Maroc et de l’Égypte, Kamel Daoud, en cultivant avec zèle un essentialisme qui rappelle un certain orientalisme à rebours – un phénomène que le philosophe syrien Sadik Jalal al-‘Azm avait critiqué dans son célèbre article de 1981, « Orientalism and Orientalism in Reverse »[4] – endosse le rôle des « scélérats subalternes » (dixit Diderot dans Le Paradoxe sur le comédien), en écrivant un roman conforme aux présupposés du « choc des civilisations » chers aux droites dures et extrêmes françaises et occidentales.
Pour mieux comprendre la genèse et la cristallisation de l’intégrisme religieux en Algérie et ailleurs, il serait bien plus profitable, tant littérairement que politiquement, de se décentrer du terrain franco-algérien et de lire des œuvres arabes antitotalitaires, comme La Coquille (Actes Sud, 2007) de Moustafa Khalifé – ce classique syrien de la littérature carcérale, ou Walîma Li A‘châb al-Bahr (Damas,1983)de l’intellectuel communiste Haidar Haidar,
Faris Lounis
Journaliste
Source : https://www.carep-paris.org/recherche/varia/houris-de-kamel-daoud/
Le CAREP, le 18 septembre 2024.
Kamel Daoud, Houris, Paris, Gallimard, 2024, 413 pages. 19,99 euros
[1] Comme les autres traditions dites monothéistes, la tradition islamique comporte indéniablement des textes violents et intolérants. Des livres comme Pour une lecture profane des conflits. Sur le « retour du religieux » dans les conflits contemporains du Moyen-Orient (La Découverte, 2012), de l’historien et économiste Georges Corm, ou Carbon Democraty. Le pouvoir à l’ère du pétrole, du politiste et anthropologue Timothy Mitchell (La Découverte, 2013), proposent des analyses rigoureuses et savamment documentées des investissements massifs de certaines pétro-monarchies du golfe Persique et de leur grand allié étasunien dans la fabrication d’un islam hégémonique, rigoriste et intégriste.
[2] François-Guillaume Lorrain, « ‘‘Houris’’, le nouveau roman de Kamel Daoud déjà primé », Le Point, 28/08/2024.
[3] Voir à ce sujet le livre de Myriam Aït-Aoudia, L’expérience démocratique en Algérie (1988-1992). Apprentissages politiques et changement de régime, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
[4] Voir la traduction française de cet article dans Sadik Jalal Al-‘Azm, Ces interdits qui nous hantent. Islam, censure, orientalisme, « Orientalisme et orientalisme à l’envers », traduit par Jalel El Gharbi et Jean-Pierre Dahdah, Marseille, éd. Parenthèses/MMSH/IFPO, 2008, p. 151-176.