Peut-on porter une critique envers un intellectuel ? Assurément oui parce que sa fonction est de nourrir le débat.
Peut-on porter une critique envers un défunt qui avait voulu apporter son éclairage sur l’histoire ? Le contraire équivaudrait à vouloir brûler les bibliothèques et les archives, en livres ou en fichiers numériques.
Ce n’est pas pour autant qu’il est permis de porter atteinte à sa mémoire. Mohammed Arkoun n’est remis en cause ni pour sa probité, ni pour la liberté de ses idées et certainement pas pour sa compétence sur un sujet qu’il semble maîtriser. Sur ce dernier point je laisse cependant les historiens qui traitent du même sujet à l’approuver ou le contester.
À l’inverse, ni son courage ni ses démêlés avec les islamistes radicaux algériens ne peuvent en aucun cas être une considération pour la validation d’une thèse d’un historien islamologue.
Mohammed Arkoun était aussi présent sur les médias français (et probablement internationaux) qu’un BHL. Il était la caution intellectuelle de ceux qui voulaient affirmer leur combat contre l’islamisme. C’était tout à fait à son honneur sauf que Mohammed Arkoun s’était placé au-delà du statut d’intellectuel pour intégrer une dimension politique.
C’est en faisant cela qu’il légitime ma prise de position critique. Je vais essayer de la développer avec le recul du temps autant que me permet le format d’un article de presse qui exige la concision.
Une démarche intellectuelle
Universitaire au parcours brillant, Mohammed Arkoun est considéré comme une grande figure de la pensée philosophique et anthropologique du fait religieux. Islamologue, l’ensemble de ses écrits ont un objectif de proposer une nouvelle lecture des textes de l’islam à partir des évolutions des sciences sociales et de la philosophie.
Nous pouvons le comprendre partiellement par ce que dit Mohammed Arkoun lui-même. Né en Kabylie, il grandit dans la période coloniale et dans l’ignorance de la langue arabe.
Il constatera que les siens vivent un Islam très marqué par les croyances berbères locales. A cela se rajoutent deux autres points constitutifs de ses positions futures, soit l’approche de la religion par le mouvement nationaliste algérien et son trouble linguistique personnel lorsqu’il avait été confronté aux deux autres langues que sont le français et l’arabe.
Moqué par les uns, notamment dans son vécu passager à Oran, il est instruit dans une langue française dont il constate également la distance linguistique et culturelle avec ses origines natales.
Par ce très rapide résumé, nous pouvons comprendre les racines de sa pensée. Mohammed Arkoun se sera entièrement consacré à sa volonté de promouvoir une autre approche de la lecture des textes religieux très imprégnée par une pensée médiévale.
Tout cela est extrêmement louable mais Mohammed Arkoun crée lui-même l’ambiguïté lorsqu’il se positionne dans le drame algérien de la décennie noire. La confusion entre l’intellectuel islamologue et le discours politique est manifeste.
La pensée de Mohammed Arkoun
Nous l’avons dit en partie, toute son œuvre consistera à démontrer la fausse approche de l’Islam par ignorance de ses préceptes ou par détournement de son sens.
« Je m’efforce depuis des années, à partir de l’exemple si décrié, si mal compris et si mal interprété de l’islam, d’ouvrir les voies d’une pensée fondée sur le comparatisme pour dépasser tous les systèmes de production du sens – qu’ils soient religieux ou laïcs – qui tentent d’ériger le local, l’historique contingent, l’expérience particulière en universel, en transcendantal, en sacré irréductible. Cela implique une égale distance critique à l’égard de toutes les «valeurs» héritées dans toutes les traditions de pensée jusques et y compris la raison des Lumières, l’expérience laïque déviée vers le laïcisme militant et partisan. » Ouvertures sur l’islam. Paris 1989. 2e édition revue et augmentée. Paris 1992. p. 199-200.
Dans son livre Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours
Mohammed Arkoun rappelle que « L’image fortement négative des musulmans se concentrait autour du personnage du Prophète – dont le nom est écrit sous diverses orthographes, manifestant à la fois ignorance et mépris pour le personnage. Quand ils n’en faisaient pas purement et simplement un démon, les Français appliquaient au fondateur de l’islam les modèles d’homme mauvais, méchant, pervers que la Bible et le christianisme avaient élaborés : faux prophète, hérésiarque, idole, Antéchrist. On connaît au moins un dessin-caricature médiéval de Mahomet. Cette concentration sur le personnage de Mahomet de l’image négative de la civilisation musulmane joue un rôle important jusqu’à aujourd’hui ».
Et de rappeler l’occultation de la réalité du passé comme dans son livre La pensée arabe, « Il convient de rappeler que, pendant la période classique, une pensée juive et une pensée chrétienne d’expression arabe se sont également épanouies. L’une et l’autre ont utilisé les mêmes instruments intellectuels que la pensée arabo-islamique, pour élaborer, notamment, une théologie ».
Dans le même livre, il décrit les deux visages de l’Islam, « le fait coranique est un événement linguistique, culturel et religieux qui partage le domaine arabe en deux versants : le versant de « la pensée sauvage » au sens défini par CL. Lévi-Strauss et celui de la pensée savante ».
Comme nous l’avions précisé au départ, la pensée de Mohammed Arkoun est celle du regard du « fait historique ». Autrement dit qu’il faut dépasser les fausses idées et les passions pour en revenir à la réalité historique des faits.
Et c’est justement cette réalité des fait que je conteste, j’y reviendrai.
Réformer la parole divine ?
L’intellectuel oublie-t-il que l’Islam est un message divin et que son interprétation ne peut contredire les fondements du livre sacré ? Je ne le comprendrais pas moi-même. Ou ce texte sacré est remis en cause et en cela la parole divine est contestée ou il n’est que détournement par les islamistes.
L’universitaire « intellectualise » l’Islam par de très nombreux ouvrages mais jamais il ne remet en cause le dogme et la dangerosité de sa croyance.
En fin de compte, pour Mohammed Arkoun, il faut étudier l’Islam, le disséquer et le mettre en relation avec les époques en lui redonnant la virginité de sa lumière. Mohammed Arkoun est un défenseur de l’enseignement du « fait historique » qui doit se substituer au sentiment non éclairé par l’histoire.
Ce que nous propose Mohammed Arkoun est un débat qui aurait existé au sein des penseurs et intellectuels de l’Islam depuis de nombreux siècles. Pourtant pendant de nombreux siècles jusqu’à nos jours la tentative de modifier le regard sur les prescriptions des textes sacrés a échoué.
Pourquoi ? Pour la raison évidente que si on met en doute la parole divine alors l’Islam remet en question le fondement de son existence et même celui du concept de religion monothéiste.
Comment Mohammed Arkoun veut-il réformer cette parole divine ? Dans les écrits la parole divine est sans cesse annoncée par « Dieu a dit : ». C’est la justification première du sacré d’un livre qui serait tombé du ciel pour une parole « révélée ».
Prenons juste un exemple, celui de la Sourate 24, verset 2, La femme et l’homme adultères : fouettez chacun d’entre eux de cent coups de fouet. N’usez d’aucune bienveillance envers eux dans la religion de Dieu, si vous croyez en Dieu et au Jour Dernier. Qu’un groupe de croyants témoigne de leur châtiment.
Et cela pendant des pages et des pages. Le fouet, la mort, l’emprisonnement, rien n’est épargné. Il est impossible de réformer la parole sacrée d’autant que dans l’Islam, le spirituel est imbriqué avec le séculaire.
Il souhaiterait peut-être porter la sanction de cette malheureuse femme adultère à vingt coups de fouets et l’envoyer en rééducation morale au Club Med ?
Mohammed Arkoun n’ose jamais affirmer cette évidence. Lui qui pourtant prône « le fait historique ». Veut-il mettre en doute la réalité du message divin ? Alors pourquoi ne l’a-t-il pas fait sans tourner autour du pot en liant l’Islam à la grande civilisation arabo-musulmane, selon lui.
Le passé n’est pas la caution du présent
Imaginons une société embourbée dans une terrible violence, presque en guerre religieuse civile. Imaginons alors un intellectuel qui viendrait exposer un cours d’histoire pour justifier la position de l’une des parties ou se voulant apporter un apaisement entre les deux parties.
Non seulement le moment serait décalé mais surtout il serait condamné à un double échec. Le premier est que le discours de Mohammed Arkoun n’avait aucune chance de convaincre mais le risque de mettre en rage, plus qu’ils ne l’étaient déjà, ceux qui sont dans l’irrationnel le plus profond. Il rajoute à ce qui était fortement inflammable.
Le second échec est que la science de l’Islamologie, au fondement historique, ne convainc les victimes de l’islamisme que par son opposition à ce mouvement doctrinaire. Les thèses historiques n’ont alors aucune chance d’être validées par l’approche scientifique et universitaire. Et c’est bien là le problème, en s’introduisant dans le débat politique, sa pensée est perdante des deux côtés, le politique et le philosophique.
Il essaiera d’expliquer pendant de longues années que l’Islam n’est pas la forme déviante qu’en ont fait les sociétés musulmanes contemporaines mais un message qui a permis de construire une grande civilisation par le passé.
En cela Mohammed Arkoun veut démontrer que beaucoup d’intellectuels, de juristes et autres penseurs du monde arabo-musulman avait tenté des voies de réécriture et d’interprétation des textes sacrés. Pour lui, ce qui a été possible par le passé ne peut être ignoré dans le présent.
C’est la grande erreur de Mohammed Arkoun car il fait du passé arabo-musulman une caution de progrès pour la période contemporaine. Il veut corriger la mauvaise interprétation de l’Islam par la démonstration qu’il avait permis de construire une grande civilisation. Comment parvient-il à diffuser une idée qui me semble personnellement équivalente à l’existence des martiens.
Ce n’est pas l’Islam qui est en cause ?
Pour exposer sa thèse d’une relecture des écrits saints, Mohammed Arkoun a trouvé un biais qui m’exaspère au plus haut point car c’est le même argument de tous les peuples qui ne reconnaissent pas la violence des pouvoirs autoritaires et des dogmes sacrés.
Ils trouvent toujours l’excuse si connue et rabâchée « ce n’est pas l’Islam qui prône la violence mais ceux qui l’ont dévié pour leur propre pouvoir ou par inculture ». Autrement dit on ne s’affronte pas directement au tyran, par crainte ou adhésion illuminée, mais en accusant son entourage de ne pas l’avoir compris.
Mohammed Arkoun ne remet jamais en cause les fondements du texte sacré. Il tourne autour sans jamais l’affronter. Les fautifs sont les Khalifats, les mauvais prêcheurs et tous ceux qui en ont trouvé excuse dans son message pour leur pouvoir au nom de la religion. Ils n’auraient aucun intérêt à interpréter les prescriptions religieuses à la lecture du moment contemporain car ils savent que le nouvel éclairage les menacerait.
Je veux bien croire qu’un intellectuel de la dimension de Mohammed Arkoun essaie de m’instruire sur le véritable message civilisationnel de l’Islam. Mais j’ai le dos glacé de dire que ce sont les islamistes qui ont bien lu et interprété le même texte sacré, autant que moi.
Nous l’avons déjà dit, il ne se passe pas plus de deux pages dans le livre saint sans qu’une femme ou un homme ne soit accusé et promis au fouet, lorsque la sentence est clémente. Toutes les prescriptions sont inouïes de violences et de ténèbres en toutes choses.
En adoptant cette posture, il place les sociétés arabo-musulmanes dans le rôle de victimes des islamistes. Jamais il n’admet que l’Islam est en lui-même le terreau de la violence dans ces sociétés.
Thèse universitaire ou fascination de l’objet d’étude ?
L’intellectuel Mohammed Arkoun a épuisé sa vie en publiant des livres sur l’Islam, ce qui est la normalité d’un islamologue. Un échantillon : Quand l’islam s’éveillera, Lectures du coran, La pensée arabe, La question éthique et juridique dans la pensée islamique, Abc de l’islam, Humanisme et Islam et la cerise sur le gâteau, La construction humaine de l’Islam.
Sa présentation de l’Islam est celle des mille et une nuits par le fantasme Hollywoodien. Je ne remets nullement la réalité d’une civilisation qui a prouvé à une certaine époque, parfois, son apport à l’art et les techniques mais en faire un résultat de la doctrine de l’Islam mon esprit ne peut le concevoir. Quant à avoir participé à la création de l’humanisme, je ne sais plus quoi dire à Mohammed Arkoun.
À la recherche d’un sang bleu ?
Je fais partie de la génération qui a connu l’invasion de l’islamisme. Jusque-là, nous avions connu de la religion que la croyance intime et pacifique de nos grands-parents. Parfois, il faut le reconnaitre, celle de certains illuminés mais qui n’arrivaient cependant pas encore à diffuser leurs idées.
Deux raisons ont concouru à l’islamisation massive de l’Algérie. La première est celle de la dictature militaire qui préférait voir les Algériens dans les mosquées plutôt que dans la politique. L’un de ses moteurs résidait dans le nationalisme qui voulait remettre le pays sur le chemin de ses racines supposées. Il en tirait avantage puisque c’est lui qui entraînerait le peuple vers la pureté nationale.
Et puis, ce que beaucoup ont oublié, l’immense responsabilité d’une partie de la bourgeoisie et des intellectuels francophones algériens de l’époque.
Le départ des anciens colonisateurs a donné l’opportunité à certains de créer à leur tour une caste nobiliaire au sang bleu. Alors ils ont été puiser cette origine dans l’histoire arabo-musulmane. Pas une bibliothèque dans le salon de ces personnes qui ne présentait ostentatoirement un Coran relié en fil d’or.
On peut d’ailleurs dire que ce comportement était aussi le fait d’un certain nombre d’intellectuels avant l’indépendance. C’était pour eux l’argument pour convaincre de l’existence d’une culture nationale face à celle du colonisateur. Personne ne peut contester sa légitimité mais il en est resté quelque chose de l’argument de l’Islam comme enracinement du pays.
Les babouches sont réapparues dans les foyers ainsi que des meubles qui avaient l’apparence de ceux des grandes époques arabo-musulmanes. Ils se sont même mis à aller à la mosquée, eux qui hier encore s’écroulaient de rire en voyant le spectacle des fidèles en burnous sur le chemin de la prière.
Cette partie de l’article ne fait aucunement le rapport avec l’histoire personnelle de Mohammed Arkoun. Je décris seulement l’influence d’une certaine bourgeoisie et d’intellectuels qui sont autant responsables.
Mais si je ne le dis pas, je fais un gros effort pour que ma pensée ne soit pas entendue. Mohammed Arkoun est intervenu dans un moment explosif, fallait-il qu’il en rajoute par sa fascination de l’Islam comme fait historique ?
Islamologue distancié ou fascination de l’Islam ? Chacun proposera sa réponse.
Sid Lakhdar Boumediene