20 avril 2024
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Sociologie sans sociologues

Ahmed Rouadjia

Sociologie sans sociologues

Pr Ahmed Rouadjia, université de M’sila.

Le titre de cet article en dit long sur « la crise » dont souffrent la sociologie et le sociologue en Algérie. Il entend démontrer avec des exemples concrets à l’appui qu’il existe bel et bien des instituts et des chairs de sociologie dans les universités algériennes, chairs aux titre plus grandiloquents que grandioses, mais peu ou point de sociologues de terrain dignes de ce nom. Au lieu d’être le dénicheur des objets sociologiques à traiter, et le briseur des tabous et des interdits repérés, notre sociologue s’autocensure au nom du respect de la tradition et de la pudeur, mais aussi de peur de nommer des choses qui sonnent désagréablement à l’oreille du Prince ou à celle de la Police de la Pensée. Qui plus est le sociologue formé par l’université algérienne est un homme qui prise plus les grandes théories, abstraites et désincarnées, que la pratique du terrain. Le sens de l’observation pratique et l’esprit critique sont répudiés au profit de la récitation et de la lecture souvent superficielle des classiques de la sociologie. Notre sociologue, enfin, éprouve une répugnance envers tout ce qui a trait à la pratique et à l’immersion dans le milieu ambiant… elle est, en substance, le message que cette étude entend faire passer…

Comment se présente la sociologie, en tant que science sociale et humaine, et la manière dont celle-ci est vécue et pratiquée en Algérie par les chercheurs ? Cette question est d’autant plus cruciale qu’elle renvoie à la question, non moins cruciale, de l’acquisition de la connaissance et des savoirs utiles pour notre société déjà complexe et qui se complexifie au fur et à mesure de l’évolution démographique, économique, sociale et politique. Contrairement à l’histoire, qui s’inscrit dans la durée et dont l’objet est de restituer de manière rétrospective le passé culturel d’une société, la sociologie, elle, s’inscrit dans le présent et l’actuel et se donne pour objet d’étudier les comportements et les actes des différentes strates sociales, leurs attentes, besoins, pratiques culturelles et économiques, ainsi que leurs représentations du monde du réel. Dans cet article, je me propose d’indiquer, dans un premier temps, une définition de la sociologie, qui semble faire un large consensus parmi les sociologues, et dans un second temps, de montrer les facteurs qui, en Algérie, frappent de répétition et d’involution cette discipline qui, en d’autres lieux, enregistre sans cesse des progrès formidables en matière de production et du renouvellement du savoir sur la société.

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Définition de l’objet sociologique

Comment définir ce concept abstrait et général de l’objet sociologique ? Il en est diverses définitions, et celle par laquelle je vais commencer, je l’emprunte à Emile Durkheim, l’un des premiers fondateurs de la sociologie moderne. La définition qu’il en donne se condense en effet dans cette phrase lapidaire : « Les phénomènes sociaux sont des choses et doivent être traités comme des choses. » Autrement dit, sont des « choses » tous les sujets et les objets, y compris les valeurs morales, religieuses, culturelles et économiques, les règles coutumières et juridiques, les représentations éthiques, les conduites sociales et économiques, etc., qui se rattachent à la société et qui forment le socle sur lequel elle repose. Pour démontrer cette proposition, ajoute Durkheim, il n’est pas nécessaire de philosopher sur leur nature, de discuter les analogies qu’ils présentent avec les phénomènes des règnes inférieurs. Il suffit de constater qu’ils sont l’unique datum offert au sociologue. Est chose, en effet, tout ce qui est donné, tout ce qui s’offre ou, plutôt, s’impose à l’observation. Traiter des phénomènes comme des choses, c’est les traiter en qualité de data qui constituent le point de départ de la science. Les phénomènes sociaux présentent incontestablement ce caractère. Ce qui nous est donné, ce n’est pas l’idée que les hommes se font de la valeur, car elle est inaccessible : ce sont les valeurs qui s’échangent réellement au cours des relations économiques. (Durkheim, 1988 : 120) Partant de cette définition établie dans Les règles de la méthode sociologique parues en 1894 dans les tomes 37 et 38 de la Revue philosophique, fondée en 1876 par le psychologue Ribot, il est dès lors possible de traiter les objets sociaux pris dans leur diversité comme des « choses » susceptibles d’être soumises à l’observation et à l’analyse critique. Le mot « choses » au pluriel, tel qu’il est employé par Durkheim, s’entend comme l’ensemble des phénomènes intrinsèquement liés aux valeurs, aux actes, aux besoins, aux attentes et aux représentations qui déterminent les comportements des membres individuels et collectifs de la société. Dotée d’un sens général, embrassant une foule d’objets, de sujets et d’actes déterminés, cette définition durkheimienne du concept de sociologie est si extensible qu’elle peut s’appliquer à toutes formes phénoménales de la vie sociale.

De son côté, le sociologue allemand, Max Weber (1864-1920) donne une définition de la sociologie fondée sur la méthode « compréhensive » et interprétative, et qui ne diffère, quant au fond, de celle de Durkheim que sur des points de détails. Weber donc définit la sociologie comme une science qui se propose de comprendre par interprétation […] l’activité sociale et par là d’expliquer causalement […] son déroulement et ses effets. Nous entendons par « activité » [Handeln] un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance), quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par activité «sociale», l’activité qui, d’après son sens visé […] par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement. (Weber, 1995 : 28) A cette définition, Weber en ajoute une autre par laquelle il assigne, d’une part, à la sociologie des objectifs méthodologiques qu’elle devrait atteindre et à montrer, d’autre part, en quoi cette discipline alors toute nouvelle se distingue de l’histoire : La sociologie […], écrit-il, élabore des concepts de ‘type’ et elle est en quête de règles ‘générales’ du devenir. Elle s’oppose à l’histoire qui a pour objet l’analyse et l’imputation causale d’actes, de structures et de personnalités ‘individuelles’, ‘culturellement’ importants. L’élaboration de concepts propres à la sociologie prend ses ‘matériaux’ […] dans les réalités de l’activité qui sont également importantes pour les points de vue de l’histoire. Elle élabore ses concepts et en recherche les règles avant tout également du point de vue de la possibilité de rendre service à l’imputation causale historique des phénomènes importants pour la culture. (Op.cit., 48-49) Le rappel de ces définitions (1) est nécessaire, car il permet de situer le débat qui nous préoccupe, en l’occurrence, celui de la sociologie ; débat qui, en Algérie, fait non seulement cruellement défaut entre les spécialistes de cette discipline dont l’utilité et la fonction opératoire ne font pas l’ombre de doute, mais qui n’intéresse en vérité qu’un nombre très limité de sociologues nationaux, consciencieux et désintéressés, et dont les travaux et les publications demeurent confinés le plus souvent dans la confidentialité, faute de relais institutionnels, éditoriaux et médiatiques. La sociologie et les sociologues ne sont pas les mieux prisés en Algérie aussi bien du côté institutionnel et politique, que du côté de l’opinion publique, parce que ces sciences dites « molles » sont considérées comme n’étant pas porteuses de « plus-value », comme le sont les sciences « dures», telles la physique, la biologie, les mathématiques, la médecine, la pharmacie …

2. Sociologie et pratique sociologique en Algérie

Compte tenu de cette dévalorisation des sciences sociales et humaines dans notre pays, la sociologie demeure cantonnée dans la seule sphère universitaire où elle se fait discours abstrait et répétition fastidieuse des grandes théories détachées de leur contexte. Si, à l’université, l’on connaît les pères fondateurs de la sociologie moderne, cette connaissance reste cependant très théorique, et souvent superficielle. Ibn Khaldûn, par exemple, qui n’est pas étranger à la culture locale, et dont l’œuvre est considérée, notamment en Occident, comme relevant à la fois de l’histoire, de la sociologie et de l’anthropologie, n’est que rarement sollicité et ne fait l’objet que de rares allusions de la part des enseignants « sociologues » des différents départements de sociologie au sein des universités. A l’ignorance théorique des œuvres fondatrices de la sociologie moderne, s’ajoute, chez les sociologues en titre, une méconnaissance totale de l’épistémologie et de la fonction impartie à la sociologie au sens que nous venons de définir ci-dessus. De là s’expliquent, en effet, les raisons pour lesquelles on constate une forte démotivation chez les sociologues envers les enquêtes de terrain en même temps qu’un mépris à peine dissimulé envers certains objets de recherche considérés, soit comme dépourvus de « noblesse », soit comme sujet tabous (drogues, sexualité, suicide, violence, inceste, etc.). Les mémoires et les thèses produits en Algérie abordent rarement ces sujets, et seuls quelques quotidiens nationaux osent braver ces tabous en révélant des pratiques inimaginables et qui heurtent profondément par leur gravité la conscience d’un pays dont la population se croit prémunie contre ces « fléaux » par la religion et la morale musulmanes. Pour la population algérienne fortement imprégnée de religiosité, ces manifestations phénoménales sont étrangères à « l’islam », pratiques que cette religion réprouve et condamne sans appel ; elles ne peuvent donc être de ce fait imputables qu’aux influences pernicieuses de l’extérieur, et notamment à l’Occident «décadent» et « perverti ». L’évitement de ces sujets « chauds » par les sociologues locaux s’explique donc, pour partie, par l’appréhension qu’ils ressentent d’être accusés de révéler au monde extérieur « nos tares », et pour partie, par le désintérêt qu’ils éprouvent à aborder des sujets qu’ils jugent dépourvus d’intérêt « académique ». Par académique, ils entendent surtout les discours théoriques de portée « universelle » rattachés aux grands noms avec lesquels ils se délectent sans pour autant saisir le sens et la visée déployés dans leurs œuvres.

3. Le poids des tabous et des interdits qui pèsent sur la sociologie

En dépit de l’ouverture « démocratique » amorcée suite à l’instauration du pluralisme politique en 1989, l’Algérie demeure le seul pays du Maghreb qui ne s’est pas encore départi de ses vieux réflexes conditionnés. Les tabous et les interdits continuent, comme du temps du parti unique, de fonctionner comme un facteur essentiel d’inhibition dont seuls quelques journalistes d’investigation se sont affranchis, mais de manière toute relative. La censure et l’autocensure, liées à l’idéologie du nationalisme algérien du vieux bon temps, qui se fonde sur le secret, l’autodéfense, la peur du qu’en dira-t-on, toutes choses qui se formulent dans la phrase populaire : « nustrù ar-wahnâ » (cachons nos vices et défauts) trouvent leur matérialisation dans la pratique et les représentations des agents sociaux qui, en présence de l’Autre, s’efforcent de donner une image lisse, sans aspérités, d’eux-mêmes. Tout ce qui sort de biais ou qui signale un défaut attesté « de soi-même » doit être nié ou escamoté au moyen d’une auto-description éminemment positive de soi et de ses semblables. Le sociologue, amateur et même confirmé, n’échappe pas à cette contrainte idéologique qui l’oblige de se conformer à cette culture auto-apologique. L’éloge de soi individuel et collectif semble être un trait constitutif de la culture idéologique du nationalisme algérien né sous l’influence et en réaction au nationalisme français, de type jacobin. Les hommes politiques algériens, tout comme le petit peuple, se ressentent encore très fortement de cette idéologie auto-valorisante et qui n’en finit pas de structurer et d’informer les imaginaires sociaux des agents en acte. 4. Les objets tabous Les tabous qui ne font que très rarement l’objet d’étude sociologique sont nombreux et je n’en cite que les principaux d’entre eux : les drogues, l’homosexualité, la prostitution, la sexualité, le suicide, la violence, etc. Lorsque, au début des années quatre-vingt- dix, j’ai entrepris d’enquêter sur ces sujets et dont les résultats ont été publiés par la suite, j’ai dû encourir le courroux de bon nombre de mes compatriotes parmi lesquels se comptaient des « sociologues » ou se réclamant comme tels. Ils me reprochaient d’avoir révélé aux « Autres » des pratiques « honteuses », certes véridiques, mais que l’on devait « garder pour soi » afin de ne pas prêter le flanc aux railleries de « nos ennemis ». Comment est-il possible qu’une personne se targuant d’être « sociologue » en arrive à plaider pour l’occultation de certains aspects désagréables manifestés par la réalité sociale de son pays au motif de sauver son honneur et d’en donner une « image positive » à l’extérieur ? Pourtant, cela n’a rien d’impossible lorsqu’on songe à l’extrême prégnance du nationalisme, étroit et étriqué, sur les esprits aussi bien cultivés qu’ordinaires. La sociologie, tout comme l’histoire, n’échappent pas à l’emprise de cette idéologie dans laquelle les affects et l’auto- exaltation se développent au détriment de la critique et de l’auto-critique, sans lesquels les sciences n’auraient jamais pu enregistrer les progrès que nous leur connaissons aujourd’hui.

A. R.

Lire la suite sur : Revue algérienne des Lettres (RAL)  

1) Voir aussi Bourdieu Pierre. 1980. Le sens pratique. De Minuit. Paris

Nous avons publié cet extrait avec l’aimable autorisation de son auteur. 

Auteur
Ahmed Rouadjia

 




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