Le Matin d’Algérie. Vous êtes professeure d’études francophones et africaines à l’université californienne Claremont McKenna College. Vous venez d’y lancer la revue Journal of Amazigh Studies qui est une revue académique en ligne d’accès libre. D’où une question triple : sur le fond, pourquoi avoir retenu pour objet de recherches le domaine amazigh et, dans la forme, pourquoi le caractère académique et le format électronique de la revue ?
Fazia Aïtel : Tout d’abord je vous remercie de me donner la parole et de me donner l’occasion de présenter ici notre revue, issue d’un effort commun, qui inclut mes collaborateurs, notamment Wafa Bahri et Kamel Igoudjil. Avant de répondre à vos questions, je voudrais dire un mot sur sa naissance qui n’est pas anodine. Par le passé, je collaborais puis dirigeais pour un temps Amazigh Voice, un magazine créé en 1992 dans le New Jersey par la première association amazighe aux Etats-Unis (ACAA).
Cette association s’est beaucoup investie dans l’aide et le soutien aux communautés amazighes, notamment durant le printemps noir en 2001. Le magazine aussi sérieux et informatif qu’il soit et malgré toute la bonne volonté de ses collaboratrices et collaborateurs n’était pas à la mesure des défis auxquels nous, chercheuses et chercheurs dans le domaine amazigh, devons faire face, notamment la montée de travaux universitaires ancrés dans une vision qui conteste l’existence ou l’intégrité de la dimension amazighe de l’Afrique du Nord, et dont vous avez mentionné un exemple dans votre deuxième question. Il nous fallait aussi une plateforme académique rigoureuse avec des articles de haute facture qui présentent une réflexion éclairée et sereine de l’histoire, mais aussi de l’état et de l’évolution du monde amazigh face aux défis d’aujourd’hui marqués par un développement des politiques néolibérales, un retour des nationalismes et régimes autoritaires de par le monde, ainsi que la mondialisation, le phénomène migratoire, le dérèglement climatique, etc. autant de sujets qui touchent bien évidemment l’Afrique du Nord et nous interpellent.
Le caractère académique de Journal of Amazigh Studies est une nécessité indispensable pour asseoir une voix amazighe légitime dans le concert des voix académiques sur l’Afrique du Nord et ces dernières ne manquent pas. JAS cherche à fédérer d’une part les recherches sur les questions amazighes qui émergent un peu partout dans le monde, et d’autre part à fédérer et faire communiquer les forces vives amazighes en Afrique du Nord et dans la diaspora. En effet, Journal of Amazigh Studies n’est pas uniquement un outil de réflexion et de recherche, mais aussi un moyen pour les Amazighs de s’écouter, échanger, comprendre, et partager. Dans la section nommée Aẓeṭṭa, l’on trouve des essais, des poèmes, des textes littéraires et de réflexion qui disent et reflètent le monde amazigh. C’est cette association de travaux académiques rigoureux (chaque article est expertisé de 2 à 4 fois) et d’échanges qui font la spécificité de JAS.
Quant au format électronique de la revue, il s’est imposé de lui-même. Nous avions besoin d’une revue accessible à tous, dans le monde entier, et surtout gratuite.
Le Matin d’Algérie : Vous-même avez déjà publié le livre We are Imazighen et, de son côté, un de vos collègues conteste le terme Amazigh en allant jusqu’à écrire que les Berbères sont une invention d’Ibn Khaldoun. Le débat gagne-t-il le monde anglophone ou bien votre démarche à travers la création de cette revue relève-t-elle d’une volonté de soustraire le champ d’études amazigh à l’espace francophone, espace où l’approche de la question serait biaisée selon certains points de vue ?
Fazia Aïtel : Votre question est très pertinente. Comment effectivement rendre compte de ce qui semble être un retour en arrière dans l’acceptation du fait amazigh à travers certains travaux de chercheurs/chercheuses établis/es dans le monde anglophone (tel ce spécialiste auquel vous faites référence, Ramzi Rouighi pour le nommer, professeur d’études sur le Moyen-Orient et à qui j’ai répondu à travers un long compte-rendu, disponible en ligne. Le voici pour ceux que ça intéresse : https://h-france.net/vol21reviews/vol21no40Aitel.pdf)?
Le monde universitaire anglophone bouleversé par la critique postcoloniale, s’interroge aujourd’hui sur des questions cruciales notamment les notions de genre, de race, et d’identité, ainsi que d’autres expériences intersectionnelles du subalterne (tel que le ableism traduit en français par le néologisme validisme ou capacitisme), dans lesquelles on inclut le rapport malaisé à l’islam en Occident qui se traduit souvent par une islamophobie ambiante.
Certains/es chercheurs/euses s’engouffrent dans cette brèche pour valoriser et disséminer un discours arabiste et islamiste qui, sans le dire, bannit toute trace de diversité linguistique, culturelle et religieuse en Afrique du Nord. Il me semble aussi noter l’émergence d’une intelligentsia basée dans le monde anglophone mais formée dans des universités Moyen Orientales ou en Afrique du Nord où les enseignements s’arcboutent sur des idées et positions réactionnaires voire obscurantistes.
Un exemple tout frais pour illustrer cela. Il s’agit d’une jeune chercheuse de Morgan State University, Sara Rahnama, historienne du Moyen-Orient et qui s’est spécialisée dans les études de genre et sur l’Islam en Algérie. Son ouvrage qui paraîtra bientôt aux Presses Universitaires de Cornell s’intitule The Future Is Feminist. Women and Social Change in Interwar Algeria (Le Futur est féministe. Les Femmes et le changement social entre les deux guerres en Algérie). Voici comment les presses de Cornell présentent l’ouvrage :
The Future is Feminist de Sara Rahnama offre un regard nouveau sur un moment charnière de l’histoire algérienne lorsque les Algériens considéraient le féminisme comme un moyen de sortir des réalités étouffantes de la domination coloniale française. Les débats algériens se sont tournés vers certains développements au Moyen-Orient, avec un regard critique sur leur propre société et un regard nouveau sur la tradition islamique. Ce faisant, ils ont réorganisé le monde selon leurs propres termes, repoussant les affirmations coloniales françaises sur la misogynie inhérente à l’islam. Dans cette étude, Rahnama décrit la manière dont les Algériens se sont inspirés de l’évolution des droits des femmes au Moyen-Orient. Renforcés par le mouvement réformiste musulman qui parcourait la région, ils ont également lu les textes islamiques avec un regard neuf, qualifiant même Mahomet de « premier féministe arabe ».
Ils ont comparé les mouvements florissants des droits des femmes à travers le Moyen-Orient et l’histoire du potentiel féministe de l’islam à l’oppression des femmes algériennes, qui souffraient d’un accès limité à l’éducation ou à un travail respectable. […]. Tandis que les Algériens étaient en désaccord sur la question de savoir si l’avenir de l’Algérie devait être colonial ou indépendant, ils étaient d’accord sur le fait que l’amélioration des conditions des femmes offrirait à la société musulmane une voie vers un avenir plus prospère. A travers son utilisation de sources en langue arabe et française, The Future Is Feminist va au-delà de la relation coloniale de l’Algérie à la France pour éclairer sa relation au Moyen-Orient. [ma traduction]
https://www.cornellpress.cornell.edu/book/9781501772993/the-future-is-feminist/#bookTabs=1
Bien sûr, avant toute critique, il faudrait lire cet ouvrage qui n’est pas encore sorti. Cela dit, et en se basant sur cette présentation succincte, il semble que l’auteure extrapole un épisode isolé pour en faire un évènement national qui touche au mouvement de décolonisation et aux femmes algériennes dans leur ensemble. À moins de présenter cette étude dans un cadre spécifique restreint qui n’englobe ni l’entièreté de l’Algérie, ni l’entièreté des mouvements religieux ou révolutionnaires, ni l’entièreté de la gent féminine, etc., c’est se fourvoyer que de penser qu’en prétendant sortir de la relation Algérie-France pour aller vers la relation Algérie-Moyen-Orient produit un éclairage significatif pour la compréhension de l’Algérie, de ses femmes ou de la religion dans leur ensemble.
Je ne m’attarderai pas sur la manière presque incongrue dont ce résumé semble évacuer la réalité algérienne multiple, complexe, et contradictoire, que ce soit dans le domaine religieux ou dans tout autre domaine, pour en faire un accessoire, voire un épiphénomène du réformisme musulman au Moyen-Orient. Pourtant, dans le monde anglophone, ce livre coche certaines cases qui le rendent attractif, à savoir les études sur les femmes et l’islam, deux thèmes valorisés et recherchés du fait de la manière dont ils ont été négligés ou injustement traités par le passé ou dans le monde d’aujourd’hui.
Mais les études francophones ne sont pas en reste. Que dire, par exemple, du livre de Karima Lazali, Le trauma colonial – Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie (2018) qui a, par ailleurs, reçu un accueil très chaleureux aux États-Unis ? À la page 8 de son ouvrage (dans le texte anglais), Lazali contextualise son propos et déclare que sa pratique de la psychanalyse se situe dans une dynamique entre deux langues différentes, l’arabe et le français. Expulser d’emblée la dimension amazighe pour se situer uniquement entre les langues française et arabe pour parler du trauma algérien est, me semble-t-il, invraisemblable. Et comme nous ne sommes pas à une contradiction près, l’auteure se base presque uniquement sur des écrivains amazighs pour articuler son travail psychanalytique entre le français et l’arabe. Oserons-nous parler d’une parole confisquée ?
C’est dire les défis que nous, chercheuses et chercheurs du monde amazigh, animé.es par la soif d’une recherche et d’une connaissance sans œillères sur l’Afrique du Nord, devons relever. Mais il n’est ni sain ni productif de passer son temps à réagir et décrier telle ou telle publication. La solution se trouve dans l’élaboration et la production d’un savoir scientifique rigoureux pour créer un appareil critique solide et offrir des recherches originales. JAS se veut une plateforme qui permet d’ouvrir une troisième voie afin de décloisonner la recherche amazighe coincée entre la recherche française souvent biaisée et la recherche orientale négationniste.
S’affranchir de ces recherches ne signifie pas pour autant les ignorer ou les exclure. Au contraire, il s’agit de les appréhender dans leur contexte socio-politico-religieux afin de mieux comprendre leur impact sur le monde amazigh et ses transformations.
Journal of Amazigh Studies est aussi une sorte d’appel d’air pour les jeunes (et moins jeunes) chercheuses et chercheurs d’Afrique du Nord. La revue entend soutenir leurs travaux pour élaborer une recherche nouvelle et originale qui permet de dialoguer avec d’autres voix, issues d’Afrique et d’ailleurs. Cet appel d’air trouve un appui non négligeable dans un appareil critique en pleine expansion dans les pays anglophones, à savoir les études sur les peuples autochtones (Indigenous Studies), qui se déploient depuis plus de vingt ans.
Le Matin d’Algérie : Enfin, quelle est la fréquence de parution de la revue et garderez-vous une ligne éditoriale assez générale ou bien y aura-t-il des numéros consacrés à des thématiques plus spécialisées ? Bien qu’établie en Californie, la revue est marquée par la participation de divers chercheurs installés en Europe et même en Algérie. Comptez-vous maintenir, voire développer, la collaboration avec des chercheurs établis dans les centres de recherches en Afrique du Nord ?
Fazia Aïtel : Nous espérons publier deux numéros l’an. Quant à la ligne éditoriale, elle reste telle que présentée dans la description de la revue en ligne. Journal of Amazigh Studies reste ouverte à des propositions de numéro spécial qui aborde des questions spécifiques et aussi variées que, par exemple, la place du pain dans le monde amazigh (aghrum, si cher à notre inconscient collectif) ou le dérèglement climatique.
La revue est basée en Californie mais nous tenons justement à ce qu’elle offre des perspectives non seulement transdisciplinaires mais aussi par-delà les frontières étatiques existantes, ce qui permettra à la recherche sur l’Afrique du Nord de s’ouvrir à d’autres questionnements et d’autres paradigmes. Il faut, disait Montaigne, savoir « frotter et limer sa cervelle contre celle d’autrui », une activité qu’il associait au voyage et à ses bienfaits. Nous espérons voir JAS devenir ce lieu de rencontre où l’on frotte sa cervelle contre celles des autres dans une réalité virtuelle.
Je terminerai par l’aspect collaboratif de la revue, que j’associe tout simplement à notre vieille pratique de tiwizi. JAS est un projet, pourrait-on dire, d’intérêt général qui permettra de rendre compte de l’évolution du monde amazigh, de sa complexité, des contradictions auxquelles il fait face, mais aussi de son ancrage commun.
Entretien réalisé par L.M.
Très bonne initiative. Le caractère scientifique de la revue est un atout de taille pour remettre à leur place les négationnistes de tout bord. Longue vie à Journal of Amazigh Studies.
Tajmilt tameqrant!
Certains savoirs, les sciences humaines notamment, ont de tout temps été l’oeuvre d’individus ou de sociétés savantes. Ils sont l’émanation de l’effort de la société qui réfléchit sur elle-même. Là ou il y a volonté politique de favoriser ces savoirs, les états ne font qu’accompagner et favoriser leur diffusion.
Les états dirigistes qui veulent être la source de tout, instigateurs de tout sont en réalité incapables de tout et sèment la stérilité partout. L’état ne produit pas la culture et quand il s’y met, il tue la culture. On peut être rassurés de ce coté. Mais il peut infliger des dégâts et peut au minimum occasionner des retards dommageables.
A ce titre, les sociétés amazighes n’ont pas eu le temps ou la chance de « se frotter », pour reprendre l’expression, aux sociétés qui ont la chance de connaitre la renaissance de la civilisation classique. Ce mur nous séparant du monde méditerranéen à commencé à être érigé au début du moyen âge dans les centres urbains quand l’Afrique du nord. A cette époque, islam et chrétienté se livrait à une guerre sans merci nous coupant de notre espace naturel et isolant l’Afrique du nord des grands centres de la culture classique. Puis ce fut au tour des turcs de nous isoler du monde. C’est, par exemple, au début de leur domination que l’ouest méditerranéen passait du calendrier julien à celui grégorien, bascule qui n’a pas pu avoir lieu en Afrique du nord en raison du blackout turc.
Actuellement, les sciences et les savoirs se démocratisent dans le monde, en tout cas chez tous les peuples souverains. Les peuples amazighes continuent néanmoins à recevoir ces avancées phénoménales à travers le filtre et les intérêts des états coloniaux modernes puis contemporains. Le regard que l’on jette sur nous même passent par l’école de l’autre, le discours de l’autre, dans l’espace public dominé par l’autre et duquel nous sommes exclus, avec les langues et la cosmologie des autres.
Internet vient comme une bénédiction, et nous avons déjà au moins 30 ans de retard. Il vaut mieux tard que jamais
Quand on passe à l’écriture inclusive, le wokisme et soros and co ne sont jamais trop loin, bientôt parent 1 et parent 2, etc….
Quant à affirmer ce genre d’ineptie par l’auteure à qui l’article fait référence, il faut être un crétin pour lui accorder du crédit :
…« Renforcés par le mouvement réformiste musulman qui parcourait la région, ils ont également lu les textes islamiques avec un regard neuf, qualifiant même Mahomet de « premier féministe arabe ». Eux, qui considéraient pendant les conquêtes les femmes comme butin à se partager .
…« Pourtant, dans le monde anglophone, ce livre coche certaines cases qui le rendent attractif, à savoir les études sur les femmes et l’islam…. »
Tout ce qui plaît au monde anglophone n’est pas forcément de bonne facture pour les autres cultures. Le wookisme, le féminisme agressif, l’individualisme, … n’ont rien laissé debout dans la société anglo-saxonne. un tour d’horizon suffit pour s’en rendre compte.
Mais sinon, quel lien entre le féminisme et Thamazight ? ou bien pourquoi aborder Thamazighth à travers le prisme du féminisme ?