Dimanche 29 octobre 2017
Benamar Mediene : « Comment Novembre a été perverti »
On ne refait pas l’histoire. Mais tout simplement, le départ des forces de commandement de la révolution vers le Maroc et la Tunisie a provoqué une catastrophe qui retentira, car il y a un effet retard, à l’indépendance et après l’indépendance. L’État-major de Boumediene ne connaît pas l’Algérie. Il ne connaît pas la guerre de libération. Il la gère, tout en restant, eux, les gestionnaires, constamment indemnes de tout problème.
Commençons par la question-clé : une insurrection populaire peut-elle ne pas déboucher sur une société démocratique, sur un Etat légitime ?
Benamar Mediène ; Malheureusement, il n’y a pas de loi historique qui ferait qu’une insurrection populaire engendre fatalement une société démocratique. En Algérie, les conditions étaient favorables pour une démocratisation, parce que le soulèvement était général et que toutes les forces sociales y ont participé, pas en même temps, pas avec la même intensité, mais il y a eu un mouvement qui s’est radicalisé à partir de 1945. Oui, parce que l’histoire a profondément travaillé la société, malgré l’usure, culturelle, intellectuelle, sociale, de la population algérienne. Il y a eu une continuité dans la vie. Il me semble qu’on oublie trop rapidement, quand on remonte l’histoire de l’Algérie, cette effervescence, cette vie qui se menait dans les campagnes, dans les villes. Il n’y a qu’à prendre les mariages, la poésie, les chants, le théâtre, qui commence dès le début des années 20.
Prenons l’exemple de l’émir Abdelkader. Par quel miracle la résistance a-t- elle duré aussi longtemps ? Comment se fait-il que cette société qui était féodalisée par le beylik, ait pu faire front pendant 17 ans à une armée d’essence napoléonienne, adoptant des organisations et stratégies militaires modernes, appartenant aux grandes traditions guerrières. Il y a eu des dizaines de généraux, de maréchaux qui ont combattu l’émir Abdelkader.
Comment se fait-il que cette société a pu, dans ces conditions-là, faire front et tenir jusqu’à l’effondrement, qui était inéluctable, de par le rapport de force mais aussi le fractionnement du pays, l’isolement de la Kabylie puis de l’Est algérien à travers la défaite d’Ahmed Bey à Constantine. Ce fractionnement a isolé de plus en plus l’émir qui a quand même eu le mérite de tenir aussi longtemps. Ce que l’on oublie également, c’est que cette résistance perdure, en Kabylie.
Il y a donc une mémoire de la résistance qui s’établit, un récit oral, poétique, littéraire, qui continue à se transmettre jusqu’aux années 20-30, au moment où les Algériens se rangent aux formes modernes d’organisation politique, à l’exemple du Vietnam et d’autres sociétés colonisées.
On revient à cette démocratie. L’explication tient au fait que dès 1956, l’autorité de commandement de la révolution est exterritorialisée. Dès le moment où le CCE et le CNRA quittent l’Algérie, il y a une division qui va durer jusqu’à maintenant dans le processus de l’organisation politique. Alors il se crée un Etat à l’extérieur, et cet Etat est lui-même fractionné, avec une partie en Tunisie, une partie au Maroc, une partie en Libye, une partie en Egypte … Et ce monde-là va se détacher progressivement de la guerre de libération, c’est-à-dire des combattants. Boumediene, qui est étudiant dans les années 50, et qui était là-bas depuis les années 49-50, arrive dans un bateau d’armement et ne rentre plus au pays. Il s’installe au Maroc…
Donc c’est cette méconnaissance de la société qui explique la suite…
C’est la séparation avec les combattants, ceux qui luttent, qui meurent, et avec la société vivante.
La plupart des dirigeants qui ont survécu n’ont pas vécu en Algérie. Et cela va créer une espèce de monstres politiques. A Oujda et à Ghardimaou on s’organise, non pas pour l’extension de la révolution sur les plans intellectuel, culturel et politique, mais dans le but de contrôler des forces politiques et militaires. Boumediene succède à Boussouf qui a succédé à Ben Mhidi qui, lui, en revanche, n’est jamais parti, et meurt en Algérie en 57 durant la bataille d’Alger. Donc avec Boumediene, Boussouf, KrimBelkacem, etc., il va se créer à l’extérieur de l’Algérie un Etat artificiel, qui n’est pas enraciné dans les forces vives des wilayate, des gens qui combattent.
Mais cela était visible depuis les années 56-57. Comment cela a-t-il pu se faire sans réaction ?
Il y a eu des réactions ; celles de Abane, de Ben Mhidi… Il faut s’arrêter sur Abane et sur Ben Mhidi qui est pour moi le Saint-Just de la révolution par son caractère, c’est-à-dire qu’il avait une vision morale de la guerre de libération. C’était un humaniste et en même temps un grand chef politique. Abane Ramdane c’est le modèle de Robespierre, c’est-à-dire, la centralisation, l’organisation, l’ordre. Il fallait moderniser le processus de la guerre, l’approvisionnement en arme, le travail politique…
Il se crée alors un Etat hors des frontières, avec sa diplomatie, sa culture, son équipe de foot, son théâtre, mais qui se sépare progressivement de ce qui se passe en Algérie. Il y a immédiatement une puissance de contrôle sur tous les lieux où circulent les idées, où l’intelligence fonctionne….
Pourquoi ?
Parce qu’on commence à gérer la révolution. Non pas à la développer dans tous les sens, c’est-à-dire dans le travail intellectuel de la conscience politique. On isole les intellectuels, on les tue. On les méprise dans le meilleur des cas. Il y a tout un travail qui est fait où seule la gestion de la révolution est l’objectif principal, où seule compte la recomposition continuelle du rapport de force. Boussouf remplace Ben Mhidi, Boumediene remplace Boussouf. Et c’est Boumediene qui en dernière instance va organiser les états-majors. Et la chose la plus extraordinaire, c’est que l’état- major de la libération n’est pas quelque-part dans les maquis algériens, comme c’est le cas au Vietnam, alors que l’Algérie fait 2 300 000 km2.
S’il n’y avait pas eu, d’autre part, une extériorisation du commandement militaire, le changement aurait-il été autrement ?
On ne refait pas l’histoire. Mais tout simplement, le départ des forces de commandement de la révolution vers le Maroc et la Tunisie a provoqué une catastrophe qui retentira, car il y a un effet retard, à l’indépendance et après l’indépendance. L’État-major de Boumediene ne connaît pas l’Algérie. Il ne connaît pas la guerre de libération. Il la gère, tout en restant, eux, les gestionnaires, constamment indemnes de tout problème.
Mais en même temps, ils acceptaient l’existence du GPRA…
Le GPRA était sous contrôle. Il n’a jamais pu prendre d’initiatives à partir du moment où l’état-major se constitue, l’un à Oujda l’autre à Ghardimaou, avec un état-major général. Quand les négociations arrivent, Boumediene fait opposition et donne l’ordre à la délégation de ne rien signer sans l’autorisation de l’Etat- Major. Il envoie Menjeli, Kaïd…Ahmed ? Il a ses hommes qui sont dans la négociation, et rien ne se fait. Il y a une sorte de façade légale, politique, qui est le GPRA, avec un Abbas ou un Benkhedda à sa tête. Mais en vérité c’est creux. Le GPRA négocie mais l’Etat-major a le dernier mot. Le CNRA et le GPRA hors-jeu, reste l’armée des frontières. La preuve de tout cela est que la fin de la guerre n’est pas un grand moment de joie. Ce n’est pas la liesse…Ce n’est pas la victoire comme au 8 mai 45, en Europe. C’est la guerre qui continue, mais une guerre fratricide… Ils sont nombreux à vouloir épouser l’Algérie.
On serait tenté de déduire que, tout compte fait, Novembre 54 a surtout été une bataille pour le pouvoir…
En même temps, regarde comment les Six (il y a toujours un chiffre symbolique) vont créer, par leur réunion historique, ce que l’on peut appeler la scène primitive du mouvement insurrectionnel : ils se répartissent les tâches, Boudiaf est désigné comme coordinateur. Mais dès 1956, les Six vont disparaître. Eux qui sont devenus un mythe, qui ont créé une structure mythologique, vont quitter la scène : Boudiaf est en prison, Bitat est en prison, Didouche est mort…. Ceux qui ont décidé de Novembre, ceux qui sont devenus eux-mêmes un mythe, dans le récit historique algérien, vont disparaître comme vont disparaître, ceux qui vont élaborer un projet, comme Abane, sur le mode
La bataille qui va s’enclencher sur le rapport extérieur/intérieur, ce n’est pas quelque chose d’anodin, ce n’est pas accidentel, c’est une fracture terrible qui va s’opérer et qui aboutira à la liquidation de Abane qui leur demandait de rentrer. La bataille d’Alger était terminée, on avait des réseaux partout, il fallait donc rentrer. Quand Amirouche et Haouès font la même démarche d’aller les chercher, oui, de les chercher, parce qu’il le fallait (Ali Kafi n’est pas rentré, Sawt El Arab non plus, tous ceux qui sont nommés chefs de wilaya, vont pour une mission à Tunis ou au Maroc, et y restent ! Boumediene n’a jamais tenu un maquis, pas plus que Boussouf, ni les successeurs) eh bien Amirouche et Haouès tombent curieusement dans une embuscade tendue par l’armée française et trouvent la mort. Quand Lotfi, tardivement, n’en peut plus de voir ses camarades mourir, de voir les derniers combattants se faire liquider de façon terrifiante, décide de rentrer au pays, il meurt étrangement à quelques km de la frontière.
Il me semble qu’on oublie l’espérance de millions de gens. Je vais te donner l’exemple de mon père, il est édifiant. Mon père était un travailleur immigré, il a sept garçons et une fille. Il rentre en Algérie fin 62, avec ses économies. Il est fou de joie, après 15 ans d’exil, après avoir fait la 2e guerre mondiale. Il rentre à Oran avec nous. J’étais dans la fédération de France, je suis rentré à part. Et mon père, qui ne sait pas lire, qui a travaillé avec ses muscles toute sa vie achète une libraire à Oran en 63, la première librairie tenue par un algérien analphabète.
Voilà. Il était dans cette joie de rentrer, avec ses enfants, et de faire quelque chose, de tenir une grande librairie dans une grande rue, sous les arcades, mitoyenne à la maison d’Albert Camus. Et mon père, avec ses mains larges comme des pelles, venait à la librairie tous les matins. Moussa et Mohamed géraient la boutique ; c’était le moment, en 63-64, de l’autogestion. En 64, la librairie devenait le siège de la contestation. Moussa est arrêté à ce moment-là, il avait 18 ans. La libraire était véritablement un lieu d’activité politique. Le point de rencontre du PAGS…
Dans cette librairie, il y avait trois niveaux. On a eu l’idée de créer une galerie d’art pour les jeunes artistes. La première exposition de peinture a vu le jour dans la libraire. L’ambassade d’URSS nous a proposé de faire de la musique classique. On ramenait des centaines de disques de musique universelle, des 33tours qu’on vendait 2 dinars. Il y avait de la musique, de la peinture, de la littérature.
L’espérance était immense pendant l’indépendance, le pays se reconstruit. Puis, il y a eu le coup d’Etat. Il y a eu la peur. La sécurité militaire. Les partis d’oppositions pourchassés…
Comment as-tu vécu cette période en tant que jeune ?
J’étais malade. Pour l’anecdote, j’avais dîné, la veille du coup d’Etat, avec Ben Bella, à Oran. Il était très inquiet, je suis resté avec lui. Il recevait un gouverneur d’un état du Brésil et ainsi que le ministre de l’agriculture d’Irak. Il les a salués puis il est resté tout seul dans le grand salon de la préfecture. A ce moment-là, j’étais délégué régional à l’information. Je suis resté avec lui, en buvant du café. Il n’arrêtait pas de téléphoner. Je crois qu’il le savait, mais il ne savait pas que c’était pour le lendemain. Les autres avaient un coup d’avance sur lui. Et le 19 juin au matin, l’armée était partout.
C’est cette histoire vivante qui nous manque. La guerre, était dure, mais la vie n’a pas cessé pendant la guerre et durant les premiers mois de l’indépendance.
C’était une société très différenciée, carencée pauvre mais en même temps imaginative et créative. Et on a tendance à l’oublier.
Aujoud’hui, Novembre n’est plus célébré…
Il n’y a plus eu de fête, ni pour le 5 juillet ni pour le 1er novembre. Il y a eu le silence sur des noms, on ne pouvait pas prononcer le nom de tous ceux qui avaient été arrêtés, Nekkache, Ben Alla… Et cette première censure a été la plus blessante. C’est terrible d’agir sur la mémoire. D’interdire de prononcer le nom. (A suivre)
Entretien réalisé par Mohamed Benchicou
Cet entretien est paru dans le livre Novembre et la faillite démocratique, publié par les éditions Marguerite à Alger en 2015