Jeudi 5 juillet 2018
Aux racines du désenchantement collectif
Ces colonels de l’ALN étaient biffés et interdits de l’histoire officielle pendant près de 30 ans.
Tout a-t-il été dit sur le 5 juillet, son sens, sa profondeur, ses ambitions et, plus d’un siècle après, son…peu enviable destin? Feu Ali Zamoum, un des déclencheurs du 1er novembre sur le terrain, et au sujet duquel Mostefa Lacheraf dira : « Ali Zamoum, c’est la sincérité faite homme », écrit dans Le Pays des hommes libres, publié (Casbah Éditions-2006): « Depuis déjà de nombreuses années, j’ai entendu des critiques graves portées à l’égard de la lutte de libération.
D’abord, je ne prenais pas trop au sérieux ces excès de langage. Je me disais que ‘’les mots dépassaient la pensée’’ de ces personnes qui devaient affronter d’intolérables difficultés pour vivre décemment même après l’indépendance, alors que certains avaient commencé à amasser rapidement des fortunes. Le piston, le vol les passe-droits et les abus se développaient au sein de la classe dirigeante, au nom du FLN, de la révolution et des martyrs, et parfois, par les anciens combattants eux-mêmes, devant le peuple stupéfait et révolté. ‘’Tu vois ce qu’ils ont fait de ce pays que vous avez libéré ? Les martyres n’auraient pas accepté de mourir s’ils avaient su’’. Puis, c’est carrément : ‘’Nous aurions été mieux si la France était restée… ». Dans la suite de son explication, Zamoum nous fera savoir que le désenchantement collectif relève, quelque part aussi, d’une responsabilité collective dans laquelle sont impliqués, en premier lieu, ceux qui, en 62, ont volé la victoire au peuple, en légitimant la force armée des frontières au détriment des organismes réguliers de la révolution, à commencer par le gouvernement provisoire ; mais, sont aussi impliqués dans ce désenchantement tous ceux qui restèrent les bras croisés, s’arrêtant uniquement sur le constat de cette usurpation de pouvoir.
La jeunesse d’aujourd’hui a sans doute du mal à se représenter la motivation et la fougue qui ont conduit des jeunes, parfois à peine sortis de l’adolescence, à consentir le sacrifice suprême à partie de cette nuit de la Toussaint, le 1er novembre 1954. Si une telle méconnaissance de l’histoire contemporaine du pays est bien réelle, et si des « blancs » continuent à ponctuer certaines pages de cette glorieuse épopée, c’est que les années de l’Indépendance sont mal gérées. Elles n’ont pas pu, pour plusieurs raisons- à commencer par celles de vils calculs de la course au pouvoir-, éclairer les jeunes d’aujourd’hui sur ce que représentait le colonialisme en termes d’injustice et de déni de l’algérianité, et sur la nature et la force du combat des libérateur du pays.
Il ne faudrait surtout pas s’appuyer sur le contenu des manuels scolaires ou sur quelques émissions de télévision pour soutenir le contraire. Leur contenu est d’une affligeante pauvreté. Ce sont des récits et des photos sans âme, qui ne sont soutenus par aucune autre action pédagogique, ni, surtout, par un prolongement dans l’action quotidienne des dirigeants qui, depuis, 1962, se réclament de la légitimité historique. Au nom de cette légitimité, beaucoup de mal a été fait au pays. Plus d’un demi-siècle d’errements politiques, d’errance économique et de désert culturel.
Une légitimité historique débilitante
Au nom de la légitimité historique, des groupes ou des clans ont marginalisé d’autres groupes; voire, ils les ont éliminés même physiquement. En l’espace d’un demi-siècle, les Algériens ont connu la guerre des wilayas, le socialisme tiers-mondiste avec ses « trois révolutions », l’ouverture libérale nourrie à la rente et contrôlée par le parti unique, la cessation de payement et le passage sous les fourches caudines du FMI, la guerre civile des années 1990, l’euphorie de la rente pétrolière des années 2000, avec ses excès, ses dérives et la crise qui l’affecte à partir de 2014.
Tout au long de cette période, l’Algérie est passée de 9 millions d’habitant à plus de 42 millions. Elle a connu les maquis du FFS de 1963, le coup d’Etat de 1965, la tentative du coup d’Etat de 1967, les assassinats politiques, le Printemps berbère en Kabylie, la révolte de la jeunesse en octobre 1988, l’annulation des élections législatives en janvier 1992, le terrorisme islamiste à partir de cette date, le Printemps noir au cours duquel furent tués par le gendarmes 126 jeunes en Kabylie et les tentatives d’incursion du Printemps arabe à partir de 2011.
Hormis une chronologie squelettique et décharnée de la guerre de Libération nationale, la majeure partie du parcours de l’Algérie depuis l’Indépendance n’est pas écrite dans les manuels scolaires et est rarement évoquée, avec les circonspections d’usage, dans les médias publics. Les quelques actes symboliques de « réconciliation » avec l’histoire accomplis par le président Bouteflika au début de son premier mandat (baptisation de certaines infrastructures des noms de Ferhat Abbas, Messali El Hadj, Ahmed Medeghri,…) sont insuffisants pour réaliser le grand acte de réconciliation et, surtout, pour faire en sorte que la jeunesse d’aujourd’hui s’approprie complètement son histoire, avec ses épopées et ses déconvenues, ses triomphes et ses contradictions.
À quand la fin des règlements de compte ?
Incontestablement, les espaces arrachés dans le domaine des libertés publiques, à commencer par la liberté d’expression, ont mis en relief le désir, enfoui mais profond, de la société de chercher à se mettre en accord avec les repères historiques du pays, et singulièrement ceux qui ont jalonné et animé le combat pour la libération du pays des griffes du colonialisme; un combat qui remonte aux révoltes populaires du 19e siècle avant de s’organiser de façon moderne en regroupements politiques à partir de 1926, avec l’Etoile Nord-Africaine.
La jeunesse algérienne d’aujourd’hui, handicapée par une école claudicante et happée par le clinquant d’une civilisation technologique à laquelle elle n’a pas contribué par la création, s’est longtemps trouvée prisonnière d’une logique gérontocratique au niveau des instances dirigeantes du pays, laquelle ne cesse de faire valoir ses désirs de s’éterniser aux commandes des organisations politiques et du pays. Cela constitue imparablement un « brouillard », voire une fumée toxique pour les aspirations de la jeunesse à connaître l’histoire du pays, et particulièrement le glorieux épisode de la guerre de Libération, et à se projeter dans un avenir radieux, loin des vils calculs politiciens de ceux qui, à un âge avancé, s’étrillent encore pour des postes de responsabilité servis par une rente déclinante.