D’aucuns diront que la campagne électorale pour la présidentielle 2024 est lancée ce jour du 1er mai. Un meeting à la maison des syndicats et des annonces sociales suffiront à alimenter cette perception de l’activité présidentielle.
Abdelmadjid Tebboune possède l’avantage d’un président en exercice. Il peut laisser planer encore le doute sur la présentation éventuelle de sa candidature pour un seconde mandat. Il peut légitimement se prévaloir de sa qualité de président de la République pour promouvoir des mesures à portée sociale en cette période pré-électorale. C’est de bonne guerre.
L’opposition peut également pousser des cris d’orfraie pour contester cette campagne électorale prématurée qui ne dit pas son nom. C’est également de bonne guerre.
Dans la réalité, ce n’est pas le mandat présidentiel qui est en jeu. Peu de gens fondent des espoirs de changement de président ou de régime politique. Ce qu’on appelle le « système» est d’une efficacité redoutable. Le candidat officiel sera le prochain président de la République. Pourquoi ? Parce que c’est le résultat d’une combinaison dont on ne connait pas tous les secrets.
D’une part, les institutions de l’État détiennent le monopole de l’action politique et médiatique. D’autre part, ces mêmes institutions exercent une influence certaine sur des franges importantes de la population. Cette influence découlait à l’origine d’un élan nationaliste pris au cours de la guerre d’indépendance. Elle repose de plus en plus sur une caractéristique de l’État algérien indépendant. L’État algérien est depuis sa naissance un État social.
C’est cette réalité que les oppositions au pouvoir en place nient. Il est loisible de le constater quand, dans leurs programmes et déclarations, elles revendiquent un État social. Elles invoquent inlassablement la Déclaration du 1er novembre 1954 et la Plate-forme de la Soummam de 1956 qui appelaient à l’établissement d’un État social. Ce nihilisme de l’opposition s’appuie sur une croyance traditionnelle en politique.
La conviction est solidement implantée qui reconnait aux préoccupations sociales des citoyens un rôle déterminant dans leurs choix politiques. Or, justement, l’État et le régime politique qui le gère ont pris une avance décisive et présentent l’avantage d’une accumulation de réalisations sociales incontestables.
L’émergence, dès l’Indépendance, d’un État social algérien résulte d’un véritable consensus national. Les aspirations égalitaires portées très largement par la guerre de libération nationale et l’influence des idées socialistes dans les années 1960 ne pouvait qu’aboutir à un choix d’État assurant la redistribution.
Il faut également reconnaître une réalité historique. L’État algérien naissant a pris le relais de l’État colonial français. Il a pu ainsi disposer d’institutions et de modes de fonctionnement qui ont largement contribué à assoir son autorité et à éviter à l’Algérie les déboires que lui aurait causé l’absence d’une administration bien répartie sur le territoire national. Il faut rappeler que l’Algérie a continué à être régie par la législation française jusqu’en 1975.
En effet, la loi n° 62–157 du 31 décembre 1962 reconduisait cette législation jusqu’à son abrogation par l’ordonnance n°73–29 du 5 juillet 1973 qui accordait un délai de deux ans pour la mise en place de la nouvelle législation algérienne. L’Algérie héritait donc d’un système social conçu par l’État français qui s’inscrivait dans le cadre d’un État social. La constitution française de 1946 proclamait, dans son article premier, le caractère social de la république française.
Ainsi donc, la revendication d’un État social par les oppositions politiques algériennes place ces dernières dans le rôle d’un Don Quichotte, le héros de Cervantès, se battant contre des moulins à vent. La stérilité de cette revendication tient donc d’un nihilisme et de promesses démagogiques électoralistes. Pour certains, elle relèverait même d’une paresse intellectuelle.
Il a pu sembler aux oppositions que l’État social ne se concilie pas avec l’État autoritaire. L’expérience algérienne depuis l’Indépendance s’inscrit en faux contre cette croyance. Il est incontestable que toutes les équipes dirigeantes qui se sont succédé depuis le 5 juillet 1962 ont adhéré à la conception de l’État social. Seules des difficultés économiques consécutives à la baisse des revenus tirés de l’exportation des hydrocarbures ont pu contraindre provisoirement à quelques fléchissements. Mais les réflexes idéologiques et les mécanismes politiques prennent toujours le dessus sur les lois économiques. L’État social est un choix constant des pouvoirs successifs algériens.
Ce mariage de l’État social et de l’État autoritaire ne tient pas du hasard. L’État social est en réalité une transformation sémantique de l’État providence. Le chancelier impérial d’Allemagne, Bismarck, fut le principal précurseur de l’État providence. Il a dirigé l’Allemagne unifiée au cours du 19ème siècle. Bismarck n’était ni libéral, ni démocrate, ni socialiste. C’est lui qui promulgue la loi sur l’assurance maladie en 1883 et la loi sur l’assurance invalidité et vieillesse en 1884. Son modèle de sécurité sociale et donc d’État providence s’étendra aux pays européens et influencera tout le reste du monde. Parmi les arguments qu’il avançait pour justifier le système de sécurité social, relevons la volonté de créer une dépendance positive des ouvriers envers l’État.
Une autre référence historique permet de confirmer la compatibilité de l’État social avec l’État autoritaire. Le système de retraite par répartition qui est en vigueur en Algérie a été instauré en 1941 par le régime du Maréchal Pétain, le régime français de Vichy qui a collaboré avec l’Allemagne hitlérienne.
Ainsi donc, opposer État social et État autoritaire ne correspond pas à la réalité historique. Cela n’implique pas cependant une relation d’implication logique. En effet, les démocraties libérales d’Europe et d’Amérique se sont également engagées à différents degrés dans la voie de l’État social.
L’État social se définit par l’intervention de l’État dans le domaine social. Les Algériens sont familiers de cette intervention et la sollicitent souvent. Le financement des dépenses sociales de l’État doit beaucoup à la rente pétrolière. La pression fiscale sur les citoyens est ainsi atténuée. Là aussi, un consensus s’est établi. On dépense et on ne compte pas.
Pourtant, il est de plus en plus reconnu que la politique sociale de l’État est source de gaspillage à l’exemple du soutien des prix. La loi des finances de 2022 prévoyait la suppression de la subvention de certains produits de base et l’octroi d’une aide directe aux familles dans le besoin. Il n’en est plus question. Le pouvoir politique ne veut pas prendre de risques. Il n’est pas prêt à gérer un changement dont les répercussions économiques seraient profitables au pays ; mais dans les moyen et long termes ; pas dans le court terme.
Étrangement, cette politique sociale n’est pas critiquée pour son côté discriminatoire. Pourtant, il n’est qu’à citer le dualisme dans le système des retraites. D’un côté, le régime général basé sur un salaire réduit et qui peine à suivre l’inflation. D’un autre côté, celui des retraites spéciales des cadres dirigeants de l’État qui s’assimile au maintien d’un salaire évolutif à vie. Le bénéfice des soins à l’étranger en est une autre expression. Le silence sur ces questions qui devraient heurter la sensibilité de notre ultra-gauche laisse planer des relents de corruption des esprits dans les milieux intellectuels et universitaires.
D’une manière générale, l’intervention de l’État dans le domaine social prend l’allure d’un paternalisme. L’État social déresponsabilise les citoyens, réduit leur autonomie et leurs libertés individuelles.
Au lieu de chercher à disputer une place dans la politique sociale que le pouvoir maitrise et dont il a les moyens de son application, l’opposition possède un terrain propice aux critiques et aux propositions. C’est celui du coût exorbitant de cette politique et des conséquences négatives sur l’investissement et la croissance économique. Il est à regretter malheureusement qu’une grande partie de cette opposition partage les conceptions gouvernementales. Cette opposition est prompte à aller à la pêche aux mécontents. Elle n’est pas prête à quitter le terrain facile des promesses démagogiques.
Dans cette période pré-électorale, une large place est faite aux mesures sociales. En revanche, aucune mesure à caractère démocratique ou en faveur des libertés individuelles n’est édictée. Cela renseigne sur les populations ciblées. Cela indique également que le mouvement en faveur des libertés politiques et individuelles demeure faible. Au point où les autorités ont célébré ostensiblement la journée de la presse dans un contexte où il n’existe plus de presse libre dans le pays.
À bien évaluer la situation de l’Algérie dans la perspective de la présidentielle 2024, le talon d’Achille de son régime politique réside dans la place réduite des libertés individuelles. La rente pétrolière et gazière promet des revenus consistants. Malgré le gaspillage que cause l’intervention excessive de l’État qui décourage les investissements privés nationaux et étrangers, l’économie et le social répondront pour l’essentiel aux besoins des Algériens. Des réformes en faveur de la liberté économique sont possibles au grand bénéfice de l’investissement et de la production.
Mais de grands secteurs décisifs pour la croissance restent à la traine. Ce sont les secteurs de l’éducation et de la culture. Ils ont besoin d’un climat propice à leur développement. Ce climat, ce sont les libertés individuelles qui le créent. Ce climat est également un multiplicateur pour l’innovation et l’initiative dont se nourrit le développement industriel et technologique. Une opposition constructive doit concentrer son action sur le terrain des libertés individuelles et politiques avec comme ligne de mire la préservation du caractère républicain de l’Algérie.
Les appels aux unions sacrées et au « front intérieur » contre les « ennemis extérieurs » cachent mal un plat opportunisme et une dérobade devant la responsabilité première de toute opposition constructive, la contribution à l’élargissement des libertés politiques et des libertés individuelles.
Saïd Aït Ali Slimane
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