3 mai 2024
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La mort d’Idir, le militantisme kabyle et Kamel Daoud

DEBAT

La mort d’Idir, le militantisme kabyle et Kamel Daoud

Je fais partie de celles et ceux qui, après la mort d’Idir, étaient curieux de lire la tribune de Kamel Daoud, parue le 6 mai dans le quotidien Liberté (*). Or, le texte du célèbre journaliste et écrivain, tant l’hostilité envers les Kabyles y est prégnante, est une source de désapprobation pour de nombreux lecteurs, dont je suis.

Au prétexte de se joindre à l’unanimité internationale — sauf celle d’une partie de son pays — qui accompagne le décès d’Idir et au chagrin de plusieurs millions d’admirateurs de celui-ci, Kamel Daoud, en vérité, instrumentalise l’aura du grand artiste kabyle à des fins propres à soulever les réserves les plus fermes. L’hommage qu’il rend à Idir est un prétexte — un stratagème plutôt — pour frapper d’anathème les amazighistes et, plus généralement, les Kabyles.  

Par contraste avec les mérites qu’il attribue à Idir, posé en modèle vertueux, dans une énumération hétéroclite et déraisonnable, Kamel Daoud vitupère celles et ceux — les Kabyles cela va de soi — qui, selon lui, porteraient une identité notamment : « régionaliste », « de caste », « autonomiste », « victimaire », « complotiste », « traître », « de souche », « enfermée », « exilée », « amnésique » et « fantasmée ». On reconnaît ici le sociolecte des intellectuels qui croient défendre l’universalité cependant qu’ils ne font qu’accompagner la raison du fort. À dire vrai, ce concept désincarné traduit avant tout les impératifs nécessairement homogénéisants de l’industrie du divertissement mêlés à la dynamique interne et historique des nations impérialistes, celle-ci étant forcément attentatoire aux droits des peuples dominés et à leurs spécificités civilisationnelles. Dans un tel contexte, commandé par une telle vision, l’enracinement, la transmission, la préservation, la survie même des cultures persécutées sont tenus pour autant d’arriérations et d’obstacles au Progrès. Je ne peux ici m’attarder sur le brimborion d’incriminations telles que : « complotistes » ou encore de « souche », repris à la doxa médiatique d’une partie de la gauche européenne, qui situent de façon dommageable l’énonciateur de semblables propos. 

Sur le plan de la forme, la contribution de Monsieur Daoud est organisée autour de deux idées sans cesse répétées. Idir serait un modèle pour l’universalité, en contraste avec l’enfermement identitaire des autres Imazighens — Kabyles, évidemment — tenus pour des racialistes, des séparatistes, des archaïques qui se mettent hors des valeurs universelles, que, au demeurant, Kamel Daoud ne définit jamais. Tout cela donne à penser que ce texte dérive d’une écriture impressionniste marquée par des périphrases polémiques, des circonlocutions qui dissimulent la virulence de sa pensée à l’encontre des montagnards, puisque, pour l’écrivain, il n’est jusqu’au mot montagne qui ne soit entaché d’infamie. Le fond de cette tribune quant à lui est proprement falsificateur, qui ne fait aucune place à l’histoire et aux savoirs constitués. 

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Aux Kabyles, Kamel Daoud prête des sentiments et des desseins qu’il n’illustre d’aucun fait significatif. Pour ce faire, il met à l’écart l’histoire de l’amazighisme, l’histoire générale de l’Algérie et de l’Afrique du Nord, enfin tout ce qui concerne les conditions globales de la construction des États-nations et des peuples. Autrement dit, les assertions de monsieur Daoud ne sont que des subterfuges pour faire du combat amazighe, encore aujourd’hui principalement porté par les Kabyles, ce qu’il n’est pas. 

Il est sans doute important de rappeler que si l’on consulte, serait-ce de manière superficielle, l’œuvre d’artistes aussi divers que Lounis Aït-Menguellet, Ferhat Imazighen Imula, à plus forte raison celle de Lounès Matoub — et celle d’Idir — on constate que la défense de l’amazighité est, de façon systématique, associée à la promotion de la sécularisation, des droits humains, et, dans le cas de Ferhat Imazighen, de Matoub et d’Idir des droits des femmes. Ce sont autant de causes que M. Daoud prétend défendre et qu’il a probablement en tête lorsqu’il invoque son imprécise universalité.

Les mêmes thèmes irriguent les films pionniers du cinéma kabyle : Macahu, La Colline oubliée et La Montagne de Baya. C’est une sève semblable qui a nourri des organisations politiques (la Ligue algérienne des droits de l’homme, par exemple) cofondées par des Kabyles dont beaucoup étaient connus et même détenus pour leur amazighisme. Pour ce qui concerne l’autocritique au sein du milieu artistique et militant kabyle, nul n’a attendu M. Daoud pour en user, jusqu’à la négation de soi. Certes, Kamel Daoud le concède : «  Bien sûr le malheur fut long et coûteux ». Toutefois, c’est aussitôt pour accabler les victimes de ce malheur : « mais le martyr [sic] autorise-t-il à regarder l’autre comme il vous regarde ?  Permet-il de répondre à une exclusion par une exclusion ? À rêver d’une séparation à cause d’un rejet ? Faut-il faire de la douleur une caste et un repli et une illusion de supériorité sur les autres ? » On l’observe : l’auteur ne précise pas qui a subi ce malheur et ce martyre. Qu’importe, puisque ces questions rhétoriques sont posées à seule fin de faire des « victimes » une image symétrique des bourreaux. 

Ensuite, pour jeter le discrédit sur ceux qui tiennent pour devoir de défendre une civilisation amazighe menacée d’extinction imminente, Kamel Daoud expose des postulats qui n’ont aucun lien avec la réalité pour en tirer des conclusions qu’il tient cette fois pour une réalité tangible. Monsieur Daoud s’est-il informé de la structuration du nationalisme algérien comme aspiration à établir une nation exclusivement arabe et musulmane sur un territoire alors en grande partie amazighe ? S’intéresse-t-il au rôle déterminant de la Ligue arabe puis de l’Égypte de Nasser dans le mouvement national algérien ? Comment expliquer que des mouvements dans un premier temps principalement animés par l’adhésion des Kabyles à l’idée d’indépendance de leur pays se soient livrés à l’arabité et à l’islamité ? À quel prix cette allégeance s’est-elle produite ? Comment expliquer que de hauts responsables du FLN, notamment des Kabyles, aient fait exécuter pour berbérisme les premiers grands défenseurs politiques de la civilisation amazighe que sont Amar Ould Hamouda, Bennai Ouali et M’barek Aït-Menguellet ? Comment interpréter la révolte du FFS en 1963 et les actes de viol et de torture commis alors sur les Kabyles ? Comment expliquer les tortures subies par des centaines de militants berbéristes dans les années 1970, par les 24 du printemps 80 et par ceux du printemps 81 ? Comment expliquer l’assassinat de cet autre symbole qu’est Lounès Matoub ? Comment expliquer les massacres de 2001 ? Comment expliquer le fait qu’un État a mobilisé tous les instruments dont il dispose : constitution, institutions militaire, policière, médiatique, scolaire et religieuse pour anéantir la civilisation amazighe, incarnée par une population : la population kabyle ? À ces questions, monsieur Daoud répond par des notions imprécises et des attaques outrancières qui altèrent à l’extrême la réalité historique. On comprend alors que le célèbre écrivain veut peser de tout son poids pour conduire les Kabyles à douter de la légitimité de leur combat et de leurs revendications en faveur de l’établissement d’institutions régionales ou nationales propres à contenir la disparition des vestiges de leur civilisation.

À travers imprécisions, approximations et inexactitudes, on peut voir ce qui indispose le plus M. Daoud. Par un procédé inélégant — assujettir à son dessein la mort d’Idir — il s’attaque aux groupements opérant en Kabylie, en France et au Canada pour promouvoir l’émergence d’institutions politiques allant de l’État-nation amazighisé, passant par l’État fédéral, jusqu’à l’autonomie ou l’indépendance de la Kabylie. Ici, il faut insister sur ce fait que, à la différence des deux autres entités que l’écrivain semble mettre en cause, les amazighistes, qu’ils soient supranationalistes, algérianistes, fédéralistes, indépendantistes n’ont jamais emprisonné, kidnappé, torturé, violé, tué et massacré au nom de tamazight ou de la kabylité. Jamais. 

Dans ce dessein, il me semble que Monsieur Daoud procède à un détournement, justement illégitime, de la figure respectée d’Idir. Selon ce que je sais de la personnalité de ce dernier à partir de ses interventions publiques et des échanges que j’ai eus avec lui, Kamel Daoud controuve la pensée et la personnalité Idir pour soutenir sur l’amazighité et l’amazighisme des thèses dénuées de fondations. Qu’il le sache : Idir, comme beaucoup d’entre nous, nourrissait respect et admiration pour les noms que j’ai cités et pour d’autres. Il n’y a aucune contradiction entre la modalité sereine de son amazighisme et celles choisies par les autres. Pour résumer par une métonymie ce que je sais — produit d’échanges avec les deux artistes —, je dirai que Lounès Matoub nourrissait pour Idir la plus grande admiration et qu’Idir tenait Lounès Matoub pour un « mythe » que « nous avons le devoir magnifier ». Mais, à la réalité, monsieur Daoud préfère l’ignorance et les chimères.

Enfin, pour ce qui a trait à l’attitude générale du très célèbre écrivain envers les Kabyles, avant d’inciter ceux-ci à se renier, il devrait se souvenir que c’est la vertu villageoise et l’amazighisme qui ont conduit beaucoup de Kabyles à le soutenir quand un appel au meurtre fut lancé contre lui. C’est, dans les faits, une démonstration de l’universalité des valeurs promues par les montagnes et l’amazighisme enraciné. 

Y. S.

 

(*) Addendum : Je remercie Le Matin d’Algérie d’accueillir un texte qui, initialement, n’était pas destiné à y être publié. Il est conçu comme une réplique vigoureuse mais sobre aux impressions que Kamel Daoud a publiées le 6 mai 2020 dans le quotidien Liberté. Après engagement, réserves, sous-entendus malveillants, esquives, le directeur de la rédaction de Liberté a notamment exprimé sa volonté de ne pas, par des attaques personnelles qu’il prétend avoir repérées dans mon texte, « blesser » Kamel Daoud. Il a aussi trouvé sujet à caution le fait que je cite un passage extrait du texte de monsieur Daoud et dispensables des passages cruciaux de ma réponse. Après s’être engagé à publier ma réponse ce jeudi, je n’ai plus eu de nouvelles de la direction du journal. Comprenons que, dans un moment où une campagne de dénigrement et d’insultes est menée contre la Kabylie, chaque action prend un sens éloquent. Publier d’abord une contribution qui manipule ouvertement la figure d’Idir, animé de plus par une aversion remarquable contre les Kabyles, puis refuser qu’on réplique à ce texte en le citant et en mettant en cause son célèbre auteur indique assez dans quel camp l’on se range. Yalla Seddiki

Yalla Seddiki est Docteur en Lettres modernes. Il est notamment l’éditeur de : Lounès Matoub, Mon nom est combat, Étude, traductions et annotations, Paris, La Découverte, 2003 ; co-auteur (avec le photographe Yazid Bekka) de Kabylie belle et rebelle, Paris, Non Lieu, 2007. Derniers ouvrages parus : Rimbaud is Rimbaud is Rimbaud, Paris, Non Lieu, 2018 et Guy Debord automythographe, Paris, Non Lieu, 2018.

Auteur
Yalla Seddiki

 




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