Je découvre avec stupeur, profonde émotion et bouleversante satisfaction l’écrit d’un citoyen algérien. Voici ses particularités : sincérité absolue, don de soi total au peuple démuni, amour inconditionnel pour la liberté et la démocratie, mépris total des privilèges et des « zaïm » qui en jouissent, lutte armée contre le colonialisme sans jamais jouer au « militaire » mais en demeurant un militant politique, encore lutte armée contre la dictature militaire, puis légale contre la caste dominante qui la remplaça, vision unitaire du peuple (amazighe et arabophone) bien que l’auteur est de Kabylie. Et tout cela sans en tirer aucun avantage matériel, mais seulement la conscience d’accomplir un devoir éthique. Cet homme, ce citoyen, ce moudjahid, ce militant ininterrompu de toute une vie s’appelle Abdelhafid Yaha. Ce qu’il dit, preuves à l’appui, demeure d’une utilité actuelle brûlante et précieuse pour toute personne ayant le sens de sa propre dignité citoyenne, qu’il soit d’Algérie ou d’ailleurs. Avec Larbi Ben Mhidi et Abane Ramdane, Abdelhafid Yaha est l’un des hommes vrais de la terre algérienne, et du combat pour la liberté réelle du peuple.
Combien de personnes connaissent le parcours de vie de Abdelhafid Yaha, ont lu son témoignage ? Il comprend les trois phases historiques algériennes : durant le colonialisme, pendant la dictature militaire, puis la très relative ouverture démocratique.
Vu l’ampleur du contenu et l’importance des observations de Abdelhafid Yaha, en rendre compte nécessite plusieurs parties. Plutôt que résumer les propos, risquant le superficiel, il est préférable de fournir des extraits pour rendre compte du témoignage.
Voici la première partie, concernant la guerre de libération nationale.
Commençons par la manière de relater son histoire.
« Il en est de notre guerre de libération comme pour nombre d’autres événements marquants : à défaut de témoignages vivants, d’écrits impartiaux, les préjugés et les ragots sont devenus des vérités historiques. Des portraits de révolutionnaires sont dressés régulièrement au rasoir. Souvent saignants, ne retenant que la moitié de la vérité. Partiale et souvent tendancieuse, la littérature guerrière abondante des anciens soldats français et de quelques historiens « révisionnistes » ont achevé cette écriture approximative et franchement pleine d’idées reçues. Ne dit-on pas qu’un mensonge ressassé devient par la force de la répétition une vérité ! »
Dès lors, quel est le but de l’auteur, Abdelhafid Yaha ?
« Mon ambition n’est bien entendue pas de refaire l’histoire. Encore moins d’intenter un quelconque procès in absentia aux ordonnateurs et acteurs de cette terrible tragédie. Les faits sont là avec tous les drames associés. Et dans de telles circonstances, la vérité est souvent en deçà des faits. Dans ces pages comme ailleurs, mon souci premier et ultime est de raconter ce que j’ai vécu. »
Dans les divers récits sur la guerre de libération, le rôle des femmes est généralement occulté ; ceux qui l’évoquent se contentent de signaler les « poseuses de bombes », présentées dans le film « La bataille d’Alger ». Quant à Abdelhafid Yaha, voici ce qu’il déclare :
« Et en la matière, les femmes ont fait montre d’une grande imagination. C’est grâce à leur courage et leur dévouement que nombre d’entre nous ont survécu aux ratissages. A ce stade de mon récit, je ne peux oublier leurs sacrifices. Elles méritent toute ma reconnaissance tant nombre d’entre elles ont bravé viols, tortures, emprisonnement et voire la mort pour nous apporter soutien et renseignements dans les moments les plus critiques. Devant l’emprisonnement, la surveillance, voire la liquidation des hommes, les femmes ont repris le flambeau de la lutte et ont été à nos côtés sans défaillir dans les moments les plus difficiles. »
« Ces braves montagnardes, souvent sans instruction, que le régime méprisera en les renvoyant à la cuisine une fois l’indépendance acquise, ont pour moi plus donné à la révolution que nombre de ces responsables de palace qui se sont découverts des pouvoirs putschistes à l’abri des chars en 1962.
Femmes sans peur et moudjahidate de conviction, n’en déplaise aux machistes de tout acabit, elles n’ont eu que leur détermination, leur intelligence et leur sens du sacrifice à opposer à la machine de guerre française. »
La guerre fut-elle décidée, organisée et dirigée par les chefs d’un sommet hiérarchique, comme le font croire certains, s’octroyant ainsi une « légitimité » opportuniste ?
« Il était évident que perdre un tel officier était un sacré coup pour nous, cela dit j’avoue que la lutte au quotidien était menée au niveau des démembrements subalternes de l’organisation (qasma, secteur, région, zone) en parfaite autonomie. Chaque section ou groupe prenait l’initiative et décidait seul – hormis les cas de rassemblement de forces – de ses mouvements et des actions à mener sur le terrain. »
Qu’en fut-il de l’action et de la solidarité des chefs, résidant à l’extérieur des frontières, en ce qui concerne les combattants de l’intérieur ?
Commençons par « la cruciale question des armes », comme le souligne l’auteur.
« Malgré les nombreux courriers alarmants envoyés par Abane Ramdane et des responsables de l’intérieur pour fournir l’ALN en armes et munitions, la délégation extérieure, et plus tard le Malg d’Abdelhafidh Boussouf et l’EMG, n’ont rien fait. Ou pas grand-chose. On a préféré louvoyer, regarder ailleurs, voire intimider ceux qui dénonçaient à corps et à cri l’asphyxie des maquis. Le désintérêt de ces « chefs » a été, pour nous, manifeste. »
« Dans cette course à l’armement, je dois dire que contre toute règle de solidarité qui caractérise une révolution, chaque wilaya s’est débrouillée comme elle a pu. Située au centre du pays, la nôtre a été celle qui a éprouvé le plus de difficultés. »
Outre au manque d’armement, qu’en était-il de l’envoi de combattants de l’extérieur à l’intérieur ?
« Tout compte fait, au fil des années, les officiers de l’extérieur, que cela soit les Com Est ou Ouest, le Malg de Boussouf ou même par la suite l’état-major avaient, tous autant qu’ ils étaient, contribué à masser plusieurs dizaines de milliers hommes dans les bases arrières du Maroc et de la Tunisie.
Aux demandes de djounoud qui ont souhaité rentrer au pays on a opposé une indifférence troublante. J’ai appris de la bouche de certains qui avaient rejoint vers 1958 et 1959 les maquis de la wilaya III qu’il avait fallu qu’ils insistent auprès de leurs supérieurs pour qu’enfin on les autorise à franchir les barrages électrifiés et rejoindre la lutte armée de l’intérieur. Très remonté, Saci Amar m’a aussi confié l’indifférence des responsables de l’extérieur devant la situation des djounoud du maquis. Ce moudjahid était rentré en 1958 pour se battre à nos côtés.
Le processus de recrutement et de massification des djounoud dans les pays voisins s’est particulièrement accru à partir du début 1960. A quelle fin ma foi renforcer ces unités expatriées, si ce n’est pour peser dans la lutte pour le pouvoir ? Point de mystère. Et de fil en aiguille, affaiblir les unités de l’intérieur dans la perspective du cessez-le-feu. Le résultat on le connaît : le clan d’Oujda s’est imposé ouvertement dès la création de l’état-major avec et grâce justement à cette force armée laissée à l’abri des combats de la guerre de libération. »
Venons-en à l’argent, le nerf de la guerre : quel en furent l’importance et le mode d’emploi ?
« Combien de millions ces responsables ont-ils reçu de la Fédération du FLN de l’Europe et de pays amis ? Un pactole colossal, fruit de la sueur de notre émigration. A quelle fin ? Si ce n’est pour entretenir des contingents d’hommes loin du théâtre des combats. Ce n’était pas pour nous apporter leur soutien dans la lutte armée. Non. Ces immenses sommes d’argent auraient pu ou dû servir à apaiser la pauvreté des millions d’Algériens enfermés dans les camps de regroupement, armer et nourrir ceux qui luttaient au quotidien contre l’armée française. Mais non, cela n’a pas été le cas. On a fait barrage à cette manne financière pour les besoins des états-majors politiques et militaires de l’extérieur. Pendant toutes ces longues années de résistance, nous avons vécu de nos ressources propres. Des ressources qui provenaient justement des cotisations du peuple. »
Dès lors, la question se pose : cette armée de l’extérieur et ses chefs, ont-ils mené une quelconque guerre de libération nationale ? Si non, quel était le but de ces chefs ?
« La guerre se menait à l’intérieur. S’ils avaient pour seul objectif de libérer le pays, il n’y avait aucune raison pour que tous ces milliers d’hommes bien armés et leurs dizaines d’officiers établissent leur camp à demeure sur les terres des pays frères. Nombre de ces officiers ont été gratifiés de promotions fulgurantes. Je le dis comme je le pense. On ne pouvait décemment diriger une révolution aussi longue et coûteuse en hommes comme la nôtre, à partir de l’étranger. Autrement dit, à distance.
Elle devait se faire au milieu des révolutionnaires et du peuple. Au cœur du pays pour lequel on se battait. Comme l’ont fait au demeurant des milliers de maquisards. Trop longtemps éloignés du théâtre de l’insurrection armée, ces dirigeants et leurs clientèles sont demeurés loin, trop loin, des terribles réalités dans lesquelles vivaient le peuple algérien et les maquisards. Si ce n’était pas une fuite caractérisée de la lutte armée, c’était en tout cas synonyme de renoncement au serment de novembre. »
À ce point s’impose la question : d’une telle situation anormale, pour ne pas dire de trahison, qui étaient les responsables et en quoi consistaient leurs motifs ?
« La révolution algérienne a été sacrifiée devant l’intérêt étroit de quelques chefs. C’était chacun pour soi. Sinon comment expliquer que les wilayas proches des frontières (la I, la II et la V) n’aient pas joué le rôle de courroie de transmission des armes pour les « frères » du centre du pays ? »
Plus précisément encore, qui étaient les chefs manquants à leur devoir, et ce qui les motivait ?
« La responsabilité de l’extérieur dans l’acheminement des armes a été énorme. Tous ceux qui étaient chargés de cette mission ont failli. Échoué. Sur le tard, j’ai subodoré, comme nombre de compagnons d’ailleurs, un abandon tacite des wilayas à leur sort. Les chefs de l’extérieur étaient plus préoccupés par les luttes de clans, les postes les plus en vue. Sinon, comment expliquer qu’au moment où les maquis se vidaient en hommes, en armes et en munitions, les unités de l’extérieur étaient suréquipées et renforcées en hommes et avec un armement flambant neuf ? »
Cette question implique logiquement une autre : à quoi visaient ces luttes pour les postes ?
« Le siphonnage des maquis n’a finalement atteint qu’un seul objectif : renforcer le pouvoir de l’état-major général, créé début 1960, dont le chef était le colonel Houari Boumediene. Cette structure n’a pas servi l’ALN de l’intérieur, celle qui affrontait l’armée française au quotidien. Mais les desseins d’un clan pour la prise du pouvoir. Je le dis aujourd’hui comme hier. A l’intérieur, nous avions d’ailleurs la dent dure contre les dirigeants du FLN réfugiés à l’extérieur. Car personne ne s’expliquait le peu d’empressement de l’état-major à soulager les troupes de l’ALN de l’impitoyable pression à laquelle elle était soumise en continu.
C’était entendu, nous considérions que tous ces responsables installés au Maroc, en Tunisie et ailleurs avaient manqué à leur devoir. Ils nous avaient lâchés. Ce constat était largement partagé entre nous au maquis. »
Malgré tout ce manque en matériel, en hommes et en argent, les combattants de l’intérieur ont réussi à contraindre la puissante quatrième armée impérialiste du monde à reconnaître sa défaite. À tel point que Che Guevarra vint en Algérie pour comprendre ce « miracle ». Il fut obtenu au prix des sacrifices les plus cruels, en sang, en larmes et en destructions, grâce à la conviction, à l’intelligence et à l’amour absolu de la liberté de la part de militantes et militants dévoué-e-s au peuple. En passant, A. Yaha révèle les aspects vrais de deux cas fameux : la « bleuite » et l’ »affaire Si Salah ».
À la lecture de ,son récit les conclusions à tirer sont les suivantes :
– compter sur soi-même ;
– savoir transformer la faiblesse matérielle en force tactique, en se basant d’une part, sur la conviction de combattre pour un juste idéal, et, d’autre part, sur le lien le plus étroit avec le peuple ;
– ne pas aspirer au chef par ambition personnelle (signe de carence d’ego), cause de privilèges au détriment des camarades et de l’idéal de lutte.
Ces caractéristiques de la guerre de libération nationale, qui ont distingué l’action de Abelhafid Yaha, ne demeurent-elles pas valables encore aujourd’hui, pour la lutte d’émancipation sociale du peuple ?
Ce qui eut lieu après le cessez-le-feu sera exposé dans la prochaine contribution.
K. N.
Email : kad-n@email.com
Abdelhafid Yaha, Ma guerre d’Algérie : Au cœur des maquis de Kabylie (1954-1962), Souvenirs recueillis par Hamid Arab, paru chez Inas édition en Algérie, et Riveneuve Editions en France, 2012.