Concernant le problème du temps, pour l’évolution de la société algérienne actuelle, voici la contribution complétant trois autres, auparavant publiées (1). Dans les précédentes fut examiné le peuple comme agent social. À présent, intéressons-nous à l’agent social dominant, en posant la question, formulée par un lecteur : a-t-il de « beaux jours » devant lui ?
Commençons par préciser certaines notions.
Que faut-il entendre par « dominateur » et « dirigeant » ? (2) On a affaire à une domination (à des dominateurs) quand l’agent exerce son pouvoir social par l’instrument de la contrainte contre les citoyens. Il s’agit de direction (et de dirigeants) dans le cas où l’exercice du pouvoir s’exerce par l’instrument du consensus des citoyens.
Dans les deux cas, la gestion du pouvoir se manifeste de diverses manières, selon la gravité de la situation, comme on dit communément, plus exactement de la résistance des citoyen-ne-s dominé-e-s.
Premier instrument : armée. Deuxième : police politique. Troisième : police dite civique. Quatrième : lois et législation. Cinquième : idéologie (école, moyens d’ « information », « culture », moyens de « divertissement », religion ou « morale »).
Partout et toujours, l’idéologie (qu’elle émane des dominateurs ou des dirigeants) présente ces institutions comme celles de la « nation » entière ; elles seraient donc « au-dessus » des conflits présents dans la société. Or, l’observation objective des faits démontre que ces institutions sont toujours et d’abord les instruments de la caste au pouvoir ; ils servent en premier lieu ses intérêts (et de la classe qui lui permet d’exercer le pouvoir, comme on le verra par la suite).
Dans la situation de domination sociale, parce que les citoyens contestent, d’une manière ou d’une autre, la légitimité de la caste au pouvoir, celle-ci, pour s’y maintenir, a recours en priorité aux institutions qui emploient la force : armée, police politique, police civique, législation (autrement dit établir des lois qui manifestent la force de la domination, ce qu’on appelle le « droit » de la force). Les autres institutions, d’ordre idéologique, demeurent secondaires (3). Parce que la résistance citoyenne a un niveau de conscience imperméable à la propagande idéologique dominante.
Dans la situation, contraire, de direction sociale, les institutions prioritairement utilisées par la caste au pouvoir sont celles idéologiques. Parce que les citoyens, bénéficiant de conditions économiques moins défavorables, accordent à leurs dirigeants un consensus, lequel est maintenu précisément par les institutions d’ordre idéologique. Ce n’est qu’en cas de conflit économique trop intense avec une partie significative de citoyens que la caste dirigeante se voit contrainte à recourir aux institutions employant la force. Par exemple en cas de grève menaçant sérieusement les intérêts du patronat, ou de mouvement social menaçant gravement la politique gouvernementale (4).
Ceci étant dit, qu’en est-il de la caste qui gère actuellement le pouvoir en Algérie ?
Si celle du temps de la dictature militaire (Ben Bella, puis Boumediène) était clairement une caste dominante (5), celle actuelle semble de type hybride. En effet, elle tend à employer davantage les institutions d’ordre idéologique. Notons bien : elle tend. L’aspect le plus spectaculaire de cette tendance est l’emploi opportuniste de la religion. Cependant, les institutions répressives sont toujours agissantes. Pas celles qui utilisent le maximum de force (appelons-la force brutale, pour s’inspirer de la notion anglo-saxonne de « hard power »), l’armée et la police politique, mais celles qui utilisent une force souple (soft power) : la législation et la police civique. En voici un exemple significatif.
Un communiqué de la Ligue algérienne de défense des droits de l’Homme (LADDH), bureau de M’sila (aile Saleh Debouz) informe (6) que « douze ahmadis ont été poursuivis pour les délits d’adhésion à une association non agréée, collecte de dons sans autorisation, non-notification des services administratifs de la réunion, conformément à l’article 46 de la loi sur les associations, notamment les articles 1 et 8 de la loi sur la collecte de fonds ».
Et si le citoyen consent au devoir d’avertir les autorités, voici ce qui lui arrive, selon le même communiqué :
« Des éléments de la police de Sidi Amer se sont déplacés au domicile d’un des membres de la secte après qu’il les a informés le matin du 8 septembre 2016 qu’il rencontrerait cinq membres dans son domicile, selon ce qui lui a été demandé (notification en cas de réunion avec les membres dans sa maison) ».
Or, une caste dirigeante n’a pas ce genre de lois, ni ce type de contrôle policier. Mais, comme l’écrit un commentateur de l’article paru sur Algériepatriotique :
« Pourtant la constitution algérienne est claire à ce sujet : Art. 36 – La liberté de conscience et la liberté d’opinion sont inviolables. Art. 41 – Les libertés d’expression, d’association et de réunion sont garanties au citoyen. Art. 45 – Toute personne est présumée innocente jusqu’à l’établissement de sa culpabilité par une juridiction régulière et avec toutes les garanties exigées par la loi. »
Là, nous trouvons l’expression d’une caste dirigeante.
Autre exemple. Le chef de l’État déclare : « « Le pouvoir se conquiert désormais, aux échéances prévues par la Constitution, auprès du peuple souverain qui l’attribue par la voie des urnes…» (7).
Mais où est cette souveraineté du peuple quand, pour se limiter aux cas les plus flagrants :
– un chef de l’État change arbitrairement le texte de la Constitution pour dépasser les deux mandats qui y étaient fixés, et, ainsi se perpétuer au pouvoir ;
– la liberté d’association des citoyens, pour débattre des problèmes et du choix des candidats, est strictement limitée par la volonté arbitraire des autorités étatiques ;
– la création de parti politique est soumise à autorisation étatique, laquelle est arbitrairement refusée à certains, comme le parti du fils de Mohamed Boudiaf ;
– les partis politiques existants sont arbitrairement limités dans leur droit de tenir des réunions avec des citoyens (8);
– le déroulement des élections n’est pas garanti par une surveillance impartiale, mais soumis à la seule gestion étatique, ce qui a entraîné, lors des dernières législatives, une fraude telle que même les téléphones portables l’ont montrée ? (9)
Voilà donc la nature du pouvoir en Algérie. Le texte de la Constitution est contredit par les lois édictées. De même, la déclaration sus mentionnée du chef de l’État est contredite par les faits cités ci-dessus.
Cependant, comme les actes sont plus importants que les mots, nous constatons que ce pouvoir est de type de fait dominateur, et seulement d’apparence dirigeant (10).
Comment expliquer cet aspect ? Voici une hypothèse. Suite aux révoltes citoyennes de 1988, la caste dominatrice fut éliminée. Pour éviter des conséquences trop graves dans le pays, la caste au pouvoir assuma un aspect dirigeant, en accordant des libertés démocratiques, propres aux castes dirigeantes. Cependant, avec le temps, cette même caste sut comment affaiblir le mouvement citoyen, et, donc, renforcer son pouvoir. Mais, contrairement à ceux qui accusent le peuple de n’être qu’une masse « inerte » et « aliénée », la caste au pouvoir sait qu’il n’en est pas ainsi. Voilà pourquoi, en plus du conditionnement idéologique auquel elle recourt (11), elle emploie également une législation qui la protège d’un mouvement citoyen contestataire. D’où les lois sur les diverses formes d’associations citoyennes autonomes : syndicats, associations, partis, etc.
C’est dire que cette caste gère le pouvoir en présentant un visage « dirigeant », alors qu’elle agit de manière dominatrice. Par conséquent ce n’est pas une domination ouverte et flagrante, ce n’est pas non plus une démocratie de type parlementaire. On pourrait la désigner par ce néologisme : une démo-dictature. À savoir : démocratique (expression du pouvoir du peuple) en apparence, dictatoriale (expression d’une oligarchie) en réalité. Donc, en fin de compte, caste dominante.
Nous arrivons à la question : cette caste a-t-elle de « beaux jours » futurs ?
Tout dépend de sa capacité à gérer la société. Cela implique plusieurs aspects :
1) Satisfaire les intérêts économiques des classes et couches sociales qui la soutiennent : la bourgeoisie étatique (en perte d’hégémonie (12)), la bourgeoisie privée mafieuse (en instance de devenir hégémonique (13) ), la bourgeoisie compradore de l’import-« export » (subalterne à la précédente), les couches supérieure et moyenne de la petite-bourgeoisie ;
2) Acheter et corrompre l’ »élite » intellectuelle, de manière à ce qu’elle se désintéresse de la situation du peuple, pour n’être obsédée que par le gain financier et la gloriole médiatique ;
3) Maintenir le peuple dans le servilisme, par le conditionnement idéologique, dont l’emploi instrumentalisé de la religion est le moyen le plus évident ;
4) Maintenir la jeunesse dans l’ignorance, la drogue, le banditisme, l’exil légal ou clandestin, pour conjurer sa révolte contre l’injustice ;
5) Réprimer les mouvements démocratiques citoyens autonomes par la législation, et ses conséquences : interdiction d’associations libres, limitation des activités de celles existantes, amendes ou prison pour les contrevenants ;
6) Et, grâce à toutes ces actions, réussir à manipuler les élections citoyennes au profit de la caste dominante, sans provoquer la révolte des électeurs e des électrices.
Une question se pose alors : de ces points quel est le plus important, c’est-à-dire celui qui pèse le plus sur la balance du rapport de force ?
Pour les mentalités étatistes, – qui sont la majorité -, c’est le premier. Par conséquent, ils en appellent à l’ « État », au « chef de l’État » et aux « forces responsables » (notamment, l’armée, notons-le) pour améliorer la situation du pays, ce qui signifie maintenir une gestion sociale où une « élite » devient capable de renoncer à un rôle dominateur, pour assumer celui dirigeant. Dans ce cas, nous sommes, toujours, en présence d’une gestion hétéro-gérée de la société. Cette solution donnerait-elle mieux qu’un Donald Trump (« président du complexe militaro-industriel ») ou qu’un Emmanuel Macron (« président des riches ») ? Cette solution pourrait, cependant, donner un système social à la sud-coréenne, ce qui est, déjà, reconnaissons-le, nettement mieux, puisque dans ce pays, un développement économique très appréciable a lieu (quoique capitaliste et quoique sans disposer de pétrole ni de gaz), d’une part, et, d’autre part, une responsable étatique suprême fut, par la justice, reconnue corrompue, fut jugée selon une procédure légale, et mise en prison.
Pour une minorité très étroite, de mentalité autogestionnaire, le facteur déterminant (pour savoir combien de « beaux jours » restent à la caste dominante), ce sont les citoyens qui finiraient par décider, et trouver les moyens, pour mettre fin à leur condition servile et/ou opprimée.
Comme déjà dit dans une autre contribution, le point de rupture survient quand la caste dominante ne peut plus dominer, et les citoyen-ne-s dominé-e-s ne peuvent plus supporter.
Dans le cas algérien, ce moment semble se jouer sur le plan économique. À ce sujet, rappelons-nous un fait historique : c’est le recours (ou l’intention de recourir, si la mémoire n’est pas défaillante) à la planche à billet (plus exactement les assignats) qui a été la goutte qui fit déborder le vase de la résignation du peuple français, lequel, alors, spontanément, sans parti ni dirigeant ni organisation, à la surprise générale, alla détruire la Bastille. On dit que gouverner, c’est prévoir. Selon la tradition, en entendant le peuple crier sous les fenêtres du palais royal, la reine Marie-Antoinette aurait demandé : « Que veulent-ils ? » – « Du pain, majesté, mais il n’y en a pas. » – « Alors, donnez-leur des biscuits ! ». En Algérie, le « biscuit » (religieux, législatif ou répressif) fonctionnera-t-il encore si le prix du pain augmente de manière insupportable pour le peuple ?
Mais, attention au danger à l’affût : que le mouvement populaire soit manipulé par des « youngs leaders » (14) (jeunes dirigeants) autochtones, au service de puissances étrangères (U.S.A., Israël, France, Angleterre) : elles ont intérêt à mettre au pouvoir cette nouvelle caste « dirigeante » (qui deviendra rapidement dominante, comme en Ukraine), afin de laisser ses instigateurs impérialistes mettre la main sur les ressources naturelles du pays. Alors, « armi 3aynak, ya chaab ! » (Fais attention, peuple !)
Et si le peuple se laisse tromper, et son action libératrice est récupérée, la responsabilité n’est pas à adresser à lui, mais aux détenteurs de savoir qui n’ont pas su ou pas voulu être avec lui pour lui éviter l’échec.
K. N.
Email : kad-n@email.com
Notes
(1) Le peuple, c’est quoi ? http://www.lematindz.net/news/25677-le-peuple-cest-quoi.html ;
LE PROBLÈME DU TEMPS : 1. des « peuplades » au peuple, http://www.lematindz.net/news/25716-le-probleme-du-temps-des-peuplades-au-peuple-i.html ;
LE PROBLÈME DU TEMPS : 2. Espoir, respect et unité dans la diversité, https://lematindalgerie.comespoir-respect-et-unite-dans-la-diversite-2
(2) La distinction s’inspire de travaux d’Alain Touraine.
(3) Nous ne suivons donc pas Benamar Mediene quand il déclare : « Le garde du corps [du pouvoir] le plus efficace, n’est pas le DRS, n’est pas l’armée, c’est la religion. » in « Comment Novembre a été perverti » (2), https://lematindalgerie.combenamar-mediene-comment-novembre-ete-perverti-2. En effet, sans les deux premières institutions, que serait la force de la religion comme institution dominante ? Il suffirait alors d’une correcte campagne intellectuelle auprès du peuple, et la religion ne fonctionnera plus comme instrument d’aliénation et de domination, mais de libération : ce fut le cas, en Amérique latine, avec la « théologie de la libération ». Même la religion chrétienne n’est devenue historiquement forte que lorsque l’empereur romain Constantin l’adopta, et qu’elle devint l’idéologie officielle de son… armée. C’est par ce stratagème qu’il obtint la victoire sur l’adversaire. Évidemment, les croyants en cette religion considérèrent la victoire comme étant l’œuvre du Dieu de Jésus. En réalité, l’instillation d’une foi supra-naturelle permit aux soldats de mieux se battre, sans crainte de mourir, puisqu’en échange ils gagnaient une vie éternelle dans la béatitude du Paradis.
(4) Limitons-nous à deux cas exemplaires, survenus dans les années 60 du siècle passé : le mouvement pour les droits civils aux États-Unis, puis le mouvement de mai en France.
(5) Bien qu’une frange importante, au nom du prétendu « soutien critique », la considérait comme « dirigeante » (comme « progressiste »), pour finir par reconnaître son caractère dominateur seulement après sa disparition, suite au mouvement de révolte citoyenne de 1988.
(6) Voir Algérie Patriotique, https://www.algeriepatriotique.com/2017/10/31/cinq-membres-ahmadiyya-de-msila-se-retirent/
(7) Quotidien El Watan, 31.10.2017, http://www.elwatan.com//actualite/bouteflika-l-ere-des-periodes-de-transitions-est-revolue-en-algerie-31-10-2017-355780_109.php.
(8) « Tout, depuis la croisade pour obtenir un agrément pour un parti politique, aux tracasseries pour obtenir une autorisation pour la tenue d’une activité partisane en dehors du siège, aux ingérences dans le fonctionnement des partis politiques avec la menace de redressement pour écarter les directions indociles, à la complicité pour promouvoir les forces de l’argent sur la scène politique, tout cela concorde à encadrer la vie politique de telle façon que le champ politique soit verrouillé et que l’activité de l’opposition se résume à sa plus simple expression. » Ali Benflis. Président de Talaie El Hourriyet, El Watan, http://www.elwatan.com//actualite/nous-revendiquons-la-democratie-nous-avons-commence-par-nous-memes-22-10-2017-355154_109.php
(9) « les lois organiques relatives au régime électoral et à la Haute instance indépendante de surveillance des élections n’ont contribué qu’à la consolidation de la mainmise de l’appareil politico-administratif sur le processus électoral et des mécanismes de la fraude. » Idem.
(10) Voilà encore un fait qui contredit l’affirmation de Mediene à propos de l’importance première de la religion, comme instrument de pouvoir.
(11) Sans oublier d’une part, certaines subventions aux plus démunis, et, d’autre part, la corruption et les faveurs concédés à la couche mafieuse du secteur privé (au détriment de la couche saine du secteur privé, tel Cévital), ainsi qu’à la couche compradore (import-« export »).
(12) Voir A. B., « L’économie algérienne n’est plus à dominance publique mais privée », http://www.algeria-watch.org/fr/article/eco/dominance_privee.htm.
(13) Voir Salima Tlemçani, Ali Haddad, l’argent et la succession, http://www.elwatan.com//une/ali-haddad-l-argent-et-la-succession-23-10-2017-355219_108.php .
(14) C’est l’expression utilisée dans les ouvrages des officines financées par les puissances impérialistes, telle celle états-unienne, la N.E.D. (National Endowment for Democracy). Voir K. Naïmi, « La guerre, pourquoi ? La paix, comment ?… », p. 533, point 5.2. National Endowment for Democracy (NED), en libre accès ici : http://www.kadour-naimi.com/f_sociologie_ecrits.html