Quand on regarde la photo des six membres fondateurs du FLN posant en costume-cravate, Mohamed Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche Mourad, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem et Rabah Bitat, photo prise le 10 octobre 1954 juste après avoir mis au point la déclaration du 1er novembre 1954 – ce qui signifie que le FLN a été créé le 10 octobre – on se demande, 70 ans plus tard, à quelle Algérie rêvaient ces hommes dont le plus âgé, Ben Boulaïd, avait 37 ans et le plus jeune, Didouche Mourad 27 ans. Trois d’entre eux, Mostefa Ben Boulaïd et Didouche Mourad tombés au maquis en 1955 et Larbi Ben M’Hidi, l’un des organisateurs du congrès de la Soummam, que le général Bigeard comparait à Hô Chi Minh et assassiné par le général Aussaresses en 1957 quelque temps après son arrestation, ne verront pas l’Algérie se libérer. Les deux autres seront assassinés après l’indépendance de l’Algérie. Krim Belkacem, qui s’était vainement opposé à Ben Bella, en 1970 en Allemagne. Mohamed Boudiaf, qui s’était opposé dès 1962 au « coup d’Etat », partira en exil en 1964. Président du Haut Comité d’État (HCE, janvier-juin 1992), il connaîtra le même sort que ses défunts compagnons le 29 juin 1992 à Annaba. Rabah Bitat, le seul finalement à avoir occupé des fonctions officielles au sein du FLN, dans l’Etat et des institutions étatiques de 1962 à 1990, est mort en avril 2000, dix ans après avoir démissionné de son poste de président de l’Assemblée nationale populaire (parlement).
Les précurseurs de novembre 54 – les six hommes cités plus haut mais aussi les trois dirigeants se trouvant alors à l’étranger (Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohamed Khider), le « Groupe des 22 » et les centaines de cadres et de militants de l’OS (organisation spéciale mise en place par le PPA en 1948 avant d’être démantelée par la police française en 1950), étaient mus par un seul objectif, l’indépendance de l’Algérie. Et le moins qu’on puisse dire, quand on lit la déclaration du 1er novembre 1954, c’est qu’ils ne semblaient pas avoir une idée bien précise de ce qu’ils voulaient comme projet de société : l’après indépendance en était quasiment absente. « Leur vision politique n’avait nullement la clarté qu’ils lui donneront après coup (…) ils cherchaient à tâtons leurs voies » écrit, à juste titre, Mohamed Harbi (L’Algérie et son destin, ed.Medias associés. Alger 1994). Aussi, expliquer à postériori les rivalités entre Ben Bella soutenu par l’état-major de l’ALN dirigé par Boumediene et Ait Ahmed, Boudiaf et Krim Belkacem, par un affrontement entre partisans d’un régime autoritaire militariste et partisans de l’idéal démocratique et des libertés, est-il tout ce qu’il y a de plus faux. « Tous les dirigeants du FLN entretenaient avec l’idéal démocratique un rapport instrumental » observe Harbi dans le livre cité. rivalités, qui apparaîtront après le congrès de la Soummam, vont déchirer le FLN, pour éclater au grand jour en 1962 à l’issue de la réunion du CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) à Tripoli en Libye, et qui plongent leurs racines dans les divisions du mouvement national à la veille de 1954, ont été certainement exacerbées par l’absence de projet de société post- indépendance.
En 1954, et même bien avant – les documents fondamentaux du mouvement national en font foi – hormis quelques références au socialisme, à l’islam, le projet de mise en place d’un Etat national dans en définir le contenu, la lutte pour l’indépendance nationale tenait lieu de seul et unique programme. Le FLN, fondé en novembre 1954, était dépourvu de programme politique. Le pari de ses fondateurs en déclenchant la lutte armée était d’ailleurs doublement risqué. En mettant tous les partis algériens devant le fait accompli, il n’était pas sûr que ces derniers le soutiennent . Mais comme toujours, c’est le système colonial, par sa répression massive dans les jours ayant suivi les premiers actes armés sur fond d’interdiction des partis algériens, qui va pousser les milliers de militants progressistes et communistes ayant échappé aux arrestations à rejoindre le FLN/ALN.
Un homme, Abane Ramdane, qui fut cadre de l’OS, et qu’on peut qualifier après coup de précurseur de novembre 54, avec l’appui de Larbi Ben M’hidi, va tenter de combler le vide politico-organisationnel qui s’ensuivit après le déclenchement de la lutte armée. Son appelà l’union et à l’engagement du peuple algérien , daté du 1er avril 1955, signe l’acte de naissance d’un véritable Front de libération et d’un mouvement national, qui va ouvrir la voie à l’intégration des communistes, des oulémas et des partisans de Ferhat Abbas au sein du FLN/ALN. En 1956, à l’issue du congrès de la Soummam dont Abane sera aux côtés de Larbi Ben M’hidi l’un des principaux architectes, le FLN se dote d’organismes dirigeants et d’une plate-forme politique réaffirmant la primauté du politique sur le militaire et surtout le caractère national de l’insurrection en vue de réaliser une République algérienne démocratique et sociale, marquant ainsi ses distances avec les thèses panarabistes et islamistes. Le fait que le texte de la Soummam stipulait que « le FLN n’était inféodé ni à Washington ni à Moscou ni au Caire » mit Ben Bella « dans tous ses états, et ce, en raison des liens qu’il avait avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser » témoigne Ali Haroun, ancien membre du CNRA (in hors-série de l’Humanité, spécial 50 ans d’indépendance).
Ceci expliquant sans doute cela, l’assassinat d’Abane en décembre 1958 par ses compagnons, juste après celui de Ben M’hidi par Aussaresses, et les purges qui s’ensuivirent au sein de l’ALN, a constitué un tournant dans cette guerre de libération. La plateforme de la Soummam est vite abandonnée. Le militaire, à savoir l’autoritarisme naissant, va graduellement prendre le dessus sur le politique, le débat d’idées et le projet de société esquissé en pointillé par la Soummam. Le FLN, selon Harbi, « va dès lors se structurer autour de « loyautés personnelles à fort contenu régionaliste » et ouvrir la voie à d’autres acteurs, plus jeunes, n’ayant pour la plupart aucun lien ou peu avec le mouvement national d’avant 1954.
Revenons en 1962. « A quoi rêvions-nous ? L’Algérie, malgré une guerre terrible, avait les possibilités matérielles, des cadres, une volonté pour en faire un pays prospère (…) On se disait que c’était possible, qu’on pouvait demander aux Algériens l’impossible (…) Tout s’est écroulé le 7 juin 1962, moins d’un mois avant la proclamation de l’indépendance, à la réunion du CNRA à Tripoli » explique Ali Haroun(in Hors-série Humanité). « Il y avait, poursuit Haroun, qui présidait une des sessions du CNRA de Tripoli, consensus sur le choix de la voie socialiste de développement. C’était l’époque. Le socialisme était porteur (…) De plus, on était persuadé que pour un certain temps, il fallait un seul parti ». Mohamed Boudiaf, qui avait claqué la porte en démissionnant du Bureau politique du FLN le 27 août 1962, créant le Parti de la révolution socialiste (PRS), parti se situant à la gauche du FLN, ne disait pas autre chose : « Ou bien l’Algérie se donnera un pouvoir révolutionnaire, un parti unique, authentiquement populaire (…) ou bien, au contraire, nous allons en Algérie vers la confusion, la multiplicité des partis » (Le Monde du 20 juillet 1962). Ait Ahmed, qui avait démissionné de toutes les structures de direction du FLN dès le 27 juillet 1962, et qui s’était tenu à l’écart des affrontements de l’été 1962, était sur la même longueur d’ondes : « nous sommes tous d’accord sur le plan idéologique ; des divergences peuvent apparaitre sur la mise en pratique ».
A cette époque, y compris pour Krim Belkacem, l’unicité du FLN était admise par tous. « Il est frappant quand on parle avec divers dirigeants algériens, à quelque tendance qu’ils appartiennent de les entendre tous employer le même
langage et proclamer les mêmes intentions : révolution, socialisme, réforme agraire, démocratie, neutralisme » écrivait Jean Lacouture dans le Monde du 6 juillet 1962. Bien mieux, aucun des dirigeants historiques opposés à Ben Bella n’a revendiqué des élections générales pour trancher la question du pouvoir ou du projet de société. Excepté Boudiaf, qui avait choisi de quitter le FLN le 27 août 1962, les autres historiques en sont restés membres. A l’instar d’Ait Ahmed partisan d’une « opposition constructive » au sein de l’Assemblée nationale, ou de Krim Belkacem qui participe aux côtés de Ben Tobbal et Boussouf au congrès du FLN ayant adopté la Charte d’Alger en avril 1964, ils ne cessaient d’appeler à la tenue d’une réunion du CNRA pour trancher la question de la légalité révolutionnaire et résoudre les divergences qui les opposaient.
Car bien avant l’indépendance, selon les statuts adoptés par le CNRA en 1959, le FLN était défini comme étant « l’organisation nationale du peuple algérien » (art.1) et il « poursuivra après l’indépendance du pays sa mission historique de guide et d’organisateur de la nation algérienne » (art.4). Ces dispositions statutaires, qui n’avaient soulevé aucune objection et qu’aucun précurseur de 54 n’avait remis en cause, ne plaidaient pas en faveur du multipartisme. Ils étaient conçus en droite ligne de l’idée que se faisaient les dirigeants à l’époque. Et pour cause, le FLN n’avait-il pas été créé en 1954 contre les partis, d’où le fait qu’il n’acceptait en son sein que des adhésions individuelles ? D’où le fait encore qu’il ait entrepris l’élimination physique du MNA de Messali Hadj puis l’interdiction du PCA (Parti communiste algérien) en novembre 62. Plus généralement, le FLN n’a jamais été conçu comme un front regroupant plusieurs forces politiques. Et sept ans de conflit armé ont sans doute accentué cette tendance à considérer que le FLN ne pouvait être qu’un parti unique, un parti- nation (Mohamed Bedjaoui, « La révolution algérienne et le droit », ed. Association des Juristes démocrates. 1961). Aussi quand en ce mois de juin 1962, juste après l’adoption sans coup férir et à l’unanimité du programme de Tripoli, texte qui préconisait la reconversion du « FLN en parti de masse » afin de « réaliser les objectifs de la Révolution démocratique populaire », les dirigeants du FLN s’étaient-ils séparés sur une question de pouvoir – qui devait diriger le FLN – et non sur des divergences concernant le projet politique. Que ce soit Krim Belkacem, Boudiaf ou Khider, qui avait démissionné de son poste de secrétaire général du FLN en avril 1963, les « historiques » du FLN, déçus par la tournure prise par la situation – Ben Bella s’étant montré plus habile –aspiraient tous à diriger la « révolution ». Mohamed Khider, qui sera assassiné à Madrid en 1967, et qui avait soutenu et secondé Ben Bella dans son ascension au pouvoir ne déclarait-ilpas en avril 1963 lors de son entrée en opposition : « je déclare que la légalité, c’est moi Khider, qui en détient une partie, comme Boudiaf, comme Aït Ahmed, comme Bitat » ?
Quant à la rivalité entre « civils » et « militaires » après que l’état-major de l’ALN dirigé par Boumediene se soit rangé derrière Ben Bella, elle reste plus ou moins discutable dans la mesure où, excepté Ferhat Abbas qui rallie en 1956 le FLN, une grande partie des dirigeants du FLN ont fait leurs armes au sein d’organisation paramilitaires comme l’OS (Boudiaf, Ben Bella, Ait Ahmed…), carrément dans le maquis – Krim Belkacem avait pris les armes dès 1946 – ou au sein de l’ALN comme certains membres du Groupe des 22 ( Ahmed Ben Tobbal par exemple).
C’est sur le tard – Ait Ahmed vers la fin 1963 quand il s’est aperçu de l’impossibilité de faire évoluer de l’intérieur les institutions – que les précurseurs de novembre 1954 se sont convertis à l’idéal démocratique pluraliste. Et s’il y a du dépit chez ces hommes qui, ne l’oublions pas, étaient avant tout des patriotes qui ont permis à l’Algérie de se libérer, c’est peut-être pour ne pas avoir tranché la question du projet de société et de l’identité algérienne avant l’accession du pays à l’indépendance nationale.
H . Z .
Analyse parue dans « Novembre et la faillite démocratique », publié en 2015 par les Editions Marguerite et le Matin d’Algérie