Revenons-en à notre cas. Sommes-nous les réparateurs de la panne historique qui aurait pu abîmer la machine des concepts ? Nous, enfants légitimes de la dictature, que nous exerçons avec de l’abnégation et du dévouement, nions, sans la moindre retenue morale, notre position historique.
Or, il se trouve que l’accès à la démocratie a un prix : l’affect devrait reprendre le dessus sur la passion, et le politique son illustre pouvoir sur ce que la postmodernité a sécrété comme faveurs idéologiques cédées par la disparition du temps existentiel (naissance, vie, mort) à la multiplicité des instants politiques féconds.
La rencontre de Ghozali (que son âme repose en paix) avec les partis était immensément féconde et elle témoigne d’une céleste candeur de la part de toutes les parties incluses dans ce dialogue qui, actuellement, pourrait nous aider à reconstruire la démocratie post-historique (la disparition de la sacralité de l’écrit) selon ce que la facticité a réussi à nous imposer comme doxa populaire et comme praxis politique aveugle (sans lien avec les horizons historiques effacés par des temporalités que l’humain n’a jamais rêvé contrôler). La diffusion sur Youtube d’un extrait de cette rencontre m’a incité à parler de ce que j’ai vu dans les propos des uns et des autres.
Relançons la démocratie locale.
D’abord, les agents qui seraient contre cette démocratie sont, en premier lieu, les lobbies diversement appréciés. De quelque structure qu’ils soient, notamment la bourgeoisie semi-cultivée, ces lobbies incarnent l’hégémonisme de l’Instant adialectique, donc tyrannique pour ne pas dire criminel.
Ceux qui ont cru à la démocratie lors des années de sang ne pourraient remettre en question un acquis qu’ils ont amplement contribué à arracher des « mains assassines » du Sujet vivant une normalité intrigante pour les Êtres passionnés par l’union de l’Instant avec le néant. L’équation est simple : au moment où la violence sidérait les Algériens, les voix politiques ne se sont pas tues ; mais, la période de post-pluralité purement libérale a réussi à faire taire ce que nous pourrions appeler le sujet inscrit dans les compétitions passionnelles (toutes sortes de tensions sociales légères : on voit comment les Algériens fêtent la réussite d’un élève au bac, l’accès à un logement, le succès dans une élection locale, etc. ; c’est comme un deuil raté, mais maquillé).
Ensuite, les conservateurs, pour des raisons bio-civiles (dues à l’union de l’Etat à la biologie) ne veulent pas céder le privilège politique par lequel l’Être, par l’écrit et par la réflexion, assassine les pulsions existentielles les plus répréhensibles.
Les militants inscrits dans cette logique freinent l’élan révolutionnaire qui permettrait de contracter les temps de sorte que l’abstraction ne soit pas profitable à la bourgeoisie culturaliste (les raccourcis réussis par la musicalité de la langue) et que les instants hégémoniques ne puissent plus profiter à l’Être confisqué par les corporations inscrites dans les romantismes dramatiques.
Les conservateurs n’aiment pas que, cela s’entend très bien, la réflexion leur soit « volée » et que les verbalisations ne soient point les seules autorités matérielles qui président à la naissance de l’Histoire et des joies sobres et sublimes qu’elle produit. Le rythme d’écriture de l’Histoire sait (passez-moi ce mot un peu vulgaire) connecter les forces mouvantes mais invisibles de la société avec les tyrannies « légitimes » du politique et surtout de ses programmes.
En dernier lieu, la catégorie des techniciens, surtout politiques, née du retrait des idéologues de la scène intellectuelle. Les techniciens agissent comme des Êtres dépourvus (par eux-mêmes) de toute possibilité non pas de réflexion, mais d’instant thérapeutique tel que prévu par les prêcheurs candides de la paix (sans lien avec les tentations temporalisantes des bellicistes) contre les tortures que nous laisse comprendre l’exercice politique mis sous la lumière des agents veillant à la non compromission du sujet avec l’objet qui lui reste pourtant un fidèle esclave (il faut raser la tension du topo maître-esclave et la remplacer par des rapports de force capables de toucher tous les instants existentiels qui sauveraient l’humain de la coupure historique qui a ruiné l’âme humaine.
Les techniciens du politique tentent de tout caporaliser, y compris l’éventuelle fête politique (pensée par eux comme factualité bourgeoise, donc très lourde à concevoir et à laquelle il faut assister). Ils ne sont pas responsables de leurs actes. Les techniciens devraient l’imputer aux conceptualistes-idéologues qui n’acceptent jamais que les protocoles politiques soient enlaidis par des actes-raccourcis d’où qu’ils viennent. Les salaires des invités au banquet ne seront touchés par le trésor public.
Pourquoi ne pas vivre la démocratie ?
D’abord, exiger que le politique se massifie par la négation du système producteur des instants nuisibles à l’espérance démocratique. Nous vivons toujours dans un climat de guerre jamais souligné par les militants depuis notre émergence dans l’espace nord-africain. Il faut juste savoir que malgré la disparition de la violence inter-ethnique maquillée politique par les forces de l’espérance nihiliste (les recours au messianisme violent et au mysticisme bourgeois), nous vivons toujours entre deux barrages dont le topo nous fait revivre le climat de guerre. Cela est renforcé par le sécuritisme qui n’a pourtant jamais pu régler la problématique humaine. A tel point que personne ne connaît son voisin dont pourtant il maitrise très bien le système de pensée produite par les copies de la fausse épistémè. Commençons par la discussion publique des budgets, communal et wilayal, dans un cadre verbal qui puisse scientifiquement catégoriser et nommer. Il faut consommer les pulsions revanchardes et pessimistes. Pas en jouir.
La menace qui pèse sur la démocratie en Algérie s’incarne dans les failles anthropologiques de l’Être nord-africain (non comme Être par lui-même), mais comme cumuls de réflexes historico-idéologiques (éthiquement légitimes) dont la manifestation correspond à l’épistémè capitaliste, dans ses diverses phases. Discuter un budget, pensé-je, nous mènerait à la négation du moralisme dont se servent les forces néo-bourgeoises inscrites dans un conservatisme pluridisciplinaire qui a pour fonction majeure le contrôle de l’immense objet que personne ne reconnaît, vu son inéligibilité à l’objectivité socio-scientifique, qu’est la psyché humaine. Celle-ci n’est ni mesurable, ni encore définissable en dehors de la phénoménologie, que nous philosophes algériens laissent dans une science immanente, sans liens avec les extériorités agissantes qui pourraient en profiter.
Ensuite, imaginer une nouvelle cité, dans un processus ontologique qui décapiterait les traumatismes humains, car ils ne sont pas guérissables. Il faut, cela je le dis avec la plus grande des peines et avec la plus grande des amertumes (contrairement à ces médecins qui viennent annoncer une grave maladie avec une froideur presque jouissive : la joie, là, n’est qu’un moment intensément vécu avec soi-même), amputer.
Certes, nous pourrons tomber dans le piège de la table rase, en pensant à une révolution où la place publique n’a comme occupants que les clients des pulsions faussement refondatrices. Mais, la trêve que nous exigent les mouvements de l’Histoire ne peut point céder à la tentation bourgeoise, qui sait structurer les composants essentiels de la psyché.
L’imagination d’une Cité, bien qu’idéale (se serait juste une copie de l’Être historique, de ses espérances, ses attentes, ses peurs et ses projets), pourrait exprimer l’enfoui et l’adapter au contexte historique. Personne, parmi les habitants de la Cité, n’accepterait d’implanter l’école aux frontières de la cette Cité.
Le grand malheur de nos congénères, humains, c’est de penser le mal radical comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de nos têtes. Le mal radical est une exception, et l’exception n’est pas constante. Or, l’Afrique du Nord, depuis son émergence dans l’Histoire n’a vécu que dans l’exceptionnalité, occupée tout le temps par des Êtres incapables de gérer leur égo.
En dernier lieu, il faut que la réflexion soit soumise à l’acte post-politique. La fin du politique permettrait que les gestionnaires de la Cité fassent le deuil de la politique.
Actuellement, c’est l’ère où les bourgeois de sensation nous parlent d’intelligence artificielle, mais jamais de ce que nos frères de l’Afrique subsaharienne, d’Asie extrême, endurent non pas pour jouir de la vie, mais pour en subir l’arrivée. Il y a des mondes de souffrances auxquels nous sommes confiés. Je pense qu’il y a un grand décalage entre les entités techniques et les existentialités psychologiques, à tel point que le terrain de la commune existence nous incite à ne plus inviter le politique comme composant essentiel et organisateur de l’instant humain.
Il en naîtrait des espaces de réflexion, ne serait-ce que par la forme, dédiés à la pensée de l’humain en dehors des cycles reconnus comme les mieux indiqués pour la résolution de la problématique humaine (l’au-delà ne signifie pas la sortie de l’univers humain). La fin du politique est certes très douloureuse, mais celui-ci a été récupéré par la bourgeoisie et par les conservateurs qui en ont fait une pratique historiquement sienne.
Il faut voler aux Êtres acquis à l’atemporalisation du sentiment, le moi récupérateur de l’élément humain, sans toutefois s’imposer des lectures permanisées de l’acte humain, en ce sens que le faire est transmis comme déchirures suturées par l’intervention « des opérateurs politiques » dont l’identifiant n’est pas l’instant politique, mais l’émergence des policiers techniques (il faut une surveillance des techniciens qui pourtant jouissent d’un pouvoir absolu, contrairement au politique qui a tout le temps stigmatisé par la bourgeoisie et réprimé par les militaires).
La mort du politique, c’est la fin des tensions qui ont été fondées par les possesseurs pourtant « intrus » du politique : les élections, la ministrabilité, les théorisations, l’assouvissement de toutes sortes de pulsions (y compris sexuelles, qui ne sont pourtant, malgré tout ce qui est dit, centrales dans la psyché humaine), etc.
La question qui paraît centrale, ce n’est pas l’échec du politique, mais c’est la légitimation du questionnement sur l’universalité de la psyché et de l’acte humain. L’universel est constamment absent dans les systèmes philosophiques nés de l’abstractionnisme hégémonique des sémantiques.
Les frottements des machines temporelles sont les vraies caractéristiques de l’humain. Il y a des moments où les Êtres inscrits dans les groupes humains admis par les capitalistes se frottent les uns et les autres tout en niant les identités fondamentales que sont les bio-civilités restant pourtant les seules qui existent. Le bio est confisqué par les laboratoires, alors que le civil est contrôlé, géré et « manipulé » par l’Etat.
L’universel reste un mythe tant que la langue n’est pas réformée en faveur des dominés.
Abane Madi