26 avril 2025
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« Tiɣri n Idurar n Idurar » : l’album posthume de Matoub Lounès dévoilé

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Matoub Lounes, l'appel des montagnes

Près de 27 ans après sa disparition tragique, la voix emblématique de Matoub Lounès résonne,  à nouveau, à travers un album posthume inédit, Tiɣri n Idurar n Idurar (L’Appel des montagnes). Composé de neuf titres jamais publiés auparavant, cet opus est accompagné d’un ouvrage trilingue (kabyle, français, anglais) qui enrichit cette sortie événement.

Ces chansons, enregistrées entre 1979 et 1985, étaient restées inédites jusqu’à aujourd’hui. Elles ont été précieusement conservées par la propriétaire du studio Triomphe à Barbès, à Paris, où Matoub avait réalisé ces enregistrements. Restées longtemps dans l’ombre, ces œuvres voient enfin le jour, dévoilant une facette encore méconnue du répertoire de l’artiste.

Ce coffret exceptionnel dont la sortie est une heureuse surprise contient aussi un chant inédit et des versions différentes de quelques titres emblématiques du « barde flingué » !

Fidèle à l’engagement de Matoub Lounès, Tiɣri n Idurar n Idurar aborde des thématiques profondément ancrées dans les préoccupations sociales et politiques de son époque. Certaines chansons expriment des élans d’amour et de nostalgie, tandis que d’autres évoquent l’exil, la douleur de l’éloignement, et les luttes identitaires chères à l’artiste kabyle.

La présentation officielle de l’album a eu lieu le 13 avril dernier à la mairie du 9e arrondissement de Paris. L’événement s’est tenu en présence de Malika Matoub, sœur du chanteur, de Yala Seddiki, l’un des traducteurs majeurs des textes de Matoub vers le français, et de Maya Zaatar, co-autrice du livre trilingue Tiɣri n Idurar / L’Appel des Montagnes / The Call of the Mountains.

Cette sortie posthume ravive la mémoire d’un artiste engagé, dont la parole continue de faire écho aux aspirations d’un peuple et d’une culture, et de toucher au cœur les nouvelles générations.

Samia Naït Iqbal

Kabylie : pour que nul n’oublie le Printemps noir 2001, c’était notre promesse

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Guermah Massinissa
Le jeune Guermah Massinissa tué par un gendarme à la brigade d'Ath Douala.

Le 18 avril 2001, Guermah Massinissa est assassiné dans une brigade de gendarmerie à Beni Douala, à Tizi-Ouzou. Le lendemain, l’information est relayée par le journal Liberté.

Le 22 avril 2001, des collégiens, en route pour une séance de sport, sont arrêtés par la gendarmerie à Amizour, dans la wilaya de Béjaïa. Leur “faute” : avoir chanté un chant berbère… C’était le summum de la provocation. Les émeutes commencent le soir même. Trois jours plus tard, c’est toute la vallée de la Soummam qui entre en ébullition. Ighzer Amokrane, haut lieu de la Révolution et du Congrès de la Soummam, s’enflamme. Le 25 avril 2001, un convoi de CRS tire à balles réelles sur des jeunes pacifiques. La première victime tombe sous les balles : Imekhmoukhen Kamel, 18 ans. D’autres suivent : Saidani, Chila…

Kamel est la première victime à tomber après Guermah Massinissa. Les jeunes, révoltés, refusaient de laisser passer cela. Ils réclamaient justice, surtout après la déclaration insultante du ministre de l’Intérieur, qui, pour justifier la mort de Guermah, l’avait qualifié de “voyou” lors du journal télévisé de 20h. En réponse, les jeunes scandèrent un slogan devenu emblématique de ce nouveau mouvement : “Ulac Smah” — “Pas de pardon”. Ils exigeaient la vérité, la justice, et le départ immédiat des gendarmes. Guermah, rappelons-le, avait été tué à l’intérieur même d’une brigade de gendarmerie.

Akbou, ville limitrophe d’Ighzer Amokrane, est en ébullition. La tension est déjà palpable.

Pour ma part, moi qui avais décidé de décrocher, de prendre du recul après les grandes désillusions liées aux divisions ayant secoué le MCB et le mouvement démocratique… Après le 20 avril 2000, j’avais pris la décision de m’occuper de moi-même. Je suivais alors les événements de loin, mais non sans intérêt.

Le 26 avril 2001, je me lève comme d’habitude pour me rendre à mon travail. Je travaille toute la journée dans un village de la commune d’Ighil Ali, isolé, loin de toute information. Le soir, sur le chemin du retour, en arrivant au village, on aperçoit déjà de la fumée à l’horizon. Des pneus brûlent sur la route. J’étais avec Moussa et Mohand. En entrant dans Akbou, c’est une scène de guerre : routes fermées, lampadaires renversés bloquant le passage, fumée et barricades sur toute la nationale 26.

Face à la situation, conscients des dangers et des risques de dérapage, nous comprenons qu’on ne peut pas rester indifférents. Il faut agir, s’organiser. Il est hors de question de laisser des enfants, des collégiens, seuls face aux services de sécurité. Le bilan est déjà lourd : quatre morts…

Le soir même, nous prenons contact avec Djamel Benseba. On se dit qu’il faut s’impliquer, qu’on ne peut plus rester spectateurs. Alors, on se donne rendez-vous pour le lendemain matin, à 9 h.

Le 26 avril 2001, comme convenu, nous nous retrouvons à la place Colonel Amirouche, face à la mairie. Abderrahmane Benseba, maire d’Akbou, vient à notre rencontre. Il a le pied dans le plâtre, mais malgré cela, il est là. Il nous dit simplement : « La mairie est à votre disposition. Faites quelque chose. La situation est grave. »

Et en effet, l’inquiétude est partout. Elle pèse lourdement sur la ville. La veille, à Ighzer — ville voisine d’Akbou — trois jeunes ont été tués par balles, et de nombreux blessés ont été transférés à l’hôpital d’Akbou. L’information s’est propagée comme une traînée de poudre dans toute la région. Le choc est profond, la tension à son comble.

On se donne le mot : une réunion de crise est prévue à 11h, à la mairie. Tous les représentants des partis, des organisations et de la société civile sont conviés à une réunion de concertation.

Tout le monde est là. La discussion tourne rapidement autour de la nécessité urgente de s’impliquer, de ne pas laisser les collégiens et les jeunes livrés à eux-mêmes dans la rue. L’objectif est clair : soutenir le mouvement, mais s’organiser, éviter les dérapages, contenir la violence, prévenir le pire. Un appel à la retenue et à la désescalade est rédigé, adressé aussi bien aux autorités et aux forces de sécurité qu’aux jeunes mobilisés. Un comité de crise est mis en place.

Mais ce que nous redoutions le plus ne tarde pas à se produire. En pleine réunion, la terrible nouvelle tombe : un premier blessé par balle vient d’être signalé du côté des lycées. Il s’agit de Djadda Idir. Quelques minutes plus tard, un autre nom : Ikken Sofiane, un collégien de 13 ans, touché par balle à l’abdomen. Sofiane… c’est lui, sur la photo, à gauche.

La marche des collégiens arrive déjà sur la place d’Akbou. Ils sont en colère, déterminés, prêts à en découdre avec les forces de l’ordre. Nous essayons de les calmer, de leur parler, de les contenir. Ils nous rétorquent avec rage :

« On vous connaît… vous, les militants pacifistes. On a marché derrière vous pendant une décennie, pacifiquement. À Alger, à Béjaïa, à chaque fois on se fait tabasser par la police, et puis on rentre chez nous. Et rien ne change. Rien ! On ne peut plus continuer comme ça. Ce système est violent, il ne comprend que le langage de la violence. Ils ne peuvent pas nous tuer : on est déjà morts. »

On marche avec eux jusqu’au tribunal, on voulaient passer le message , on voulait gagner leurs confiance, nouer le dialogue … C’était important pour nous, après la marche on forme une délégation ; il fallait discuter avec les chefs des services de police, les renforts écumait le commissariat , plusieurs et fourgons de police stationné en face dans le siège du service de l’hydraulique… On était a 7 dans la délégation; le message était de demander a la police d’arrêter l’utilisation des armes de guerre face a des enfants et de cesser les tirs a balles réelles et les tirs tendus avec les bombes lacrymogènes sur les foules… L’échange était tendu , les chefs de la police disent qu’ils ont ordre de protéger les institutions de souveraineté et qu’ils ne reculeront pas, ils voulaient nous renvoyer la balle a nous , c’est a nous de contenir les jeunes et les calmer ; Ia répondu que la provocation est venu du régime surtout avec la déclaration du ministre de l’intérieur au JT de 20 h traitant Massinissa de voyou pour justifier son assassinat.

La journée du 26 avril fut intense, chargée d’émotion et de tension.

Guendouza, sur la route nationale, était devenue l’artère principale du mouvement. Le carrefour, bloqué par une grosse citerne métallique, servait de point de ralliement. C’est de là que partaient toutes les marches. Les jeunes avaient rebaptisé la place “El Qods”. Chaque matin, des milliers de jeunes affluaient de toutes les communes alentour. La citerne faisait office d’estrade improvisée pour les discours et les appels à la mobilisation.

Avec Djamel, qui habitait à proximité du carrefour, nous nous retrouvions régulièrement sur les lieux pour discuter avec les jeunes, les écouter, les accompagner.

Le vendredi 28 avril 2001, les jeunes lancent un mot d’ordre clair : marcher vers la brigade de gendarmerie et exiger le départ immédiat des forces de l’ordre. Avec Djamel, nous avons tenté de les dissuader, en soulignant les risques énormes d’un affrontement. Nous leur avons parlé avec calme, essayant de faire appel à leur raison. Mais ils étaient déterminés. Rien ne semblait pouvoir les arrêter. Nous n’avions alors qu’un seul choix : participer à la marche, l’encadrer du mieux possible pour limiter les débordements.

Nous avons donc marché avec eux. Beaucoup de jeunes étaient encagoulés. En arrivant devant la brigade, la foule était immense. Les manifestants encerclent le bâtiment, scandant avec force le départ des gendarmes. À l’intérieur, les renforts du GIR — un corps antiémeutes particulièrement violent — étaient déjà sur place. L’escalade semblait inévitable.

La tension montait d’heure en heure. Un moment, la foule décide d’envoyer une délégation pour tenter une médiation. Moi et Djamel sommes désignés pour en faire partie. Les jeunes reconnaissaient notre engagement et notre expérience. Nous étions cinq en tout, dont un collégien, visiblement très en colère.

À notre arrivée dans les locaux de la gendarmerie, l’atmosphère était lourde. Il ne nous a pas été laissé beaucoup de marge pour négocier. Nous avons proposé le retrait symbolique des renforts, ne serait-ce que pour apaiser les esprits. Mais nous savions que les gendarmes ne quitteraient pas les lieux, d’autant plus qu’ils y vivaient avec leurs familles. Le commandant de la compagnie nous a répondu sans détour : il est militaire, disait-il, et ne quitterait jamais son poste sans l’ordre de ses supérieurs. Mieux valait, selon lui, mourir avec ses hommes que d’abandonner la brigade. Les discussions ont alors pris fin. Nous nous sommes retirés.

À peine sortis, les affrontements éclatent.

Les jets de pierres et de cocktails Molotov fusent de toutes parts. La riposte est brutale : un fusil mitrailleur est installé sur le toit du bâtiment, et les tirs commencent à fuser en direction de la foule. Les cris, la panique, les courses désespérées s’emparent de la place. Les balles sifflent au-dessus de nos têtes.

Noureddine Ikken s’effondre, touché par une rafale à la jambe. Il fallait le secourir. Des jeunes, courageusement, se précipitent sous les balles pour le récupérer. Il est transporté à pied, dans une course folle depuis la brigade jusqu’à l’hôpital d’Akbou.

Son frère, Sofiane, y était déjà hospitalisé depuis deux jours. Lui aussi avait été blessé, touché par une balle en plein ventre. Noureddine, âgé de seulement 14 ans, collégien lui aussi, subira malheureusement une amputation de la jambe quelques jours plus tard. ( Noureddine sur la photo)

Nous avons tout tenté pour éviter cette issue. Il a même été transféré à Alger, auprès du professeur Chaouche. Mais ce dernier nous a expliqué que sans amputation, le risque de gangrène était trop grand, et qu’il entraînerait une mort certaine.

Le jour de son amputation a été l’un des plus douloureux. Il fallait le préparer psychologiquement. Nous avons fait appel à un autre jeune hospitalisé, Batouche Amar d’Ighzer Amokrane. Lui aussi avait été amputé d’un pied. Un jeune d’un courage admirable. C’est lui qui a veillé sur Noureddine toute la nuit, le soutenant, lui parlant, lui montrant par l’exemple que la vie continue malgré tout.

Aujourd’hui, Sofiane Ikken est avocat. Il a été celui de la Ligue des droits de l’homme, la voix des sans-voix à Béjaïa. Il s’est engagé dans tous les procès d’opinion et politiques, des chrétiens, des Ahmadite, des non jeûneurs, des journalistes, militants politiques…. Pendant le Hirak, il était présent dans les procès des porteurs du drapeau amazigh.

Je me souviens d’un moment fort : lors du procès d’un jeune arrêté à Sétif pour avoir brandi un drapeau amazigh, c’est lui, Sofiane, qui nous a discrètement demandé un drapeau. Avocat de l’accusé, il a sorti le drapeau amazigh en plein audience, face au procureur et au juge, et l’a brandi avec fierté. La salle est restée stupéfaite. Les policiers, tout fiers d’avoir arrêté un jeune pour ce drapeau, étaient scotchés.

Quant à Noureddine, lui aussi a poursuivi ses études universitaires. Ces deux jeunes que j’ai accompagnés dans la douleur et dans l’espoir sont aujourd’hui ma fierté, mon espoir.

À travers ce témoignage, je tiens à rendre hommage à toutes celles et tous ceux qui ont survécu à la tragédie de 2001. À toutes les victimes, aux blessés, aux mutilés à vie. À ces jeunes arrachés à la vie, à leurs familles brisées, à celles et ceux qui portent encore aujourd’hui, dans leur chair et leur esprit, les stigmates de cette violence d’État.

Trop de mal a été commis par un système qui, encore aujourd’hui, refuse de regarder la vérité en face. Il persiste dans le déni, dans le mépris, dans l’oubli. Il refuse d’assumer, de tirer les leçons, de rendre justice.

À ce jour, justice n’a pas été rendue. La vérité n’a jamais été dite. Ni les commanditaires, ni les auteurs n’ont été poursuivis. L’assassin de Guermah, le gendarme Mestari, vit aujourd’hui librement, sans inquiétude. Il se pavane peut-être même, insouciant, et qui sait, il rira peut-être de ce témoignage… Mais l’Histoire, elle, ne l’oubliera pas. L’Histoire finit toujours par rendre justice.

Mais nous, nous n’oublions pas. Nous n’oublierons jamais.

Saïd Salhi

A Boualem Sansal, frère d’encre et de feu

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Kamel Bencheikh et Boualem Sansal
Kamel Bencheikh et Boualem Sansal

Te savoir enfermé est une clameur dans nos veines.

Un outrage. Une obscénité.
Un homme de vérité jeté dans l’ombre comme on jette un rocher à la mer.
Ils t’ont arraché à la lumière, croyant t’étouffer.
Mais c’est eux, aveugles, qui vacillent.

Ils t’ont pris. Mais ils n’ont rien compris.

On n’enferme pas un écrivain de ta trempe.
On ne menotte pas un esprit libre comme le tien.
On ne jette pas en cellule une vie entière passée à défendre l’amour contre la haine,
la pensée contre la propagande,
l’universel contre le repli.

Le 16 novembre, ils ont frappé.
Ils ont cru faire tomber un homme.
Mais ils ont frappé l’Histoire.
Et l’Histoire n’oublie rien.

Ils t’ont pris.
Un soir de novembre 2024.
Comme on emporte une braise pour l’étouffer.
Comme on kidnappe la lumière pour mieux régner dans l’obscurité.
Ils t’ont arraché à la vie libre, à la page blanche, au vent du monde.

Mais ils n’ont rien compris.

On n’arrête pas un cri.
On ne bâillonne pas l’éclat d’une conscience.
Tu es plus qu’un homme, Boualem.
Tu es une voix debout.
Une colonne de feu dans un désert de lâcheté.

Ils t’ont cru seul.
Mais nous sommes là.
Partout.
Des milliers.
Des milliers de voix qui te ressemblent.
Des milliers de cœurs qui battent à l’unisson de ton courage.

Tu n’es pas un prisonnier.
Tu es leur miroir,
et ce reflet leur fait peur.

Tu as brandi l’universel.
Ils ont voulu t’enfermer dans leur petite prison nationale.
Tu as défendu notre liberté à tous.
Ils t’ont puni pour leur propre servitude.

Mais nous ne sommes pas dupes.
Ils t’ont pris, Boualem, parce que tu déranges.
Parce que tu éclaires.
Parce que tu écris avec un feu qu’ils ne savent pas éteindre.
Parce que tu rappelles aux peuples que la vérité n’est pas négociable.

Et nous ne pardonnerons pas.

Cinq mois.
Cinq mois que ton corps souffre.
Que la maladie ronge.
Que la solitude oppresse.
Mais ils oublient : un esprit libre ne ploie pas.

Ils peuvent salir ton nom sur leurs plateaux.
Mais nous,
nous l’écrivons sur les murs,
dans les rues,
dans les consciences :

BOUALEM SANSAL. HOMME LIBRE. HOMME JUSTE. HOMME VIVANT.

Tu es là où l’honneur respire.
Et eux, là où le mensonge se terre.
Tu es le battement du cœur du monde qui résiste.
Ils sont l’agonie d’un régime qui pourrit.

Ils ont cru faire taire ta plume.
Mais chaque ligne que tu as écrite est une arme de lumière.
Chaque mot une braise qui ronge leur silence.
Chaque livre un acte de résistance.

Nous sommes là, Boualem.
Et notre voix est la tienne.

Ils t’ont pris pour faire peur.
Mais c’est leur peur qui suinte à chaque barreau de ta cellule.
Leur peur de la liberté,
leur peur du courage,
leur peur de toi.

Ils tremblent, Boualem. Et nous, nous marchons avec toi.

Nous portons ton nom comme on brandit un flambeau dans une nuit trop longue.
Ton nom est vivant, nous le portons très haut.
Il claque au vent de notre révolte.
Il se glisse dans nos poitrines.
Il murmure à ceux qui n’osent plus rêver.

Nous ne lâcherons rien.
Ni ta mémoire.
Ni ta voix.
Ni ta liberté.

Tu es un homme debout dans un monde à genoux.
Tu es un phare qu’ils ont voulu éteindre,
mais dont la lumière traverse encore les brumes les plus épaisses.

Ils t’ont mis en cage. Mais c’est l’oiseau qui vole.
C’est la cage qui rouille.

Boualem, tiens bon !
Ta liberté est proche.
Ta voix est intacte.

Kamel Bencheikh

Lounis Aït Menguellet s’incline à la mémoire de Lounis Hamitouche

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Lounis Aït Menguellet avec Lhadj Lounis Hamitouche.
Lounis Aït Menguellet avec Lhadj Lounis Hamitouche. Crédit : Hayat Aït Menguellet.

C’est avec une profonde tristesse que j’ai appris le décès de mon ami Hadj Lounis Hamitouche.

Un homme de cœur, un homme de bien, connu et aimé pour sa générosité. Il s’est toujours engagé, discrètement mais avec force, au service des plus démunis. Ses actions de bienfaisance resteront dans les mémoires, tout comme sa bonté naturelle.
Aujourd’hui, il nous a quittés, et son absence laisse un grand vide. Que son âme repose en paix.

Je garderai de lui le souvenir d’un homme exemplaire, humble, et profondément humain.
À sa famille, j’adresse mes plus sincères condoléances, avec toute mon affection et mon soutien.

Lounis Aït Menguellet

Décès de Lounis Hamitouche : un capitaine d’industrie au grand cœur

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Hamitouche Lounis

L’Algérie en général, et en particulier, la Kabylie ont perdu, ce samedi, l’une des figures les plus emblématiques du monde entrepreneurial : Lounis Hamitouche, fondateur du groupe laitier Soummam, s’est éteint après un long combat contre la maladie. Il laisse derrière lui un héritage industriel puissant, mais aussi une empreinte indélébile dans le cœur des Algériens.

« Il lui arrivait souvent quand il me croisait de mettre sa main dans la poche pour me donner un billet ou deux de 1000 dinars », raconte un chauffeur poids lourds de l’entreprise Soummam. « Il avait un coeur immense, surtout quand il vous tend un billet ne dites pas non, il aime plus que tout faire partager et faire plaisir », souligne un autre. Combien d’associations, de villages ou de personnes aidés par cet homme ? Nous ne le saurons jamais.

Lounis Hamitouche c’était ce patron qui veillait sur ses salariés. L’une de ses dernières recommandations était justement le respect de travailleurs.

Né à Akbou, au cœur de la Kabylie, Lounis Hamitouche bâtit son empire à partir d’une vision simple : produire localement, avec exigence et dévouement. Son entreprise, la laiterie Soummam, est devenue au fil des ans l’un des fleurons de l’industrie agroalimentaire algérienne, reconnue pour la qualité de ses produits et sa capacité à s’imposer sur un marché hautement concurrentiel.

Mais plus qu’un entrepreneur prospère, Lounis Hamitouche était avant tout un homme profondément attaché à son peuple.

Celui que l’on surnommait affectueusement “L'hadj Soummam” ne cessait de le répéter : « Grâce à ce peuple qui achète les produits Soummam, je suis devenu riche. Et je suis prêt à rendre la pareille à ce peuple qui mérite tout le bien. »

Cette phrase, devenue emblématique, résume à elle seule la philosophie d’un homme pour qui la réussite devait impérativement rimer avec solidarité.

Son engagement philanthropique s’est notamment illustré durant la pandémie de Covid-19. Bouleversé par les scènes de détresse dans les hôpitaux, il avait annoncé sa volonté de financer vingt stations de production d’oxygène à travers le pays. Il déclarait alors : « J’ai été touché en voyant ces femmes vendre leur or pour sauver leurs proches. Cela m’a profondément ému. »

Outre le secteur laitier, Lounis Hamitouch investissait également dans l’hôtellerie avec la chaîne Atlantis, participant ainsi activement au développement économique de plusieurs régions du pays.

Aujourd’hui, avec  sa disparition, c’est tout une région et un pays qui perdent en lui un homme bon, généreux, discret et profondément humain. Lounis Hamitouche restera à jamais dans les mémoires comme un modèle de réussite fondé sur le travail, l’humilité et le partage.

La rédaction

Cour de Bejaïa : le journaliste indépendant Abdelwahab Moualek condamné

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Abdelwahab Moualek

Le journaliste indépendant Abdelwahab Moualek fait face à plusieurs poursuites judiciaires en Algérie, rapporte Alternatv.

Le 6 avril, la Cour de Béjaïa l’a condamné à six mois de prison avec sursis et à une amende de 20 000 DA, à la suite d’un recours du parquet devant la Cour suprême.

Une seconde affaire, également instruite à Béjaïa, concerne des publications accusées de porter atteinte à l’intérêt national (article 96 du code pénal). Le verdict est attendu ce lundi.

Enfin, un troisième procès est à venir après son appel contre une décision du tribunal de Sidi Aïch, qui l’avait condamné à 18 mois de prison ferme et 100 000 DA d’amende, toujours en lien avec le même article.

La justice est instrumentalisée par les autorités pour harceler et condamner toutes les voix libres en Algérie. Il y a près de 250 prisonniers d’opinion. Nombre d’entre eux attendent leur procès. La presse est réduite au silence, la parole politique est criminalisée et toutes les associations qui ne répondent pas à l’agenda du régime sont dissoutes.

La rédaction

Procès dit « de complot contre la sûreté de l’État » en Tunisie : des peines de prison de 13 à 66 ans

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Justice

4h55 du matin, une heure où les consciences sommeillent et où les regards sont ailleurs, l’agence officielle Tunis Afrique Presse (TAP) publie une dépêche sobre, presque banale, pour annoncer ce qui restera sans doute comme l’un des moments les plus sombres de l’histoire judiciaire tunisienne récente. Une série de condamnations lourdes, frappant une quarantaine d’opposants politiques dans le cadre de la désormais tristement célèbre « affaire du complot contre la sûreté de l’État ». Cette heure n’a rien d’innocent : elle signe le triomphe du secret, de l’ombre, de la dissimulation.

Ce verdict nocturne, tombé comme un couperet dans un silence assourdissant, parachève un simulacre de procès, où tout aura été fait pour effacer les dernières traces de l’État de droit. Tout y est : une instruction viciée menée par un juge désormais fugitif, des preuves absentes ou farfelues, des témoins anonymes au passé judiciaire douteux et surtout, une justice tordue sous la férule d’un pouvoir exécutif aux abois.

La tenue du procès à distance, imposée par une décision administrative illégale et en violation de l’article 141 bis du Code de procédure pénale, a empêché toute confrontation directe entre les prévenus et leurs juges. Leurs visages ont été effacés du prétoire, leurs voix étouffées, leurs avocats privés de la possibilité d’exercer efficacement leur mission. Une justice sans les accusés : voilà le vrai complot.

Ce verdict n’est pas le fruit d’un débat judiciaire loyal, mais d’un long processus de harcèlement institutionnalisé. Il intervient après deux années de détention préventive injustifiable, dans des conditions inhumaines dénoncées par toutes les instances internationales indépendantes. Il sanctionne des rencontres politiques, des échanges d’idées, des oppositions pacifiques – autant d’actes que Kaïs Saïed, président devenu justicier, s’est employé à transformer en crimes d’État.

Audience verrouillée, opposants bâillonnés, procédures improvisées : la mascarade continue

La troisième audience – décisive – tenue le 18 avril 2025, s’est transformé en un théâtre judiciaire d’une extrême gravité, mêlant violations procédurales, déni de justice et instrumentalisation politique à un point tel que certains observateurs y voient un tournant historique dans l’effondrement de l’État de droit en Tunisie.

Ce procès implique 40 personnalités politiques, avocats, activistes, anciens ministres et figures de la société civile tunisienne, accusées sans preuves concrètes de complot, d’atteinte à la sécurité intérieure et extérieure de l’État, et d’appartenance à une organisation terroriste.

Le climat était particulièrement tendu dans un contexte de dérive autoritaire croissante du régime de Kaïs Saïed qui a détruit tous les contre-pouvoirs, instrumentalisé la justice et criminalisé l’opposition.

Un huis clos sécuritaire : la justice assiégée

Tôt le matin, le palais de justice a été verrouillé par un dispositif de sécurité exceptionnel. Des policiers armés filtraient tous les accès :

  • Les citoyens ont été empêchés d’entrer y compris les proches des détenus ;
  • Un seul membre par famille d’accusé a été autorisé à assister à l’audience dans une ambiance de suspicion généralisée ;
  • Plusieurs avocats ont été soumis à des contrôles d’identité sommés de présenter leur carte nationale et certains ont été empêchés d’entrer dans la salle sans justification valable.

Dans ce contexte, une seule journaliste (issue d’un quotidien local réputé proche du pouvoir) a été autorisée à couvrir l’audience. Tous les autres médias, nationaux comme étrangers ainsi que les observateurs ont été exclus. Ces entraves ont été dénoncées comme une atteinte grave à la transparence judiciaire et au principe de publicité du procès.

Harcèlement : le cas de Sana Ben Achour

La professeure de droit et militante féministe Sana Ben Achour, présente devant le tribunal en solidarité avec les familles, a été interpellée par les forces de sécurité qui lui ont arraché sa carte d’identité nationale — un acte d’intimidation ciblée envers une figure critique du régime.

Prises de parole fortes et dénonciations juridiques

Plus de deux cents avocats étaient présents en soutien. Plusieurs interventions ont dénoncé avec vigueur les atteintes aux droits fondamentaux, l’absence d’indépendance judiciaire et le recours systématique à des procédures exceptionnelles pour restreindre les droits des accusés.

Les avocats ont insisté sur l’illégitimité du tribunal à poursuivre l’examen de l’affaire alors qu’un pourvoi en cassation a été introduit contre les décisions de la chambre d’accusation, rendant la procédure juridiquement suspendue. Des requêtes de récusation ont été déposées à l’encontre du président de la chambre, dont la désignation est entachée de conflit d’intérêt.

Le recours à la visioconférence pour la comparution des prévenus a été dénoncé, non comme une mesure sécuritaire, mais comme un outil destiné à dissimuler la vérité. Le procès est qualifié d’inéquitable, marqué par l’exclusion des familles, les pressions sur la défense et le verrouillage de la salle d’audience. La défense a souligné que la procédure vise à masquer l’absence de preuves et à neutraliser toute défense publique.

Enfin, les interventions ont rappelé que juger un innocent, c’est souvent protéger le vrai coupable. Et que toute injustice, aussi localisée soit-elle, représente une menace pour la justice dans son ensemble.

Détention et comparution à distance : un simulacre de justice

Les détenus, incarcérés depuis plus de deux ans, ont une nouvelle fois été empêchés de comparaître physiquement. La visioconférence, imposée en violation de l’article 141 du code de procédure pénal malgré leur opposition, est devenue le symbole d’une justice déshumanisée.

La défense a dénoncé le recours à des lettres prétendument envoyées depuis la prison pour justifier l’absence volontaire des accusés. Certains courriers sont incohérents : la lettre attribuée à Jawhar Ben Mbarek est censée provenir de Mornaguia, alors qu’il est détenu à Belli.

Alors que les lettres envoyées par les détenus pour motiver leur refus de comparaître à distance ont été ignorées, malgré l’insistance de leurs avocats pour que ces courriers soient lus par le président du tribunal.

Paradoxalement, la chambre a également ignoré les demandes des inculpés résidant à l’étranger, qui avaient sollicité à être auditionnés par visioconférence, conformément à l’article 73 de la loi organique relative à la lutte contre le terrorisme.

Dehors, le silence et la peur – mais aussi la résistance

Malgré le verrouillage de l’accès, une manifestation silencieuse s’est tenue à l’extérieur. Des portraits des détenus, notamment du juge Bachir Akremi, le juge antiterroriste objet d’acharnement de l’appareil sécuritaire ont été affichés. Aucun incident n’a été signalé, mais la tension était palpable.

Réactions internationales : pression croissante

  • Amnesty International a dénoncé une justice « aux ordres », un procès « inéquitable » et un recours systématique à la comparution à distance en violation des normes internationales.
  • Human Rights Watch, dans son rapport du 16 avril 2025, cite cette affaire comme emblématique de la répression de l’opposition en Tunisie.

La séance suspendue puis arrêtée : entre illégalité et refus d’obtempérer

Face à l’accumulation des requêtes procédurales, le juge a été contraint de lever la séance pour « examiner les demandes » confirmant une impression d’arbitraire absolu et d’improvisation

Une procédure illégitime : la Cour de cassation ignorée

Dès la reprise de la séance, un fait stupéfiant a marqué cette audience. Contre toute attente logique, la chambre a décidé de radier les noms des inculpés ayant déposé un pourvoi en cassation, tout en continuant à statuer sur le fond. La chambre a ainsi créé de toutes pièces une nouvelle procédure qui entre en contradiction même avec la nature des inculpations.

En effet, trois prévenus M.K Jendoubi ; N Ben Ticha et R Chaïbi avaient déposé un recours en cassation contre la décision de la chambre d’accusation. En droit tunisien, ce recours suspend de plein droit l’examen de l’affaire par la juridiction de fond. (Le juge) La chambre n’en a pas tenu compte bafouant ainsi un principe fondamental de procédure celui de légalité des procédures. En agissant ainsi, le tribunal s’est arrogé une compétence qu’il ne détient pas, au mépris des principes les plus élémentaires de justice.

Les avocats ont dénoncé cette décision la qualifiant d’ «exécution juridique sommaire ». Ils ont alors quitté collectivement la salle d’audience, refusant d’être les complices d’une parodie de justice.

La défense a ainsi mis en cause la légitimité de l’ensemble du bureau du tribunal, composé des magistrats suivants : Lassâd Chamakhi (président), Moez El Gharbi, Ahmed Barhoumi, Fatma Boukattaya, Afef Betaïeb. La défense et des experts ont dénoncé publiquement cette composition, affirmant devant la cour que ses décisions seront sans valeur et que cette mascarade judiciaire sera inévitablement corrigée une fois la légalité restaurée.

Un micro-procès parodique

Le président de la chambre, en annonçant la reprise de la séance, a procédé à la lecture de l’ordonnance de clôture d’instruction, mais au bout de 30 secondes, il a déclaré que la poursuite du procès devenait impossible face aux contestations des avocats, qui demandaient l’ajournement de l’audience afin d’entamer les procédures de retrait de leur ministère.

Et ce, malgré le fait que les avocats de deux inculpés présents avaient réclamé que leurs clients soient auditionnés. Le président de la chambre a tout de même levé la séance pour délibération — dans une nouvelle violation monumentale du procès équitable et du Code de procédure pénale.

Le tribunal a ainsi décidé de délibérer au fond sans lecture complète de l’ordonnance de renvoi, sans audition des inculpés, sans réquisitoire du ministère public et surtout sans défense. C’est tout simplement inédit et irrationnel.

La chambre semblait avoir une obligation de résultat : le dispositif était prêt, il fallait désormais l’adopter.

De lourdes peines de prison

La dépêche publiée par la TAP relaie les déclarations du premier substitut du procureur de la République auprès du pôle judiciaire antiterroriste, qui confirme que des peines de prison allant de 13 à 66 ans ont été prononcées à l’encontre des inculpés dans l’affaire dite du « complot contre la sûreté de l’État »..

Conclusion : un procès illégal, un pouvoir sans contre-pouvoirs

La troisième audience du 18 avril a mis à nu :

  • Un pouvoir judiciaire soumis à l’exécutif ;
  • Un tribunal qui refuse de reconnaître l’autorité de la Cour de cassation ;
  • Un huis clos digne d’un régime autoritaire ;
  • Une intimidation assumée des avocats, familles et observateurs.
  • Des procédures hors du cadre légal

Ce procès ne vise pas à établir la vérité. Il vise à écraser l’opposition. Et plus encore, il pose une question cruciale : quelle justice est possible dans un État où le droit devient l’outil de la vengeance politique ?

Compte rendu du CRLTD

Paris, le 19 avril 2024

Hassane Hacini : « Plus j’élargissais mes connaissances, plus je prenais conscience de l’immensité de ce que j’ignorais »

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Hassane Hacini

Hassane Hacini, écrivain, intellectuel, explore dans son œuvre des thèmes universels tels que la migration, l’identité, la mémoire collective et les transformations sociales. Originaire de Kabylie, en Algérie, il a grandi à Haucourt-Moulaine, en Lorraine, région marquée par l’industrialisation et les mouvements migratoires. Ses écrits, profondément enracinés dans une double culture, se situent au croisement de l’analyse sociologique, du témoignage personnel et de la réflexion philosophique. 

Dans son livre Traces de migrations interculturelles (2017, éditions L’Harmattan), Hassane Hacini retrace l’histoire migratoire de sa famille kabyle, depuis la région de Tizi-Ouzou, en Algérie, jusqu’au bassin sidérurgique de Longwy en Lorraine. Mêlant autobiographie, analyse sociologique et histoire, il s’intéresse à la manière dont les individus s’adaptent, construisent leur identité et surmontent les défis culturels et sociaux liés à la migration. 

L’ouvrage met également en lumière les interactions entre les traditions, la langue et les expériences modernes, tout en explorant les tensions et les richesses inhérentes à la pluralité culturelle. Hacini y livre une réflexion sur la transmission des mémoires familiales et leur rôle dans la construction de soi. Fortement inspiré par ses racines kabyles, Hassane Hacini perçoit la culture amazighe comme un héritage essentiel. La Kabylie, avec sa richesse culturelle et linguistique, est pour lui une source d’appartenance et d’inspiration.

En parallèle, ses années en Lorraine, région ouvrière marquée par la sidérurgie et les flux migratoires, ont influencé sa vision du monde et nourri ses réflexions sur la cohabitation culturelle et l’intégration. 

L’œuvre de Hacini explore plusieurs thèmes majeurs, il analyse les parcours migratoires, les défis de l’intégration et les tensions identitaires rencontrées par les migrants. Il s’interroge sur la manière dont les individus construisent leur identité en conciliant leurs racines et leurs expériences dans des contextes culturels différents. Il met en avant son importance dans la préservation et la transmission des héritages culturels. Il aborde les défis et les opportunités qui émergent des rencontres entre cultures. Hassane Hacini ne se limite pas à l’écriture, il s’implique également dans des projets de sensibilisation et de transmission. Il a collaboré avec des étudiants pour réaliser un documentaire basé sur son livre, Traces de migrations interculturelles, dans lequel les passages sont lus et commentés, renforçant ainsi le dialogue sur les questions identitaires et migratoires. Cet engagement reflète son désir de favoriser la compréhension entre les cultures et de mettre en lumière la richesse des parcours de vie. 

Le travail d’Hassane Hacini s’inscrit pleinement dans les préoccupations contemporaines liées aux migrations et aux identités plurielles. Ses écrits, à la fois profonds et accessibles, résonnent non seulement auprès des personnes directement concernées par l’expérience migratoire, mais aussi auprès de tous ceux qui s’intéressent à la diversité culturelle et sociale de notre monde. 

Le Matin d’Algérie : Dans votre livre Traces de migrations interculturelles, vous évoquez l’histoire de votre famille à travers plusieurs générations et contextes culturels. Quel élément de ce parcours vous a particulièrement marqué et influencé votre vision de l’identité ?

Hassane Hacini : Mon premier voyage en Algérie, à l’âge de 26 ans, a été une étape marquante dans ma transformation personnelle. Avant ce voyage, je n’avais jamais rencontré ma grand-mère, qui était la seule parmi mes grands-parents encore vivants. Ce voyage, prévu pour début novembre 1999, a été le moment où ma grand-mère a cessé d’être un simple souvenir.

Ma quête d’identité a commencé à se dessiner, en grande partie à cause de l’absence de mes racines familiales et culturelles. Bien que je sois entouré d’une communauté berbérophone, je remarque qu’aucune association ne valorise notre culture dans la région de Longwy. C’est à travers la musique, dans certains cafés, et grâce à des échanges avec des camarades et des jeunes d’Algérie ou du Maroc que je commence à trouver des réponses à mes questions. La musique algérienne, notamment le Chabbi et la musique kabyle, résonne profondément en moi.

En discutant avec des nouveaux arrivants d’Algérie, je leur pose des questions sur la Kabylie et leur demande de traduire les paroles de mes artistes préférés, tels que Matoub Lounes, Idir et Slimane Azem, Ait Menguellet, Si Moh. Bien que la traduction soit parfois difficile, la voix de ces artistes m’apporte une paix intérieure et éveille en moi des émotions intenses. Le courage de Matoub Lounes et son engagement me fascinent.

Mon intérêt pour la musique algérienne a pris une tournure tragique avec l’enlèvement de Matoub Lounes en 1994, un événement qui a profondément marqué une partie de ma communauté dans le bassin de Longwy. 

Chaque année qui passe renforce mon désir de visiter ma famille en Kabylie. En 1995, j’ai eu la chance d’assister avec des amis à un concert de Matoub à Nancy, une expérience inoubliable. L’année suivante, une pièce de théâtre de Noureddine Abba sur la torture en Algérie a éveillé en moi une nouvelle curiosité, même si je n’étais pas encore conscient de l’ampleur de cette problématique. Mon expérience en tant que surveillant d’externat m’a également permis d’observer la création d’une pièce inspirée du roman d’Azouz Begag, « les chiens aussi », abordant des thèmes tels que le racisme et les humiliations, qui résonnent profondément en moi. De plus, j’ai aussi visionné le film « Le gone du Chaâba », qui m’a permis de m’identifier à des personnages et des situations et de réfléchir à un passé révolu, renforçant ainsi mon besoin de repères culturels.

Enfin, « Mémoires d’immigrés », une série de trois documentaires de Yamina Benguigui réalisés en 1997, relate l’histoire d’hommes et de femmes émigrés et immigrés ouvriers d’Afrique du nord arrivés en France, lors des pénuries de main-d’œuvre entre les années 1950 et 1970, ainsi que celle de leurs familles qui les ont rejoints et des générations qui leur ont succédé. Cette même année un livre, « La poudrière algérienne », m’est offert, juste avant mon service militaire et devient mon compagnon de chevet.

Ce n’est qu’en 2002 que j’ai découvert des chanteurs toulousains d’origine kabyle, « Zebda », avec l’album « Utopie d’occase », Leurs paroles résonnaient profondément avec mon quotidien et mon histoire familiale en France. Contrairement aux chanteurs kabyles qui s’adressaient principalement à la génération de mes parents, Zebda m’a permis de mettre des mots sur mon expérience en tant que Kabyle vivant en France, me connectant ainsi à une identité qui m’était propre.

Ces découvertes musicales, théâtrales, filmiques et littéraires ont été des éléments déclencheurs de ma quête, marquant un tournant dans ma vie et me préparant à une nouvelle étape qui allait se dessiner en 1999.

C’est dans le contexte de la guerre civile, la « décennie noire » en Algérie, que j’ai décidé d’entreprendre un voyage vers mes racines familiales. En 1999, alors que l’Algérie était encore en « État d’Urgence », je n’en avais pas conscience. Mes parents, qui n’étaient pas retournés depuis 1976, étaient réticents à l’idée que je parte seul. Finalement, sous la pression de mes désirs et de leurs inquiétudes, ils ont choisi de m’accompagner. 

Bien que leur décision soit motivée par l’amour pour leur enfant, elle m’inquiète. Je ressens une profonde appréhension à l’idée de ces retrouvailles. Comment mes parents réagiront ils face à leur passé alors que nous nous dirigeons vers un présent familial algérien ? Que penseront ils de leur famille restée au pays ? 

Je suis plongé dans un questionnement perpétuel, espérant que ce voyage sera une occasion de réconciliation, tant pour moi que pour eux. C’est un projet délicat, chargé d’émotions et d’histoires non dites, et je crains que des souvenirs enfouis ne refassent surface. Le voyage était prévu pour début novembre 1999. C’est à partir de ce moment-là, après ce voyage, que ma grand-mère a cessé d’être un fantôme.

Le Matin d’Algérie : Pouvez-vous nous parler des écrivains et chercheurs qui ont contribué à la préface de votre livre ?

Hassane Hacini : Mon écriture s’était fluidifiée et l’ensemble du récit devenait plus cohérent que la version de départ. À partir de 2013, j’ai proposé le tapuscrit à lire à certains membres de ma famille, à des amis d’enfances, des ami (e)s un peu partout en France. Chacun avait quelque chose à dire, à critiquer. Je prenais confiance en moi et mesurais l’importance de poursuivre ce travail. Il faut également souligner que Patrick Brun a été un être formidable qui m’a mis sur la voix de la publication. Je tiens ici à lui rendre hommage et à le remercier. 

Je n’étais pas certain que mon travail d’écriture ait été aussi intéressant et compréhensible que ce que m’avait renvoyé un certain nombre de personnes. Je cherchais d’autres avis. Des points de vue spécialistes. Je suis allé écouter une conférence d’Annie Ernaux à l’université paris XIII, le 13 mars 2016. À la fin, je lui ai parlé de mon travail, elle a accepté que je le lui envoie pour le lire. Son retour de lecture m’a encouragé à continuer d’écrire et à améliorer le récit. À partir de là, nous avons eu un échange épistolaire autour de mon travail. 

Je cherchais aussi à ce qu’une personne confirmée au sujet de l’histoire de l’immigration algérienne légitime mon propos. Comme je m’étais intéressé à Benjamin Stora et à ses écrits et conférences autour « des guerres de mémoires », je suis allé le rencontrer à la cité nationale du musée de l’immigration. Je lui ai demandé un rendez-vous qu’il m’accordera. Je suis allé le retrouver au musée de l’immigration en avril 2016, sans vraiment avoir de stratégies de communication, voire aucune demande précise. L’entretien a été très enrichissant. Il ne s’est pas intéressé au tapuscrit car je ne représentais aucun groupe ou association légitimes et légitimés et qu’il recevait un grand nombre de sollicitations à ce sujet, m’a-t- il confié. Malgré tout, il est resté ouvert en me précisant que si je trouvais un éditeur, je pouvais revenir vers lui afin de lui demander de produire une préface. Je suis parti en prenant conscience que la légitimité vient aussi de la place qu’on occupe dans le champ social, l’appartenance à un groupe ou affilié à un réseau. 

Benjamin Stora m’avait demandé de le tenir au courant de mon avancée à propos de la recherche de la maison d’édition. J’ai pris confiance et j’ai donc décidé de chercher activement une maison d’édition. J’avais aussi pressenti qu’une inscription à l’université Paris 8 m’ouvrirait des portes.

Je me suis alors attelé à chercher un éditeur. J’avais pris contact avec la maison d’édition « Parole de Lorrain de Longwy » qui n’a pas répondu à ma sollicitation. En août, j’ai trouvé un directeur de collection qui m’a donné son accord de principe pour la publication de mon livre : chez l’Harmattan, collection « histoire de vie et formation » dirigée par Gaston Pineau. 

Arrivé à l’université, j’ai partagé la lecture de mon tapuscrit avec des enseignants et professeurs. Ils ont fait des retours élogieux sur mon travail. J’ai assisté à des séminaires de FLE et de communication. Les professeurs (Nicole Blondeau et Ferroudja Allouache) enseignent la littérature francophone et parlent aussi de Pierre Bourdieu. Elles travaillent sur la fonction de l’écriture et la distanciation de la honte de classe. Elles sont impliquées dans la création de « dispositif d’émergence des non-dits » en collège de Banlieue parisienne et elles ont théorisé les Autobiographies Langagières. C’était très intéressant.

À la fête de l’Humanité, j’ai rencontré, pourrait-on dire par hasard, Saïd Bouamama que je suis allé voir et à qui j’ai demandé de lire mon travail. Il m’a fait un retour très encourageant et ainsi il allait être un autre membre de la communauté intellectuelle interprétative en devenir. 

J’ai reçu d’autres retours de lecture de personnes de différents champs sociaux. Un ami d’enfance devenu agent de maîtrise automobile, mon enseignante d’anglais au collège, héritière de l’émigration italienne, quelques héritiers involontaires de la guerre d’Algérie, des personnes ayant été socialisées en Algérie, d’une femme ayant vécu en Kabylie, une femme qui est éducatrice, qui tire son expérience des luttes syndicale, héritière de l’immigration italienne à Montreuil ; une amie, cadre à l’aide sociale à l’enfance, deux de mes sœurs … et d’autres. Tous ont quelque chose à dire, tous ne se reconnaissent pas mais prennent position, des souvenirs leurs reviennent et se situent par rapport à l’écrit, des histoires personnelles leur viennent à l’esprit en voyant les photos. J’ai aussi fabriqué une partie du récit à l’aide d’un va-et-vient dialogique avec mes parents sur les questions de leur départ d’Algérie, de leur arrivée en France, de leurs souvenirs de la guerre d’indépendance algérienne. 

Dans ce temps de conscientisation, j’ai compris qu’une « communauté interprétative » prenait naissance et que mon témoignage écrit et publié pourrait peut-être jouer le rôle d’un objet de médiation sociale. C’est alors que la fonction de postface polyphonique prend tout son sens.

J’avais ré-intitulé mon livre, en étant influencé par la lecture du Traité du Tout- Monde d’Edouard Glissant : « La Trace, Kabylie-Haucourt-Saint-Charles -Gambie ».
Avec la collaboration de l’éditeur, nous nous sommes accordés pour que je propose un autre titre plus conforme à la collection et une postface à plusieurs voix. J’ai alors contacté des auteurs, acteurs sociaux qui, selon moi, apporteraient des points de vue aussi différents que la diversité de leur position sociale ou intellectuelle sur les thématiques que poserait cet écrit.

Ces voix, ces points de vue pouvaient, selon moi, donner à voir au lecteur, mettre au jour la possibilité de résonnances multiples en fonction de la position sociale, de la place de chacun comme cela a été le cas de certains écrits qui ont eu un impact sur mes représentations et actions et sur un grand nombre de femmes et d’hommes de conditions sociales d’existence vécues comme dominé (e) s.

En plus de la diversité des positionnements sociaux, intellectuels français, j’ai choisi, dans une perspective d’interculturalité, des personnes de l’étranger ou ayant vécu à l’étranger dans le pourtour méditerranéen. Cette polyphonie pouvait montrer combien la thématique soulevée dans le livre rassemblait plusieurs voix qui semblaient opposées les unes aux autres dans la pensée ordinaire mais qui entretenaient une relation complémentaire, voire dialogique, pour quiconque se risque à la pensée complexe.

À partir de cette idée, j’ai pressenti quelques personnes et des personnalités qui ont accepté d’écrire une préface : Annie Ernaux. Une postface polyphonique : Patrick Brun, Saïd Bouamama, Annie Ernaux, Hamid Salmi, Stéphane Biabiany, Rahima Hadid, Feroudja Allouache et Nicole Blondeau.

Le Matin d’Algérie : Vos racines kabyles et votre expérience en Lorraine occupent une place centrale dans vos écrits. Comment ces deux univers enrichissent-ils votre réflexion sur la diversité culturelle et la migration ?

Hassane Hacini : Je considère mes racines kabyles comme un élément fondamental de mon identité. Elles sont comme des racines souterraines qui me relient à un héritage culturel façonné dans un contexte algérien tumultueux aux prises avec un système d’exploitation colonial. Mes parents ont cultivé cette culture kabyle ancrée dans un environnement culturel non lettré d’une Algérie en guerre de 1946 à 1971. Même éloignés de leur terre natale ils ont continué chacun à leur manière, dans leur début, à préserver leur culture dans un univers ouvrier des années 1970 dans le bassin sidérurgique de Longwy. 

En parallèle, ma vie en Lorraine, dans une agglomération semi-rurale, m’a permis d’observer comment la culture kabyle, bien que peu visible dans l’espace public, a su d’une certaine manière perdurer. Dans les années 1980, des événements familiaux tels que les mariages et les enterrements, ainsi que les cafés kabyles où la musique était partagée, ont joué un rôle crucial dans la transmission de cette culture. 

Lors d’un voyage en Gambie en 2004, j’ai été frappé par des villageois parlant plusieurs langues, telles que le mandingue, le wolof, l’anglais, l’arabe. Une d’entre eux m’a demandé où se trouvait le village de mes ancêtres, quelle langue ils parlaient et si je pouvais l’utiliser pour m’exprimer. À ce moment-là, face à mon incapacité de répondre, j’ai pris conscience des valeurs que ma mère avait tenté de me transmettre dans sa langue. Si cette transmission échouait cela signifiait pour moi que ma mère n’avait jamais existé, ce qui était un véritable drame. 

Je comprendrais que non seulement la langue de ma mère est une langue collective mais aussi millénaire, ancrée dans une culture qui contribue, entre autres, à l’édifice de l’humanité. Je m’étais alors interrogé : si je persistais dans le déni de cette culture qui habite mes parents et par extension leurs enfants, ma vie perdait tout sens. J’ai donc pris la décision de me réconcilier, coute que coute, avec la langue kabyle et de m’approprier des multiples facettes de cette culture. 

L’intérêt que j’ai porté à mon histoire familiale découle d’une prise de conscience de l’absence inévitable de ma langue maternelle dans les espaces où j’évolue professionnellement et personnellement dans mon parcours de vie.

Cette prise de conscience douloureuse est devenue un moteur de recherche existentiel qui me poussera, un jour à la fois durant une vingtaine d’année, à me libérer de certaines idées préconçues. Ces idées étaient nourries tant par l’imaginaire de l’environnement social et familiale que par l’idéal de l’école républicaine et les associations d’éducation populaire. Ces influences ont nourri un imaginaire illusoire entrainant une rupture de mes racines culturelles. J’ai ressenti un déchirement entre des valeurs familiales de liberté, d’honnêteté, de fraternité, de sororité et un idéal universel hors sol qui finit par nier la richesse de la culture de la différence. J’ai finalement compris que c’est en affirmant, en connaissant et en étant fier de ces différences, quelles qu’elles soient, que nous pouvons nous ouvrir aux autres, partager, vivre ou lutter ensemble. 

Cette quête de réconciliation avec mes racines m’a conduit à une compréhension plus profonde de l’identité, me permettant de réaliser que, au-delà de mes origines, il est essentiel d’accepter la complexité de mes identités multiples, comme l’explore également Amine Maalouf dans ses réflexions sur l’identité composite.

Au fil de mon expérience d’écriture j’apprendrai que je peux me distancier d’un passé enfermant ou plutôt me détacher d’une identité racine (Edouard Glissant) sclérosante mais encore accepter mes identités composites comme une issue à toute tentative d’isolement ou d’enferment sociale. À ce propos Amine Maalouf, dans un essai, aborde la question d’identité composite par le biais d’un récit de son expérience personnelle mêlant une réflexion sur les dérives de l’essentialisation des identités et l’enrichissement que procure le fait d’accepter son identité à la fois une et multiple. Le narrateur tient au fait qu’il existe dans la trajectoire de l’homme libre la possibilité de découvrir d’autres éléments d’identité à construire ou à déconstruire dans un perpétuel mouvement de va-et-vient entre lui-même et son environnement. 

Une richesse qui permettrait à cet homme qui assume son identité composite d’être le trait d’union, de faire le pont entres les hommes et les femmes dans un esprit d’ouverture et de passeur de sens d’un monde à l’autre, d’une culture à une autre. Il précisera, en revanche, que quiconque, dont nous-mêmes, s’attache à une identité figée, essentielle est la meilleure manière de fabriquer « des massacreurs ».

Mes expériences d’apprentissage, tant savantes que populaires, m’ont permis de me réapproprier mon histoire familiale. J’ai exploré des thèmes tels que les histoires migratoires, la colonisation, et la guerre d’Algérie. Mes pèlerinages en Algérie m’ont offert l’opportunité de mieux comprendre ma mère et d’échanger avec elle dans notre langue ancestrale, le kabyle.

À travers mes voyages, la musique et la littérature, j’ai découvert le continent africain, qui représente le territoire de mes ancêtres. Ces expériences m’ont aidé à apprécier la pluralité des identités culturelles et sociales, qu’elles soient intra-nationale, inter-régionales ou internationales. J’en viens à voir la migration non seulement comme un défi, mais aussi comme une opportunité d’enrichissement mutuel à condition que les migrants, quels qu’ils soient, ne soient pas exploités et que les pays d’accueil soient prêts à les accueillir dignement.

Le Matin d’Algérie : Vous abordez souvent le rôle de la mémoire collective dans la construction identitaire. Selon vous, comment cette mémoire peut-elle aider les générations futures à mieux comprendre leurs racines et leur place dans le monde ?

Hassane Hacini : Dans mon milieu socio-culturel de la fin des années 1980, l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale faisait l’objet d’apprentissages scolaires, de débats télévisés, de films, de livres, d’études universitaires, de manifestations culturelles. Histoire et mémoires collectives étaient transmises par l’intermédiaire de l’Éducation nationale, de films, de romans, d’émissions de radio, d’émissions de télévision, d’expositions dans les différents lieux de mémoire des deux dernières guerres mondiales. 


Des années après, à l’université, en faisant des recherches sur la guerre d’Algérie, je m’étais rendu compte que j’étais beaucoup plus renseigné et informé sur l’histoire des conséquences néfastes sur les populations de confession juive durant la Seconde Guerre mondiale que sur d’autres victimes de tyrannies dans le monde et particulièrement dans le vécu de ma famille en Algérie coloniale. Je comprendrai plus tard que, de ma place, je n’avais pas eu accès à la visibilité de l’histoire et à la mémoire de la guerre d’Algérie ou de l’histoire de l’immigration postcoloniale qui n’était pas encore un sujet visible dans les espaces d’éducations populaires, à l’éducation nationale, dans les médias et dans les lieux culturels. Pierre Nora les appelle des lieux de mémoires qui sont des éléments matériels ou idéels qui jouent un rôle dans la constitution de l’identité collective en étant parfois instrumentalisées par différents acteurs aux mémoires concurrentes. 

Ma condition sociale d’existence s’était inscrite dans des cadres sociaux de la mémoire en lien avec les mémoires collectives dominantes du moment.

« On est assez étonné lorsqu’on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l’homme y soit considéré comme un être isolé. Il semble que, pour comprendre nos opérations mentales, il soit nécessaire de s’en tenir à l’individu, et de sectionner d’abord tous les liens qui le rattachent à la société, de ses semblables. Cependant c’est dans la société que, normalement, l’homme acquiert ses souvenirs, qu’il se les rappelle, et, comme on dit, qu’il les reconnaît et les localise.

C’était moins l’histoire de la guerre d’Algérie ou les mémoires afférentes au colonialisme qui étaient absentes de la mémoire collective que les mémoires et l’histoire des populations dominées, dépourvues des moyens de production culturelle, matérielle. 

Combien de fois, adolescent, m’étais-je interrogé en silence sur ce que j’avais ressenti de notre condition d’existence, combien de fois avais-je tenté de demander au monde entier que je voulais connaitre et comprendre la langue de ma mère, l’histoire de l’Algérie, celle de mes parents, de mes semblables. De quoi avait été fait le monde de l’enfance de mes parents ? J’aurai aimé que la société dans laquelle j’avais vécu nous eût renvoyé des images, des histoires, des informations qui seraient venues mettre des mots sur mes questionnements du moment ?

Ce sont des questions qui m’ont habité en secret, comme un fardeau, que j’ai réussi en quelques années à mettre au travail en allant chercher des éléments de la mémoire collective pour m’alléger du fardeau que je pensais porter seul alors que ce sont des questions légitimes et universelles.

Joël Candau écrira « l’homme nu n’existe pas car il n’y a pas d’individu qui ne porte le poids de sa mémoire sans qu’‘elle soit mêlé à celle de la société à laquelle il appartient… »

Le Matin d’Algérie : Votre collaboration avec des étudiants pour le documentaire lié à votre ouvrage montre votre engagement éducatif. Quel message souhaitez-vous transmettre à travers ce projet et pourquoi est-il si important pour vous ?

Hassane Hacini : Vous faites certainement référence à un film amateur que j’ai réalisé en vue de la présentation de mon livre en mai 2018 dans la ville où j’ai grandi.
À l’occasion de la présentation de mon livre dans mon village de naissance, à Haucourt-Saint Charles, le 12 mai 2018, en coopération avec des étudiants de l’Université Paris 8 en sciences de l’éducation, des amis et des personnes nouvellement rencontrés, nous avons créé, de janvier à avril, un film à l’intérieur duquel figurent des lectures d’extraits du livre, des témoignages de la résonance que la lecture a produit sur eux. Autrement dit, j’ai demandé à des personnes de générations, de culture, de milieux sociaux, de genre, de génération, de pays aussi différents que le nombre de personnes s’étant prêtées au jeu de donner leur avis, leur réflexion sur la lecture du contenu du livre. Ainsi, certains témoignages ou retour de lecture nous montrent une certaine universalité des questionnements que propose le contenu du livre. 

Ce film, à dimension polyphonique, transgénérationnelle, multilingue, interculturelle avait pour objectif de partager, de transmettre et de donner à voir les coulisses d’une histoire individuelle conjuguée à une histoire collective qui pourrait résonner chez les spectateurs du film. Il a ainsi été diffusé à chaque début de conférence. Il a été d’une importance capitale dans la mesure où il a permis, comme un objet actif, de constituer de nouveaux échanges dans la salle.

Le Matin d’Algérie : Votre livre aborde des thèmes universels comme la quête identitaire, mais à travers des récits personnels. Comment parvenez-vous à équilibrer l’intime et l’analyse sociologique dans votre œuvre ?

Hassane Hacini : L’analyse réflexive des conditions sociales de mon existence m’a permis de saisir qu’il existait différentes logiques contradictoires et complexes qui traversent les héritier(e)s de l’immigration ouvrière kabyle dans un environnement à une époque précise.

L’écriture de mon livre qui s’est construit dans un élan de réminiscences, de ruminations transformées en pensées, des analyses acquises par le passé, des témoignages, des échanges avec des membres de ma famille, des retours de lectures, des discussions de retour de lecture, des voyages en Algérie, des films inspirants, l’écoute d’une conférence m’a fait changer un mot ou une phrase, des rencontres qui ont fait que je change parce que j’échange et j’échange parce que je change (Glissant). Ce récit, écrit à la première personne du singulier, un « je » situé socialement, m’apprend que durant cette quête de sens et les apprentissages informels, je me suis donné les moyens de m’approprier mon histoire personnelle inscrite dans la continuité de la trajectoire sociale migratoire de mes parents. J’en suis fier.

Je me suis autorisé à chercher et donner du sens à ma condition d’existence face aux stigmatisations et assignations identitaires. C’est dans des espaces d’apprentissages informels, dans ma pratique éducative tout au long de ma vie, dans un certain nombre d’ouvrages, ou de médias culturels de tout type et de rencontres qui m’ont permis de cheminer vers une tentative de connaissance de l’histoire familiale improbable et par suite la mettre en lien avec la grande Histoire des migrations. 

Ce travail de réflexion et de contextualisation m’a également permis de comprendre que je n’avais plus à culpabiliser de trahir les miens en devenant un étranger à leur culture, à la langue kabyle, leur statut social, leur nationalité. Non, j’accepte, comme un fait, que je parle les langues de mes expériences sociales et nulles autres et j’accepte que mes identités soient plurielles avec une dimension de fierté de l’appropriation de la langue kabyle qui m’a ouvert des possibilités d’apaisement avec les miens et d’une ouverture aux autres plus sereine.

Le Matin d’Algérie : Quels penseurs ou écrivains vous ont particulièrement inspiré dans les domaines de la sociologie, de l’anthropologie et de la littérature ?

Hassane Hacini : En 2003, j’ai découvert l’ouvrage Aïe mes aïeux d’Anne Ancelin Schutzenberger. Ce livre m’est apparu comme un signe de l’univers, grâce à un ami.
Dans cet ouvrage, Anne Ancelin partage un exemple clinique qui m’a profondément marqué. Elle évoque les conséquences pathologiques des secrets de famille ou non-dits, notamment ceux liés aux traumatismes vécus durant la Première et la Seconde Guerre mondiale en France.

Elle expliquait que certains de ses patients souffraient de symptômes que l’on retrouvait chez des générations précédentes, identifiés grâce au génosociogramme. Ces symptômes se transmettaient ainsi de génération en génération.

L’exemple d’un fils d’un soldat mort gazé dans les tranchées de Verdun m’a particulièrement frappé. Ce fils est décédé d’un cancer du poumon, une maladie symbolisant quelque chose de non-dit ou non pensé.

Dès que le petit-fils de ce soldat a pris conscience de cette histoire familiale grâce au génosociogramme, il a pu soigner son début de cancer. Cela m’a semblé presque magique.

Cette situation clinique montre que des violences subies durant la guerre peuvent avoir des répercussions sur les descendants des victimes. C’est alors que j’ai pris conscience que je pouvais aussi trouver des réponses en m’intéressant à l’histoire de mes parents. Ils ont vécu leur enfance et leur adolescence durant la guerre de libération algérienne, une histoire dont j’avais peu entendu parler.

Ce fut le début d’un processus de revisite de mon histoire familiale. Mais avec quels outils ? Comment commencer ? J’ai alors appris les rudiments de la technique du génosociogramme. Cette méthode m’a permis de prendre un peu de distance contextuelle dans ma trajectoire sociale, mais surtout dans celle de mes parents.

J’ai compris, sans en saisir toute la profondeur, que je ne connaissais pas grand-chose de ma généalogie familiale. J’avais repéré un frein, mais les outils me manquaient.

Je n’osais pas construire le génogramme, conscient que je ne saurais rien remplir. Mon imaginaire familial se limitait à mes frères, sœurs et parents : une famille suspendue dans le vide, reflétant l’organisation ethnocentrique de la société française.

En commençant à me renseigner, j’ai levé des interdits incroyables, innommables. Ce qui ne pouvait être dit, je tentais de le dire. Ce qui ne pouvait être pensé, je tentais de le penser. Pourtant, il m’a été impossible de débuter le génogramme. Cela générait une angoisse étouffante.

J’ai alors décidé de fuir le pays, pour un village africain. Ce voyage en Gambie, conjugué à ces idées dans ma tête, m’a permis de comprendre et de me libérer de certaines injonctions, comme d’une épée de Damoclès à mon retour. J’ai fait des découvertes inouïes, et les recherches allaient se poursuivre.

Poursuivons par la sociologie. À partir de 2005, j’ai découvert deux auteurs majeurs : Pierre Bourdieu, avec sa sociologie de « la domination », et Abdel Malek Sayad, spécialiste de l’émigration/immigration.

Pierre Bourdieu, notamment dans son ouvrage Esquisse d’une théorie de la pratique et ses Trois études d’ethnologie kabyle (1972), m’a profondément marqué. La première partie est constitué de trois chapitres : Le sens de l’honneur, La maison ou le monde renversé, et La parenté comme représentation et comme volonté. Cette étude m’a armé d’une connaissance sociologique du monde Kabyle de son époque pour affronter la société algérienne dans mon voyage en 2005.

Les écrits de Bourdieu m’ont appris que l’idéologie méritocratique, qui attribue la réussite ou l’échec uniquement aux capacités individuelles, est trompeuse. En réalité, chaque personne est ancrée dans une histoire familiale et sociale. Elle est façonnée par son groupe familial et se construit selon sa position sociale, elle-même déterminée par ses réseaux, son capital économique, son héritage matériel, ses diplômes, ainsi que la distance entre sa culture familiale et scolaire.

J’ai ainsi commencé à comprendre que, selon notre position dans ces différents espaces sociaux, nous développons des savoir-être et des savoir-faire qui peuvent, ou non, nous ouvrir des portes dans un monde aux multiples entrées et sorties.

Le second auteur, Abdel Malek Sayad, dans La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, décrit l’immigration comme un processus complexe. Pour lui, immigrer, c’est porter avec soi une histoire, des structures sociales, politiques et mentales propres à sa société d’origine. Ce sont ces écrits qui m’ont appris que l’immigration est un phénomène social total, c’est-à-dire que l’immigré avant d’arriver à une histoire, une position sociale, une culture etc… Je ne vois ainsi plus de la même manière l’immigré, l’exilé, l’étranger, le paysan, la femme, l’homme, l’ouvrier, le poète, l’artiste, le commerçant, le religieux, l’intellectuel, le savant, l’artisan, le personnage politique. 

Ces auteurs m’ont conduit à explorer d’autres auteurs et sujets liés à la sociologie de l’immigration, aux migrations postcoloniales, à l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne et au colonialisme en général.

Ces influences ont nourri mon mémoire de master, dans lequel j’ai traité de La mémoire de la guerre d’indépendance algérienne et le rapport à la position sociale chez les héritiers de l’émigration/immigration ouvrière kabyle socialisés à Haucourt-Saint Charles de 1970 à 2000. – Les influences en anthropologie/ethnologie à partir de 2006

Durant mes études, j’ai exploré les travaux de plusieurs penseurs majeurs. Parmi eux, Marcel Mauss, avec son essai sur le don et son manuel ethnographique ; Jeanne Favret-Saada et son ouvrage Les mots, la mort, les sorts ; ainsi que Claude Lévi-Strauss, dont les idées sur le relativisme culturel, l’anthropologie structurale et les structures élémentaires de la parenté m’ont profondément marqué.

Nous avons aussi étudié l’évolutionnisme de Lewis Morgan, l’anthropologie de la parenté, ainsi que les recherches d’Evans-Pritchard sur la sorcellerie chez les Azandés. Le fonctionnalisme de Malinowski, notamment à travers Les Argonautes du Pacifique occidental, et la méthode de l’observation participante ont également été au cœur de notre apprentissage. D’autres figures importantes comme Franz Boas, Margaret Mead avec son culturalisme, et Howard Becker, qui a réfléchi sur l’interactionnisme symbolique et la mise en scène de la vie quotidienne, ont complété cette formation.

J’étais particulièrement attentif aux aspects liés à la maladie et aux malheurs dans les sociétés traditionnelles. Nous avons ainsi abordé les contributions d’Evans-Pritchard sur les rites de guérison, ainsi que la notion d’« efficacité symbolique » développée par Claude Lévi-Strauss dans un article célèbre de 1949, repris dans Anthropologie structurale.
Mon intérêt s’est porté sur le transfert chamanique, un rituel illustrant l’efficacité des chants sur le corps d’une parturiente et de son enfant à naître chez les Cuna, une société amérindienne du Panama. Ce rituel commence par un long chant de 535 versets, destiné à accompagner un accouchement difficile. Le chant décrit le désarroi de la sage-femme qui appelle le chaman, la visite de ce dernier, puis son départ vers la hutte de la parturiente. Il détaille ses préparatifs : fumigations de fèves de cacao brûlées, confection d’images sacrées sculptées qui deviennent des esprits aidant le chaman dans son intervention.

Le chaman exécute alors un chant retraçant le combat entre lui et l’esprit responsable de la formation du fœtus, qui entrave la femme d’accoucher. Lévi-Strauss analyse ce texte en montrant que le récit mêle combat « mythique » et combat physiologique. Ce mélange permet à la femme de se reconnecter avec son corps et de se libérer. Il compare cette cure chamanique à une cure psychanalytique.
Cet article a été une source d’inspiration importante pour mes recherches futures en Kabylie.

C’est aussi pendant cette période que je découvre des auteurs algériens, marocains, français, roumain, allemand, polonais, allemand. Je m’initie à la lecture de Paul Auster, Azouz Begag, Madjid Cherfi, Driss Chraïbi, Tahar Djaout, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Romain Gary, Khalil Gibran, Hermann Hesse, Nancy Huston, Jack London, Julia Kristeva, Amin Maalouf, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Tassadit Yacine et bien d’autres.

Plus j’élargissais mes connaissances, plus je prenais conscience de l’immensité de ce que j’ignorais.

Entretien réalisé par Brahim Saci

Washington veut rapprocher le Maroc et l’Algérie et prépare une feuille de route pour la Libye

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Algérie/Maroc

Dans un entretien accordé à la chaîne Al Arabiya, Massad Boulos, conseiller du président américain Donald Trump pour les affaires africaines et moyen-orientales, a déclaré que les États-Unis poursuivent leurs efforts pour faciliter un rapprochement entre le Maroc et l’Algérie, tout en travaillant à une solution durable pour la crise libyenne.

S’agissant du dossier du Sahara occidental, Massad Boulos a rappelé que quelque 200 000 réfugiés sahraouis vivent toujours dans des camps en Algérie dans l’attente d’un règlement final du conflit. Il a souligné que la reconnaissance par Washington de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental n’empêche pas les États-Unis de jouer un rôle actif dans la recherche d’un compromis entre Rabat et Alger.

« Notre objectif est de rapprocher les points de vue des deux pays. La stabilité régionale passe par un dialogue sincère et un accord équitable », a-t-il affirmé.

Sur la Libye, le conseiller américain a révélé que l’administration Trump travaille à l’élaboration d’un plan politique en concertation avec l’ensemble des parties libyennes. Il a insisté sur la volonté des États-Unis de contribuer à une sortie de crise, en privilégiant une solution inclusive qui garantisse la souveraineté et l’unité du pays.

La rédaction

Le syndrome du travail à moitié : métaphore d’une gouvernance inachevée

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Algérie

Il est des pays où l’on meurt faute de moyens. L’Algérie, elle, souffre d’une maladie plus insidieuse encore : celle du travail inachevé. À première vue, les grues, les routes fraîchement tracées, les hôpitaux flambant neufs et les stades monumentaux offrent le mirage du progrès.

Mais une fois le ruban coupé, les projecteurs éteints et les caméras rangées, le pays retombe dans sa torpeur structurelle. Bienvenue dans la république du « presque fini », où l’on bâtit pour inaugurer, non pour durer.

Ce « syndrome du travail à moitié » n’est ni accidentel ni ponctuel. Il est devenu une caractéristique systémique de la gestion publique algérienne. Des chantiers qui s’éternisent, des infrastructures non fonctionnelles, des institutions créées sans cadre réel de pilotage : tout cela dessine les contours d’un pays qui produit des coquilles vides au lieu de solutions durables.

Un exemple frappant de cette gestion défaillante se trouve dans la wilaya de Batna. L’état des routes y est lamentable, et la mobilité urbaine relève du parcours du combattant. Les files d’attente interminables pour les bus reliant le centre-ville à la fameuse « nouvelle ville» de Hamla donnent parfois l’impression que les citoyens patientent pour un voyage intercontinental. Dans une ville universitaire, stratégique, riche d’une densité humaine et d’un potentiel économique considérable, cela frôle l’absurde.

Mais au-delà du calvaire quotidien, Batna est aussi une icône. Cette wilaya, berceau de figures historiques majeures et centre névralgique de la révolution algérienne, incarne l’âme résistante du pays. Aujourd’hui, l’état de ses infrastructures et de ses services publics trahit son héritage. Le contraste est violent : là où l’histoire a jailli avec force, le présent s’éteint dans la poussière et les nids-de-poule. Faut-il rappeler qu’un pays qui néglige ses symboles est un pays qui oublie d’où il vient ?

La rénovation du transport urbain à l’échelle nationale ne serait pourtant pas une utopie. Pour moins de 3 milliards de dollars – un budget presque symbolique dans le paysage des dépenses publiques – l’Algérie pourrait lancer une réforme ambitieuse inspirée de modèles réussis comme celui de Curitiba au Brésil ou de Séoul en Corée du Sud.

Une flotte de bus ultra modernes, électriques ou hybrides, climatisés, accessibles aux personnes à mobilité réduite, pourrait être importée. Ces véhicules s’intégreraient dans un système interconnecté : une application mobile unifiée afficherait les trajets, horaires et retards en temps réel, tandis que des cartes de paiement rechargeables ou dématérialisées offriraient simplicité et transparence aux usagers.

Des stations propres, éclairées et sécurisées, réparties intelligemment selon les flux démographiques, permettraient une desserte fine et régulière de chaque zone urbaine.

À terme, le citoyen, séduit par la fiabilité du système, abandonnerait sa voiture personnelle. Le transport public ne serait plus vécu comme une punition, mais comme une alternative civilisée. Les embouteillages diminueraient, la pollution reculerait, et – miracle ! – l’État retrouverait même un peu de sa crédibilité. Mieux encore, ce système pourrait être géré par des agences locales autonomes, formées à la logistique moderne et dotées de moyens numériques d’évaluation. À l’instar des grandes métropoles européennes, le tout pourrait s’adosser à une politique nationale de mobilité durable.

Ce modèle ne servirait pas seulement à transporter des citoyens : il leur redonnerait foi en l’organisation. Il leur donnerait une preuve tangible que l’État peut planifier, exécuter, entretenir, et surtout respecter ses promesses. Et peut-être alors, pour la première fois depuis longtemps, les Algériens prendraient le bus… avec le sourire.

Ce n’est pas seulement une faillite technique, c’est une faillite politique. Une conception de l’action publique qui confond l’annonce avec l’accomplissement, et la communication avec la construction.

Dans un État où les ressources ne manquent pas, on préfère souvent construire une façade plutôt que des fondations. Résultat : tout s’écroule… lentement, mais sûrement.

Historiquement, cette pathologie plonge ses racines dans une culture administrative centralisée et figée.

L’urgence révolutionnaire a fait du « vite fait » un principe, oubliant que « bien fait » aurait suffi. Ce réflexe s’est figé dans les rouages d’une bureaucratie nourrie de clientélisme et d’auto-protection. Résultat ? Un système incapable d’avancer autrement que dans le désordre.

Les conséquences sont visibles à l’œil nu : défiance généralisée, exode des compétences, gaspillage institutionnalisé, et une société fatiguée de ne voir que des chantiers ouverts, jamais terminés. Même les secteurs vitaux n’y échappent pas : combien d’hôpitaux flambant neufs mais vides ? Combien d’écoles sans enseignants ni tableaux ?

Prenons encore l’exemple du service des urgences de Batna : dix ans pour construire un bâtiment… au milieu d’un quartier résidentiel, sans parking, sans accès pour ambulances. Et comme il fallait bien finir quelque chose, on a préféré l’abandonner pour en promettre un nouveau. Car rien n’est plus simple à faire que de recommencer sans jamais terminer.

Pourtant, les citoyens ont parlé. Le Hirak l’a crié dans les rues : assez de simulacres, place à l’action. La Constitution de 2020 a inscrit certaines avancées, c’est vrai. Mais à quoi bon réécrire les lois si le Parlement n’est même pas capable de voter son propre règlement intérieur trois ans après son installation ? On imagine aisément l’efficacité de ceux qui prétendent légiférer pour une nation entière sans pouvoir gérer leur propre fonctionnement interne…

Pendant ce temps, une nouvelle loi sur la wilaya et les assemblées communales est en
préparation. Espérons qu’elle ne soit pas rédigée, une fois de plus, par quelques technocrates enfermés dans un bureau à Alger. Une réforme de cette ampleur mérite une consultation élargie, un débat national, une participation active de tous ceux qui vivent et pensent les territoires au quotidien.

Et pourquoi ne pas aller plus loin ? Créer de véritables départements dotés de moyens propres, valoriser les forces locales, appliquer enfin une discrimination positive assumée envers les communes les plus oubliées ?

Lancer des zones économiques régionales capables de produire, transformer, exporter selon les ressources et les besoins ? Mais pour cela, il faut un mot devenu rare : volonté.

Ajoutons à ce paysage déjà contrasté un dernier détail : la pollution visuelle. Il suffit d’un tour dans n’importe quelle ville algérienne pour constater l’uniformisation par la brique rouge. Un style imposé non par l’esthétique, mais par l’absence de contrôle. Alger la blanche, jadis perle méditerranéenne, prend aujourd’hui des teintes ternes. Et pourtant, une agence urbaine métropolitaine pourrait suffire à restaurer un semblant d’ordre, d’harmonie et de beauté.

Encore faudrait-il s’accorder sur ce que l’on veut vraiment voir : un pays ordonné ou une vaste improvisation ?

Sortir du « syndrome du travail à moitié » exige un électrochoc. Une rupture franche avec l’habitude de l’à-peu-près. Cela passe par une planification stratégique rigoureuse, des indicateurs de suivi publics, des audits transparents, et surtout, une culture de la responsabilité – où chacun, du maire au ministre, répond de ses actes.

Le développement ne s’improvise pas, il se construit. Pas à coups de formules creuses, mais avec cohérence, constance et courage. L’Algérie n’a pas besoin de plus de projets. Elle a besoin de projets finis.

Et surtout, elle a besoin d’une chose encore plus précieuse que le béton ou les lois : la confiance. Car c’est elle, et elle seule, qui permet de bâtir une nation solide, durable, et à la hauteur de ses ambitions historiques.

Hafied Mohamed Islem

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