Hassane Hacini, écrivain, intellectuel, explore dans son œuvre des thèmes universels tels que la migration, l’identité, la mémoire collective et les transformations sociales. Originaire de Kabylie, en Algérie, il a grandi à Haucourt-Moulaine, en Lorraine, région marquée par l’industrialisation et les mouvements migratoires. Ses écrits, profondément enracinés dans une double culture, se situent au croisement de l’analyse sociologique, du témoignage personnel et de la réflexion philosophique.
Dans son livre Traces de migrations interculturelles (2017, éditions L’Harmattan), Hassane Hacini retrace l’histoire migratoire de sa famille kabyle, depuis la région de Tizi-Ouzou, en Algérie, jusqu’au bassin sidérurgique de Longwy en Lorraine. Mêlant autobiographie, analyse sociologique et histoire, il s’intéresse à la manière dont les individus s’adaptent, construisent leur identité et surmontent les défis culturels et sociaux liés à la migration.
L’ouvrage met également en lumière les interactions entre les traditions, la langue et les expériences modernes, tout en explorant les tensions et les richesses inhérentes à la pluralité culturelle. Hacini y livre une réflexion sur la transmission des mémoires familiales et leur rôle dans la construction de soi. Fortement inspiré par ses racines kabyles, Hassane Hacini perçoit la culture amazighe comme un héritage essentiel. La Kabylie, avec sa richesse culturelle et linguistique, est pour lui une source d’appartenance et d’inspiration.
En parallèle, ses années en Lorraine, région ouvrière marquée par la sidérurgie et les flux migratoires, ont influencé sa vision du monde et nourri ses réflexions sur la cohabitation culturelle et l’intégration.
L’œuvre de Hacini explore plusieurs thèmes majeurs, il analyse les parcours migratoires, les défis de l’intégration et les tensions identitaires rencontrées par les migrants. Il s’interroge sur la manière dont les individus construisent leur identité en conciliant leurs racines et leurs expériences dans des contextes culturels différents. Il met en avant son importance dans la préservation et la transmission des héritages culturels. Il aborde les défis et les opportunités qui émergent des rencontres entre cultures. Hassane Hacini ne se limite pas à l’écriture, il s’implique également dans des projets de sensibilisation et de transmission. Il a collaboré avec des étudiants pour réaliser un documentaire basé sur son livre, Traces de migrations interculturelles, dans lequel les passages sont lus et commentés, renforçant ainsi le dialogue sur les questions identitaires et migratoires. Cet engagement reflète son désir de favoriser la compréhension entre les cultures et de mettre en lumière la richesse des parcours de vie.
Le travail d’Hassane Hacini s’inscrit pleinement dans les préoccupations contemporaines liées aux migrations et aux identités plurielles. Ses écrits, à la fois profonds et accessibles, résonnent non seulement auprès des personnes directement concernées par l’expérience migratoire, mais aussi auprès de tous ceux qui s’intéressent à la diversité culturelle et sociale de notre monde.
Le Matin d’Algérie : Dans votre livre Traces de migrations interculturelles, vous évoquez l’histoire de votre famille à travers plusieurs générations et contextes culturels. Quel élément de ce parcours vous a particulièrement marqué et influencé votre vision de l’identité ?
Hassane Hacini : Mon premier voyage en Algérie, à l’âge de 26 ans, a été une étape marquante dans ma transformation personnelle. Avant ce voyage, je n’avais jamais rencontré ma grand-mère, qui était la seule parmi mes grands-parents encore vivants. Ce voyage, prévu pour début novembre 1999, a été le moment où ma grand-mère a cessé d’être un simple souvenir.
Ma quête d’identité a commencé à se dessiner, en grande partie à cause de l’absence de mes racines familiales et culturelles. Bien que je sois entouré d’une communauté berbérophone, je remarque qu’aucune association ne valorise notre culture dans la région de Longwy. C’est à travers la musique, dans certains cafés, et grâce à des échanges avec des camarades et des jeunes d’Algérie ou du Maroc que je commence à trouver des réponses à mes questions. La musique algérienne, notamment le Chabbi et la musique kabyle, résonne profondément en moi.
En discutant avec des nouveaux arrivants d’Algérie, je leur pose des questions sur la Kabylie et leur demande de traduire les paroles de mes artistes préférés, tels que Matoub Lounes, Idir et Slimane Azem, Ait Menguellet, Si Moh. Bien que la traduction soit parfois difficile, la voix de ces artistes m’apporte une paix intérieure et éveille en moi des émotions intenses. Le courage de Matoub Lounes et son engagement me fascinent.
Mon intérêt pour la musique algérienne a pris une tournure tragique avec l’enlèvement de Matoub Lounes en 1994, un événement qui a profondément marqué une partie de ma communauté dans le bassin de Longwy.
Chaque année qui passe renforce mon désir de visiter ma famille en Kabylie. En 1995, j’ai eu la chance d’assister avec des amis à un concert de Matoub à Nancy, une expérience inoubliable. L’année suivante, une pièce de théâtre de Noureddine Abba sur la torture en Algérie a éveillé en moi une nouvelle curiosité, même si je n’étais pas encore conscient de l’ampleur de cette problématique. Mon expérience en tant que surveillant d’externat m’a également permis d’observer la création d’une pièce inspirée du roman d’Azouz Begag, « les chiens aussi », abordant des thèmes tels que le racisme et les humiliations, qui résonnent profondément en moi. De plus, j’ai aussi visionné le film « Le gone du Chaâba », qui m’a permis de m’identifier à des personnages et des situations et de réfléchir à un passé révolu, renforçant ainsi mon besoin de repères culturels.
Enfin, « Mémoires d’immigrés », une série de trois documentaires de Yamina Benguigui réalisés en 1997, relate l’histoire d’hommes et de femmes émigrés et immigrés ouvriers d’Afrique du nord arrivés en France, lors des pénuries de main-d’œuvre entre les années 1950 et 1970, ainsi que celle de leurs familles qui les ont rejoints et des générations qui leur ont succédé. Cette même année un livre, « La poudrière algérienne », m’est offert, juste avant mon service militaire et devient mon compagnon de chevet.
Ce n’est qu’en 2002 que j’ai découvert des chanteurs toulousains d’origine kabyle, « Zebda », avec l’album « Utopie d’occase », Leurs paroles résonnaient profondément avec mon quotidien et mon histoire familiale en France. Contrairement aux chanteurs kabyles qui s’adressaient principalement à la génération de mes parents, Zebda m’a permis de mettre des mots sur mon expérience en tant que Kabyle vivant en France, me connectant ainsi à une identité qui m’était propre.
Ces découvertes musicales, théâtrales, filmiques et littéraires ont été des éléments déclencheurs de ma quête, marquant un tournant dans ma vie et me préparant à une nouvelle étape qui allait se dessiner en 1999.
C’est dans le contexte de la guerre civile, la « décennie noire » en Algérie, que j’ai décidé d’entreprendre un voyage vers mes racines familiales. En 1999, alors que l’Algérie était encore en « État d’Urgence », je n’en avais pas conscience. Mes parents, qui n’étaient pas retournés depuis 1976, étaient réticents à l’idée que je parte seul. Finalement, sous la pression de mes désirs et de leurs inquiétudes, ils ont choisi de m’accompagner.
Bien que leur décision soit motivée par l’amour pour leur enfant, elle m’inquiète. Je ressens une profonde appréhension à l’idée de ces retrouvailles. Comment mes parents réagiront ils face à leur passé alors que nous nous dirigeons vers un présent familial algérien ? Que penseront ils de leur famille restée au pays ?
Je suis plongé dans un questionnement perpétuel, espérant que ce voyage sera une occasion de réconciliation, tant pour moi que pour eux. C’est un projet délicat, chargé d’émotions et d’histoires non dites, et je crains que des souvenirs enfouis ne refassent surface. Le voyage était prévu pour début novembre 1999. C’est à partir de ce moment-là, après ce voyage, que ma grand-mère a cessé d’être un fantôme.
Le Matin d’Algérie : Pouvez-vous nous parler des écrivains et chercheurs qui ont contribué à la préface de votre livre ?
Hassane Hacini : Mon écriture s’était fluidifiée et l’ensemble du récit devenait plus cohérent que la version de départ. À partir de 2013, j’ai proposé le tapuscrit à lire à certains membres de ma famille, à des amis d’enfances, des ami (e)s un peu partout en France. Chacun avait quelque chose à dire, à critiquer. Je prenais confiance en moi et mesurais l’importance de poursuivre ce travail. Il faut également souligner que Patrick Brun a été un être formidable qui m’a mis sur la voix de la publication. Je tiens ici à lui rendre hommage et à le remercier.
Je n’étais pas certain que mon travail d’écriture ait été aussi intéressant et compréhensible que ce que m’avait renvoyé un certain nombre de personnes. Je cherchais d’autres avis. Des points de vue spécialistes. Je suis allé écouter une conférence d’Annie Ernaux à l’université paris XIII, le 13 mars 2016. À la fin, je lui ai parlé de mon travail, elle a accepté que je le lui envoie pour le lire. Son retour de lecture m’a encouragé à continuer d’écrire et à améliorer le récit. À partir de là, nous avons eu un échange épistolaire autour de mon travail.
Je cherchais aussi à ce qu’une personne confirmée au sujet de l’histoire de l’immigration algérienne légitime mon propos. Comme je m’étais intéressé à Benjamin Stora et à ses écrits et conférences autour « des guerres de mémoires », je suis allé le rencontrer à la cité nationale du musée de l’immigration. Je lui ai demandé un rendez-vous qu’il m’accordera. Je suis allé le retrouver au musée de l’immigration en avril 2016, sans vraiment avoir de stratégies de communication, voire aucune demande précise. L’entretien a été très enrichissant. Il ne s’est pas intéressé au tapuscrit car je ne représentais aucun groupe ou association légitimes et légitimés et qu’il recevait un grand nombre de sollicitations à ce sujet, m’a-t- il confié. Malgré tout, il est resté ouvert en me précisant que si je trouvais un éditeur, je pouvais revenir vers lui afin de lui demander de produire une préface. Je suis parti en prenant conscience que la légitimité vient aussi de la place qu’on occupe dans le champ social, l’appartenance à un groupe ou affilié à un réseau.
Benjamin Stora m’avait demandé de le tenir au courant de mon avancée à propos de la recherche de la maison d’édition. J’ai pris confiance et j’ai donc décidé de chercher activement une maison d’édition. J’avais aussi pressenti qu’une inscription à l’université Paris 8 m’ouvrirait des portes.
Je me suis alors attelé à chercher un éditeur. J’avais pris contact avec la maison d’édition « Parole de Lorrain de Longwy » qui n’a pas répondu à ma sollicitation. En août, j’ai trouvé un directeur de collection qui m’a donné son accord de principe pour la publication de mon livre : chez l’Harmattan, collection « histoire de vie et formation » dirigée par Gaston Pineau.
Arrivé à l’université, j’ai partagé la lecture de mon tapuscrit avec des enseignants et professeurs. Ils ont fait des retours élogieux sur mon travail. J’ai assisté à des séminaires de FLE et de communication. Les professeurs (Nicole Blondeau et Ferroudja Allouache) enseignent la littérature francophone et parlent aussi de Pierre Bourdieu. Elles travaillent sur la fonction de l’écriture et la distanciation de la honte de classe. Elles sont impliquées dans la création de « dispositif d’émergence des non-dits » en collège de Banlieue parisienne et elles ont théorisé les Autobiographies Langagières. C’était très intéressant.
À la fête de l’Humanité, j’ai rencontré, pourrait-on dire par hasard, Saïd Bouamama que je suis allé voir et à qui j’ai demandé de lire mon travail. Il m’a fait un retour très encourageant et ainsi il allait être un autre membre de la communauté intellectuelle interprétative en devenir.
J’ai reçu d’autres retours de lecture de personnes de différents champs sociaux. Un ami d’enfance devenu agent de maîtrise automobile, mon enseignante d’anglais au collège, héritière de l’émigration italienne, quelques héritiers involontaires de la guerre d’Algérie, des personnes ayant été socialisées en Algérie, d’une femme ayant vécu en Kabylie, une femme qui est éducatrice, qui tire son expérience des luttes syndicale, héritière de l’immigration italienne à Montreuil ; une amie, cadre à l’aide sociale à l’enfance, deux de mes sœurs … et d’autres. Tous ont quelque chose à dire, tous ne se reconnaissent pas mais prennent position, des souvenirs leurs reviennent et se situent par rapport à l’écrit, des histoires personnelles leur viennent à l’esprit en voyant les photos. J’ai aussi fabriqué une partie du récit à l’aide d’un va-et-vient dialogique avec mes parents sur les questions de leur départ d’Algérie, de leur arrivée en France, de leurs souvenirs de la guerre d’indépendance algérienne.
Dans ce temps de conscientisation, j’ai compris qu’une « communauté interprétative » prenait naissance et que mon témoignage écrit et publié pourrait peut-être jouer le rôle d’un objet de médiation sociale. C’est alors que la fonction de postface polyphonique prend tout son sens.
J’avais ré-intitulé mon livre, en étant influencé par la lecture du Traité du Tout- Monde d’Edouard Glissant : « La Trace, Kabylie-Haucourt-Saint-Charles -Gambie ».
Avec la collaboration de l’éditeur, nous nous sommes accordés pour que je propose un autre titre plus conforme à la collection et une postface à plusieurs voix. J’ai alors contacté des auteurs, acteurs sociaux qui, selon moi, apporteraient des points de vue aussi différents que la diversité de leur position sociale ou intellectuelle sur les thématiques que poserait cet écrit.
Ces voix, ces points de vue pouvaient, selon moi, donner à voir au lecteur, mettre au jour la possibilité de résonnances multiples en fonction de la position sociale, de la place de chacun comme cela a été le cas de certains écrits qui ont eu un impact sur mes représentations et actions et sur un grand nombre de femmes et d’hommes de conditions sociales d’existence vécues comme dominé (e) s.
En plus de la diversité des positionnements sociaux, intellectuels français, j’ai choisi, dans une perspective d’interculturalité, des personnes de l’étranger ou ayant vécu à l’étranger dans le pourtour méditerranéen. Cette polyphonie pouvait montrer combien la thématique soulevée dans le livre rassemblait plusieurs voix qui semblaient opposées les unes aux autres dans la pensée ordinaire mais qui entretenaient une relation complémentaire, voire dialogique, pour quiconque se risque à la pensée complexe.
À partir de cette idée, j’ai pressenti quelques personnes et des personnalités qui ont accepté d’écrire une préface : Annie Ernaux. Une postface polyphonique : Patrick Brun, Saïd Bouamama, Annie Ernaux, Hamid Salmi, Stéphane Biabiany, Rahima Hadid, Feroudja Allouache et Nicole Blondeau.
Le Matin d’Algérie : Vos racines kabyles et votre expérience en Lorraine occupent une place centrale dans vos écrits. Comment ces deux univers enrichissent-ils votre réflexion sur la diversité culturelle et la migration ?
Hassane Hacini : Je considère mes racines kabyles comme un élément fondamental de mon identité. Elles sont comme des racines souterraines qui me relient à un héritage culturel façonné dans un contexte algérien tumultueux aux prises avec un système d’exploitation colonial. Mes parents ont cultivé cette culture kabyle ancrée dans un environnement culturel non lettré d’une Algérie en guerre de 1946 à 1971. Même éloignés de leur terre natale ils ont continué chacun à leur manière, dans leur début, à préserver leur culture dans un univers ouvrier des années 1970 dans le bassin sidérurgique de Longwy.
En parallèle, ma vie en Lorraine, dans une agglomération semi-rurale, m’a permis d’observer comment la culture kabyle, bien que peu visible dans l’espace public, a su d’une certaine manière perdurer. Dans les années 1980, des événements familiaux tels que les mariages et les enterrements, ainsi que les cafés kabyles où la musique était partagée, ont joué un rôle crucial dans la transmission de cette culture.
Lors d’un voyage en Gambie en 2004, j’ai été frappé par des villageois parlant plusieurs langues, telles que le mandingue, le wolof, l’anglais, l’arabe. Une d’entre eux m’a demandé où se trouvait le village de mes ancêtres, quelle langue ils parlaient et si je pouvais l’utiliser pour m’exprimer. À ce moment-là, face à mon incapacité de répondre, j’ai pris conscience des valeurs que ma mère avait tenté de me transmettre dans sa langue. Si cette transmission échouait cela signifiait pour moi que ma mère n’avait jamais existé, ce qui était un véritable drame.
Je comprendrais que non seulement la langue de ma mère est une langue collective mais aussi millénaire, ancrée dans une culture qui contribue, entre autres, à l’édifice de l’humanité. Je m’étais alors interrogé : si je persistais dans le déni de cette culture qui habite mes parents et par extension leurs enfants, ma vie perdait tout sens. J’ai donc pris la décision de me réconcilier, coute que coute, avec la langue kabyle et de m’approprier des multiples facettes de cette culture.
L’intérêt que j’ai porté à mon histoire familiale découle d’une prise de conscience de l’absence inévitable de ma langue maternelle dans les espaces où j’évolue professionnellement et personnellement dans mon parcours de vie.
Cette prise de conscience douloureuse est devenue un moteur de recherche existentiel qui me poussera, un jour à la fois durant une vingtaine d’année, à me libérer de certaines idées préconçues. Ces idées étaient nourries tant par l’imaginaire de l’environnement social et familiale que par l’idéal de l’école républicaine et les associations d’éducation populaire. Ces influences ont nourri un imaginaire illusoire entrainant une rupture de mes racines culturelles. J’ai ressenti un déchirement entre des valeurs familiales de liberté, d’honnêteté, de fraternité, de sororité et un idéal universel hors sol qui finit par nier la richesse de la culture de la différence. J’ai finalement compris que c’est en affirmant, en connaissant et en étant fier de ces différences, quelles qu’elles soient, que nous pouvons nous ouvrir aux autres, partager, vivre ou lutter ensemble.
Cette quête de réconciliation avec mes racines m’a conduit à une compréhension plus profonde de l’identité, me permettant de réaliser que, au-delà de mes origines, il est essentiel d’accepter la complexité de mes identités multiples, comme l’explore également Amine Maalouf dans ses réflexions sur l’identité composite.
Au fil de mon expérience d’écriture j’apprendrai que je peux me distancier d’un passé enfermant ou plutôt me détacher d’une identité racine (Edouard Glissant) sclérosante mais encore accepter mes identités composites comme une issue à toute tentative d’isolement ou d’enferment sociale. À ce propos Amine Maalouf, dans un essai, aborde la question d’identité composite par le biais d’un récit de son expérience personnelle mêlant une réflexion sur les dérives de l’essentialisation des identités et l’enrichissement que procure le fait d’accepter son identité à la fois une et multiple. Le narrateur tient au fait qu’il existe dans la trajectoire de l’homme libre la possibilité de découvrir d’autres éléments d’identité à construire ou à déconstruire dans un perpétuel mouvement de va-et-vient entre lui-même et son environnement.
Une richesse qui permettrait à cet homme qui assume son identité composite d’être le trait d’union, de faire le pont entres les hommes et les femmes dans un esprit d’ouverture et de passeur de sens d’un monde à l’autre, d’une culture à une autre. Il précisera, en revanche, que quiconque, dont nous-mêmes, s’attache à une identité figée, essentielle est la meilleure manière de fabriquer « des massacreurs ».
Mes expériences d’apprentissage, tant savantes que populaires, m’ont permis de me réapproprier mon histoire familiale. J’ai exploré des thèmes tels que les histoires migratoires, la colonisation, et la guerre d’Algérie. Mes pèlerinages en Algérie m’ont offert l’opportunité de mieux comprendre ma mère et d’échanger avec elle dans notre langue ancestrale, le kabyle.
À travers mes voyages, la musique et la littérature, j’ai découvert le continent africain, qui représente le territoire de mes ancêtres. Ces expériences m’ont aidé à apprécier la pluralité des identités culturelles et sociales, qu’elles soient intra-nationale, inter-régionales ou internationales. J’en viens à voir la migration non seulement comme un défi, mais aussi comme une opportunité d’enrichissement mutuel à condition que les migrants, quels qu’ils soient, ne soient pas exploités et que les pays d’accueil soient prêts à les accueillir dignement.
Le Matin d’Algérie : Vous abordez souvent le rôle de la mémoire collective dans la construction identitaire. Selon vous, comment cette mémoire peut-elle aider les générations futures à mieux comprendre leurs racines et leur place dans le monde ?
Hassane Hacini : Dans mon milieu socio-culturel de la fin des années 1980, l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale faisait l’objet d’apprentissages scolaires, de débats télévisés, de films, de livres, d’études universitaires, de manifestations culturelles. Histoire et mémoires collectives étaient transmises par l’intermédiaire de l’Éducation nationale, de films, de romans, d’émissions de radio, d’émissions de télévision, d’expositions dans les différents lieux de mémoire des deux dernières guerres mondiales.
Des années après, à l’université, en faisant des recherches sur la guerre d’Algérie, je m’étais rendu compte que j’étais beaucoup plus renseigné et informé sur l’histoire des conséquences néfastes sur les populations de confession juive durant la Seconde Guerre mondiale que sur d’autres victimes de tyrannies dans le monde et particulièrement dans le vécu de ma famille en Algérie coloniale. Je comprendrai plus tard que, de ma place, je n’avais pas eu accès à la visibilité de l’histoire et à la mémoire de la guerre d’Algérie ou de l’histoire de l’immigration postcoloniale qui n’était pas encore un sujet visible dans les espaces d’éducations populaires, à l’éducation nationale, dans les médias et dans les lieux culturels. Pierre Nora les appelle des lieux de mémoires qui sont des éléments matériels ou idéels qui jouent un rôle dans la constitution de l’identité collective en étant parfois instrumentalisées par différents acteurs aux mémoires concurrentes.
Ma condition sociale d’existence s’était inscrite dans des cadres sociaux de la mémoire en lien avec les mémoires collectives dominantes du moment.
« On est assez étonné lorsqu’on lit les traités de psychologie où il est traité de la mémoire, que l’homme y soit considéré comme un être isolé. Il semble que, pour comprendre nos opérations mentales, il soit nécessaire de s’en tenir à l’individu, et de sectionner d’abord tous les liens qui le rattachent à la société, de ses semblables. Cependant c’est dans la société que, normalement, l’homme acquiert ses souvenirs, qu’il se les rappelle, et, comme on dit, qu’il les reconnaît et les localise.
C’était moins l’histoire de la guerre d’Algérie ou les mémoires afférentes au colonialisme qui étaient absentes de la mémoire collective que les mémoires et l’histoire des populations dominées, dépourvues des moyens de production culturelle, matérielle.
Combien de fois, adolescent, m’étais-je interrogé en silence sur ce que j’avais ressenti de notre condition d’existence, combien de fois avais-je tenté de demander au monde entier que je voulais connaitre et comprendre la langue de ma mère, l’histoire de l’Algérie, celle de mes parents, de mes semblables. De quoi avait été fait le monde de l’enfance de mes parents ? J’aurai aimé que la société dans laquelle j’avais vécu nous eût renvoyé des images, des histoires, des informations qui seraient venues mettre des mots sur mes questionnements du moment ?
Ce sont des questions qui m’ont habité en secret, comme un fardeau, que j’ai réussi en quelques années à mettre au travail en allant chercher des éléments de la mémoire collective pour m’alléger du fardeau que je pensais porter seul alors que ce sont des questions légitimes et universelles.
Joël Candau écrira « l’homme nu n’existe pas car il n’y a pas d’individu qui ne porte le poids de sa mémoire sans qu’‘elle soit mêlé à celle de la société à laquelle il appartient… »
Le Matin d’Algérie : Votre collaboration avec des étudiants pour le documentaire lié à votre ouvrage montre votre engagement éducatif. Quel message souhaitez-vous transmettre à travers ce projet et pourquoi est-il si important pour vous ?
Hassane Hacini : Vous faites certainement référence à un film amateur que j’ai réalisé en vue de la présentation de mon livre en mai 2018 dans la ville où j’ai grandi.
À l’occasion de la présentation de mon livre dans mon village de naissance, à Haucourt-Saint Charles, le 12 mai 2018, en coopération avec des étudiants de l’Université Paris 8 en sciences de l’éducation, des amis et des personnes nouvellement rencontrés, nous avons créé, de janvier à avril, un film à l’intérieur duquel figurent des lectures d’extraits du livre, des témoignages de la résonance que la lecture a produit sur eux. Autrement dit, j’ai demandé à des personnes de générations, de culture, de milieux sociaux, de genre, de génération, de pays aussi différents que le nombre de personnes s’étant prêtées au jeu de donner leur avis, leur réflexion sur la lecture du contenu du livre. Ainsi, certains témoignages ou retour de lecture nous montrent une certaine universalité des questionnements que propose le contenu du livre.
Ce film, à dimension polyphonique, transgénérationnelle, multilingue, interculturelle avait pour objectif de partager, de transmettre et de donner à voir les coulisses d’une histoire individuelle conjuguée à une histoire collective qui pourrait résonner chez les spectateurs du film. Il a ainsi été diffusé à chaque début de conférence. Il a été d’une importance capitale dans la mesure où il a permis, comme un objet actif, de constituer de nouveaux échanges dans la salle.
Le Matin d’Algérie : Votre livre aborde des thèmes universels comme la quête identitaire, mais à travers des récits personnels. Comment parvenez-vous à équilibrer l’intime et l’analyse sociologique dans votre œuvre ?
Hassane Hacini : L’analyse réflexive des conditions sociales de mon existence m’a permis de saisir qu’il existait différentes logiques contradictoires et complexes qui traversent les héritier(e)s de l’immigration ouvrière kabyle dans un environnement à une époque précise.
L’écriture de mon livre qui s’est construit dans un élan de réminiscences, de ruminations transformées en pensées, des analyses acquises par le passé, des témoignages, des échanges avec des membres de ma famille, des retours de lectures, des discussions de retour de lecture, des voyages en Algérie, des films inspirants, l’écoute d’une conférence m’a fait changer un mot ou une phrase, des rencontres qui ont fait que je change parce que j’échange et j’échange parce que je change (Glissant). Ce récit, écrit à la première personne du singulier, un « je » situé socialement, m’apprend que durant cette quête de sens et les apprentissages informels, je me suis donné les moyens de m’approprier mon histoire personnelle inscrite dans la continuité de la trajectoire sociale migratoire de mes parents. J’en suis fier.
Je me suis autorisé à chercher et donner du sens à ma condition d’existence face aux stigmatisations et assignations identitaires. C’est dans des espaces d’apprentissages informels, dans ma pratique éducative tout au long de ma vie, dans un certain nombre d’ouvrages, ou de médias culturels de tout type et de rencontres qui m’ont permis de cheminer vers une tentative de connaissance de l’histoire familiale improbable et par suite la mettre en lien avec la grande Histoire des migrations.
Ce travail de réflexion et de contextualisation m’a également permis de comprendre que je n’avais plus à culpabiliser de trahir les miens en devenant un étranger à leur culture, à la langue kabyle, leur statut social, leur nationalité. Non, j’accepte, comme un fait, que je parle les langues de mes expériences sociales et nulles autres et j’accepte que mes identités soient plurielles avec une dimension de fierté de l’appropriation de la langue kabyle qui m’a ouvert des possibilités d’apaisement avec les miens et d’une ouverture aux autres plus sereine.
Le Matin d’Algérie : Quels penseurs ou écrivains vous ont particulièrement inspiré dans les domaines de la sociologie, de l’anthropologie et de la littérature ?
Hassane Hacini : En 2003, j’ai découvert l’ouvrage Aïe mes aïeux d’Anne Ancelin Schutzenberger. Ce livre m’est apparu comme un signe de l’univers, grâce à un ami.
Dans cet ouvrage, Anne Ancelin partage un exemple clinique qui m’a profondément marqué. Elle évoque les conséquences pathologiques des secrets de famille ou non-dits, notamment ceux liés aux traumatismes vécus durant la Première et la Seconde Guerre mondiale en France.
Elle expliquait que certains de ses patients souffraient de symptômes que l’on retrouvait chez des générations précédentes, identifiés grâce au génosociogramme. Ces symptômes se transmettaient ainsi de génération en génération.
L’exemple d’un fils d’un soldat mort gazé dans les tranchées de Verdun m’a particulièrement frappé. Ce fils est décédé d’un cancer du poumon, une maladie symbolisant quelque chose de non-dit ou non pensé.
Dès que le petit-fils de ce soldat a pris conscience de cette histoire familiale grâce au génosociogramme, il a pu soigner son début de cancer. Cela m’a semblé presque magique.
Cette situation clinique montre que des violences subies durant la guerre peuvent avoir des répercussions sur les descendants des victimes. C’est alors que j’ai pris conscience que je pouvais aussi trouver des réponses en m’intéressant à l’histoire de mes parents. Ils ont vécu leur enfance et leur adolescence durant la guerre de libération algérienne, une histoire dont j’avais peu entendu parler.
Ce fut le début d’un processus de revisite de mon histoire familiale. Mais avec quels outils ? Comment commencer ? J’ai alors appris les rudiments de la technique du génosociogramme. Cette méthode m’a permis de prendre un peu de distance contextuelle dans ma trajectoire sociale, mais surtout dans celle de mes parents.
J’ai compris, sans en saisir toute la profondeur, que je ne connaissais pas grand-chose de ma généalogie familiale. J’avais repéré un frein, mais les outils me manquaient.
Je n’osais pas construire le génogramme, conscient que je ne saurais rien remplir. Mon imaginaire familial se limitait à mes frères, sœurs et parents : une famille suspendue dans le vide, reflétant l’organisation ethnocentrique de la société française.
En commençant à me renseigner, j’ai levé des interdits incroyables, innommables. Ce qui ne pouvait être dit, je tentais de le dire. Ce qui ne pouvait être pensé, je tentais de le penser. Pourtant, il m’a été impossible de débuter le génogramme. Cela générait une angoisse étouffante.
J’ai alors décidé de fuir le pays, pour un village africain. Ce voyage en Gambie, conjugué à ces idées dans ma tête, m’a permis de comprendre et de me libérer de certaines injonctions, comme d’une épée de Damoclès à mon retour. J’ai fait des découvertes inouïes, et les recherches allaient se poursuivre.
Poursuivons par la sociologie. À partir de 2005, j’ai découvert deux auteurs majeurs : Pierre Bourdieu, avec sa sociologie de « la domination », et Abdel Malek Sayad, spécialiste de l’émigration/immigration.
Pierre Bourdieu, notamment dans son ouvrage Esquisse d’une théorie de la pratique et ses Trois études d’ethnologie kabyle (1972), m’a profondément marqué. La première partie est constitué de trois chapitres : Le sens de l’honneur, La maison ou le monde renversé, et La parenté comme représentation et comme volonté. Cette étude m’a armé d’une connaissance sociologique du monde Kabyle de son époque pour affronter la société algérienne dans mon voyage en 2005.
Les écrits de Bourdieu m’ont appris que l’idéologie méritocratique, qui attribue la réussite ou l’échec uniquement aux capacités individuelles, est trompeuse. En réalité, chaque personne est ancrée dans une histoire familiale et sociale. Elle est façonnée par son groupe familial et se construit selon sa position sociale, elle-même déterminée par ses réseaux, son capital économique, son héritage matériel, ses diplômes, ainsi que la distance entre sa culture familiale et scolaire.
J’ai ainsi commencé à comprendre que, selon notre position dans ces différents espaces sociaux, nous développons des savoir-être et des savoir-faire qui peuvent, ou non, nous ouvrir des portes dans un monde aux multiples entrées et sorties.
Le second auteur, Abdel Malek Sayad, dans La double absence. Des illusions aux souffrances de l’immigré, décrit l’immigration comme un processus complexe. Pour lui, immigrer, c’est porter avec soi une histoire, des structures sociales, politiques et mentales propres à sa société d’origine. Ce sont ces écrits qui m’ont appris que l’immigration est un phénomène social total, c’est-à-dire que l’immigré avant d’arriver à une histoire, une position sociale, une culture etc… Je ne vois ainsi plus de la même manière l’immigré, l’exilé, l’étranger, le paysan, la femme, l’homme, l’ouvrier, le poète, l’artiste, le commerçant, le religieux, l’intellectuel, le savant, l’artisan, le personnage politique.
Ces auteurs m’ont conduit à explorer d’autres auteurs et sujets liés à la sociologie de l’immigration, aux migrations postcoloniales, à l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne et au colonialisme en général.
Ces influences ont nourri mon mémoire de master, dans lequel j’ai traité de La mémoire de la guerre d’indépendance algérienne et le rapport à la position sociale chez les héritiers de l’émigration/immigration ouvrière kabyle socialisés à Haucourt-Saint Charles de 1970 à 2000. – Les influences en anthropologie/ethnologie à partir de 2006
Durant mes études, j’ai exploré les travaux de plusieurs penseurs majeurs. Parmi eux, Marcel Mauss, avec son essai sur le don et son manuel ethnographique ; Jeanne Favret-Saada et son ouvrage Les mots, la mort, les sorts ; ainsi que Claude Lévi-Strauss, dont les idées sur le relativisme culturel, l’anthropologie structurale et les structures élémentaires de la parenté m’ont profondément marqué.
Nous avons aussi étudié l’évolutionnisme de Lewis Morgan, l’anthropologie de la parenté, ainsi que les recherches d’Evans-Pritchard sur la sorcellerie chez les Azandés. Le fonctionnalisme de Malinowski, notamment à travers Les Argonautes du Pacifique occidental, et la méthode de l’observation participante ont également été au cœur de notre apprentissage. D’autres figures importantes comme Franz Boas, Margaret Mead avec son culturalisme, et Howard Becker, qui a réfléchi sur l’interactionnisme symbolique et la mise en scène de la vie quotidienne, ont complété cette formation.
J’étais particulièrement attentif aux aspects liés à la maladie et aux malheurs dans les sociétés traditionnelles. Nous avons ainsi abordé les contributions d’Evans-Pritchard sur les rites de guérison, ainsi que la notion d’« efficacité symbolique » développée par Claude Lévi-Strauss dans un article célèbre de 1949, repris dans Anthropologie structurale.
Mon intérêt s’est porté sur le transfert chamanique, un rituel illustrant l’efficacité des chants sur le corps d’une parturiente et de son enfant à naître chez les Cuna, une société amérindienne du Panama. Ce rituel commence par un long chant de 535 versets, destiné à accompagner un accouchement difficile. Le chant décrit le désarroi de la sage-femme qui appelle le chaman, la visite de ce dernier, puis son départ vers la hutte de la parturiente. Il détaille ses préparatifs : fumigations de fèves de cacao brûlées, confection d’images sacrées sculptées qui deviennent des esprits aidant le chaman dans son intervention.
Le chaman exécute alors un chant retraçant le combat entre lui et l’esprit responsable de la formation du fœtus, qui entrave la femme d’accoucher. Lévi-Strauss analyse ce texte en montrant que le récit mêle combat « mythique » et combat physiologique. Ce mélange permet à la femme de se reconnecter avec son corps et de se libérer. Il compare cette cure chamanique à une cure psychanalytique.
Cet article a été une source d’inspiration importante pour mes recherches futures en Kabylie.
C’est aussi pendant cette période que je découvre des auteurs algériens, marocains, français, roumain, allemand, polonais, allemand. Je m’initie à la lecture de Paul Auster, Azouz Begag, Madjid Cherfi, Driss Chraïbi, Tahar Djaout, Marguerite Duras, Annie Ernaux, Romain Gary, Khalil Gibran, Hermann Hesse, Nancy Huston, Jack London, Julia Kristeva, Amin Maalouf, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Kateb Yacine, Tassadit Yacine et bien d’autres.
Plus j’élargissais mes connaissances, plus je prenais conscience de l’immensité de ce que j’ignorais.
Entretien réalisé par Brahim Saci