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FLN-PCA : première rencontre avec Abane et Benkhedda en 1956 (III)

MAI – JUIN 1956, AVANT LA SOUMMAM

FLN-PCA : première rencontre avec Abane et Benkhedda en 1956 (III)

Nous en avions fini provisoirement avec les échanges concernant nos groupes armés et avions précisé certaines modalités des prochains contacts pour les poursuivre après consultation de nos instances respectives. Benkhedda sans doute pris par un autre rendez-vous, sort le premier.

Rebondissement de la discussion

La discussion se poursuit alors avec Abane. Il est détendu et visiblement satisfait de la franchise de nos discussions, avec dans le regard une pointe d’affabilité souriante (peut être est-ce à cause de sa mort tragique dix huit mois plus tard que cette image est restée en moi).

Les échanges à bâtons rompus portent sur les perspectives d’après l’indépendance, les options sociales. On parle de l’émergence impressionnante des pays du « groupe de Bandoeng ». Je ne me souviens pas qu’il ait dit un seul mot (Benkhedda non plus) du vote des pouvoirs spéciaux par le PCF, alors que nous-mêmes, quand nous étions au mois de mars en pleine préparation de l’opération Maillot, cela ne nous avait pas rendu particulièrement heureux. (Ce sera un des points que Larbi Bouhali, premier secrétaire du PCA, posera aux dirigeants du PCF au début 1957, après qu’il sera sorti clandestinement d’Algérie à la fin de 1956).

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Avec le recul, je me suis demandé plus tard si le silence de Abane sur ce point n’était pas dû à l’existence des sondages et tractations des milieux gouvernementaux français. Tout en renforçant en ce moment leur dispositif répressif militaire et policier, ils envoyaient discrètement des émissaires disant vouloir explorer des conditions de négociation avec le FLN. (On en verra en Octobre la confirmation, avec le kidnapping de l’avion des « Cinq »…).

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Abbane nous dit aussi sa préférence pour un socialisme non-aligné, « à la yougoslave, façon Tito ». Puis, comme nous prenant à témoin d’une question qui le tracasse, il poursuit : « j’aimerais avoir votre avis, nous sommes indécis. La création de l’UGTA, deux mois auparavant, nous a fait problème. Des responsables syndicaux anciens et expérimentés, membres du FLN, ne sont pas à l’aise, ils auraient voulu ne pas quitter l’UGSA (ex-CGT), ils disent que la division syndicale n’est pas une bonne chose. » Parmi eux, il cite Belmihoub, responsable bien connu des cheminots (qui à ma connaissance n’était pas communiste) et d’autres encore dont il ne nous a pas dit les noms. Il demande aussi : « que pensez-vous de Ouzegane ? Nous cherchons à contacter des personnes pour avoir leurs avis. Nous voulons travailler à un document d’orientation sur ces problèmes… ».

La question de Abane était-elle un simple sondage, ou reflétait-elle une préoccupation réelle, un souci de faire reculer les conséquences négatives d’une division dans le monde des salariés algériens ? Cette dernière hypothèse n’est pas à exclure. Abane, on le voyait bien, était farouchement attaché à l’hégémonie politique du FLN. Aucun doute à ce sujet, peut être même cela pouvait s’exprimer chez lui par des impulsions autoritaires. Il nous paraissait néanmoins dans son fond attentif à un certain esprit rassembleur, tout au moins tant qu’il estimait maîtriser le processus de prééminence incontestée du FLN et de son appareil.

Comme l’entretien qui venait de s’achever venait de le montrer, il était apparemment ouvert à des formes consensuelles permettant d’aplanir les obstacles à un plus large rassemblement dans l’intérêt de la lutte.

Quelle voie pour l’unité syndicale ? 

Rien ne l’obligeait en fait à nous livrer sa pensée et ses interrogations. Il savait que nous jugions la création de l’UGTA pour le moins ambiguë dans certaines de ses motivations et dans ses modalités. Il aurait pu, comme l’aurait fait Benkhedda à mon avis, continué à garder le silence et le camouflage des intentions qui avaient entouré la préparation de cet évènement. On sait que la création de l’UGTA fut précipitée suite à l’initiative messaliste de l’USTA qui avait pris de court le FLN. Mais elle était souhaitée depuis des années sans qu’elle puisse être mise en discussion publiquement ou réalisée, du fait des réticences chez les travailleurs et les militants syndicaux y compris chez des nationalistes, expérimentés et engagés de longue date dans les luttes sociales (voir à ce propos le témoignage de Lakhdar Kaïdi, dans ses Mémoires recueillis par Nasser Djabi, aux éditions Casbah). [6]

Une interrogation nourrissait nos doutes sur les intentions de certains des initiateurs de la création de l’UGTA. Si leur initiative avait seulement visé un renforcement à la fois du mouvement national et du mouvement syndical,, comment expliquer qu’ils aient agi en catimini, au lieu de préparer cet évènement syndical en concertation et coopération avec l’ensemble de ceux qui étaient eux aussi concernés et auraient été d’un grand apport dans ce domaine ?

Nous avons répondu à Abbane que l’unité syndicale a toujours été à nos yeux importante pour donner un meilleur contenu et de meilleures perspectives au mouvement national. Nous regrettions la décision unilatérale du 24 Février et son caractère politicien par rapport à ce que devrait être la vocation d’un large mouvement syndical. Nous estimions que la réaction des patriotes syndicalistes dont il venait de nous parler était saine et compréhensible. Elle ne nous étonnait pas, nous en connaissions d’autres aux différents niveaux.

Mais devant ce fait accompli, il n’était pas encore trop tard selon nous pour sauvegarder une unité syndicale précieuse autant pour la lutte armée que pour les travailleurs. C’était d’autant plus possible que les deux centrales étaient d’accord pour conjuguer l’intérêt national avec les intérêts spécifiques des couches laborieuses, ceux déjà acquis ou ceux restant à conquérir. Il suffirait, comme nous l’avons suggéré à Abbane, que les deux centrales engagent ensemble un processus unique et démocratique d’élections syndicales à la base, sur tous les lieux de travail, pour aboutir à des structures et des directions unifiées. L’appellation de la centrale importerait peu. Cette façon de faire vaudrait à la centrale unique la confiance redoublée des travailleurs, elle lui assurerait un dynamisme plus grand. Elle permettrait de faire mieux fructifier l’enracinement et l’expérience accumulée par les cadres syndicaux de toutes les tendances.

Rappelons que ce processus était encore possible à cette date, car malgré l’état de guerre, la répression du mouvement syndical ne s’était pas encore abattue avec la férocité qu’elle connaîtra quelques mois plus tard.

Abane a écouté, intéressé, comme si la question était en suspens et pouvait encore être discutée. Il y a quelques années, j’ai eu confirmation qu’effectivement un courant d’opinion et des débats avaient eu lieu parmi les cadres syndicaux acquis au FLN en faveur de la préservation de l’unité d’organisation syndicale. Une lettre a même adressée par un groupe de cadres syndicaux à la direction du FLN, sans doute celle à laquelle s’est associé Belmihoub. Un ancien ministre m’a dit qu’encore écolier, il avait écrit cette lettre sous la dictée de son père à Constantine, il se souvenait de son contenu, celui là même dont Abane s’était fait l’écho. Et selon lui, de nombreuses discussions s’en étaient suivies à Alger.

Inquiétants présages pour l’Algérie indépendante

Lors de nos rencontres ultérieures les mois suivants, il n’a plus été question de syndicats. Nous étions en réalité conscients que les pressions internationales occidentales, les réflexes du recours facile aux voies autoritaires ou bureaucratiques, les préjugés, les ambitions d’appareils et les règlements de compte sectaires avaient été d’un poids beaucoup plus grand dans la nouvelle conjoncture que le respect des principes de fonctionnement liés à la nature d’un mouvement syndical.

Il est sûr que parmi les militants syndicaux sincères qui souhaitaient la création d’une nouvelle centrale directement liée au FLN, nombre d’entre eux ont fait confiance aux déclarations des courants du FLN se réclamant d’une démocratie sociale. Ils pensaient sincèrement que la voix des travailleurs pourrait continuer à s’exprimer et à peser de façon bénéfique dans le grand rassemblement national incarné à leurs yeux par le FLN. Sans doute n’ont-ils pas perçu à ce moment que cela aurait nécessité des débats plus ouverts, l’affirmation du besoin d’autonomie du mouvement ouvrier et la formalisation des garanties de son exercice au sein de l’alliance nationale.

Les méthodes qui ont prédominé faute de cette pression positive de la base et des cadres ont été cautionnées par certaines appréciations fallacieuses et euphorisantes du Congrès de la Soummam, enveloppées dans un langage de surenchère sociale (j’en reparlerai). Elles ont accentué la fermeture par rapport aux acquis précédents du mouvement syndical algérien.

On ne devrait donc pas être surpris des évolutions négatives des décennies suivantes, car les choses avaient pris un départ trompeur dès 1956. Les bonnes intentions et la bonne foi des cadres syndicaux honnêtes ne pouvaient pas suffire dans l’environnement anti-démocratique et les séductions de l’arrivisme social qui ont suivi l’indépendance.

Elles ne peuvent remplacer l’affirmation consciente et la défense vigilante de l’autonomie du mouvement syndical et ouvrier, même si c’est dans des formes appropriées que ce soit dans les conditions de guerre ou d’autres situations nationales exceptionnelles. Je le sais pour avoir rencontré à plusieurs reprises durant la guerre, entre 1958 et 1960, des cadres syndicaux honnêtes, qui s’étaient affiliés à l’UGTA, la considérant un bon cadre de lutte. Ils se plaignaient que les gens du « nidhâm » (l’organisation, dans une confusion totale entre FLN et syndicat) ne venaient les voir que pour ramasser l’ichtirak (cotisations) mais fi ouaqt essah, au moment des batailles, des grèves et actions revendicatives, on ne les voyait plus ou ils leur mettaient des bâtons dans les roues.

J’avais toutes les peines à convaincre ces cadres chevronnés, tel que le vétéran des dockers Ammi Said (qui sera assassiné par l’OAS) d’oeuvrer dans les structures de l’UGTA, comme y avait appelé la direction du PCA à partir de 1957, c’est-à-dire après que les deux centrales (UGSA et UGTA) aient été interdites par les autorités coloniales. Nous souhaitions ainsi dans un esprit unitaire encourager l’initiative des courants les plus conscients et combatifs dans le cadre d’une centrale unique.

Et aujourd’hui ?

En définitive, faute d’une contre-pression positive et constructive suffisante des cadres syndicaux et des courants patriotiques, les dirigeants « historiques » vrais ou supposés du FLN n’ont pas respecté le contrat de confiance auquel s’étaient fiés les militants syndicaux FLN sincères. Ils ont tout fait pour les pousser à la résignation et les intégrer dans leurs luttes de clans et intérêts de pouvoir, A l’indépendance, à l’exception de Ait Ahmed et Boudiaf, les anciens et nouveaux « za’îms » se sont ligués pour écraser les libertés syndicales au Congrès de l’UGTA de janvier 1963, alors que par ailleurs ils se déchiraient férocement entre eux pour le pouvoir.

En fait, pourquoi le contrat de circonstance mis sur pied en février 1956 était-il boiteux et ne pouvait que déboucher sur une contradiction majeure ? Parce qu’il a été mis sur pied par le haut et pour des besoins de conjoncture. Et surtout parce que dès le départ, ceux qui, même avec de bonnes intentions avaient patronné le processus, considéraient (ou s’étaient résignés au fait) que le mouvement syndical était davantage un instrument auxiliaire de pouvoir qu’un levier démocratique pour élargir les conquêtes sociales.

Au lieu d’être corrigés à l’indépendance, ces états d’esprit et ce processus se sont aggravés.

Bilan à l’arrivée de 1962 : le slogan héroïque « la parole au peuple » qui était celui du PPA des années quarante, a été trahi et perverti, transformé en « la parole aux fusils » et traduit rapidement en « pouvoir pour l’argent et par l’argent » Ainsi a été instauré le triste règne de la « hogra » contre les travailleurs et leur représentation légitime La centrale officielle n’a gardé de syndicat que le nom, à l’image d’un système se proclamant démocratique et populaire tout en réprimant les espoirs démocratiques à l’encontre des intérêts de la nation.

Quand après cinquante ans, je repense à notre première rencontre FLN-PCA de Mai 56, je me dis que les générations émergentes assoiffées d’histoire véridique sont aujourd’hui en mesure de comparer les deux voies qui s’offraient alors au mouvement national, au carrefour crucial de la guerre de libération. Les faits parlent d’eux-mêmes. Mais on aurait tort d’en rester aux constats amers.

Les expériences malheureuses d’un demi-siècle sont instructives pour ceux et celles qui veulent garder les yeux ouverts et la mémoire longue sur les enseignements du passé. Les mouvements sociaux de plus en plus amples et conscients d’aujourd’hui sont à l’actif et à l’honneur de ces citoyens. Que dire de ceux qui dans les rouages de l’Etat comme dans la société ont cru bon de perpétuer les mentalités et pratiques hégémonistes du temps de guerre ?

Doit-on culpabiliser les acteurs politiques et militaires de l’époque pour les erreurs, les insuffisances ou les fautes graves qu’il nous est plus facile de percevoir aujourd’hui ? Ce n’est pas le plus important. Ces acteurs avaient eu le mérite de s’engager dans un combat terriblement difficile, auquel l’abnégation et les sacrifices du peuple ont permis de donner une issue victorieuse malgré tous les gâchis. Ils ont l’excuse que le mouvement national d’avant 1954 n’avait accompli que partiellement ou même réprimé l’effort d’éducation politique et idéologique dont aurait eu besoin le mouvement insurrectionnel.

Surtout ne restons pas, comme Bo’abdil après la chute de Grenade, à pleurer ce que nous n’avons pas réussi à défendre. Il est mille fois plus important d’aborder les combats tout aussi difficiles d’aujourd’hui, en nous dégageant, en actes et pas seulement en paroles, des limites et des étroitesses du passé. Cherchons à valoriser par nos actes ce qu’il y eut de plus glorieux, de plus ouvert et de plus prometteur. Chacun peut y contribuer, à partir de sa sensibilité idéologique et de son expérience politique.

L’évocation de ce qui s’est passé avant et après le Congrès de la Soummam d’août 1956 m’en donnera l’occasion.

S.H.

Note

[6] « Kaidi Lakhdar, une histoire du syndicalisme algérien »entretiens« , par Nasser Djabi, Chihab Editions, septembre 2005.

Auteur
Sadek Hadjerès

 




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