4 mai 2024
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La double profondeur stratégique du Sahel (I)

Géostratégie

La double profondeur stratégique du Sahel (I)

La France ne veut pas en réalité de l’Algérie dans le G5, estiment les Américains.

Pourquoi l’Algérie refuse, obstinément, de prendre part au G5 (2) et de manière générale, à toutes les tentatives de coalition qui sont concoctées par les puissances extérieures à la région et en particulier la France qui lui propose, avec insistance, de participer, depuis maintenant plus de dix ans, à cette « opération » (3) ?

Cette question mérite d’être posée tant par les analystes qui réfléchissent à la situation sécuritaire dans la région mais également aux décideurs politiques du moment dans les deux pays (4). La réponse diplomatique de notre pays est immuable depuis longtemps : l’interdiction constitutionnelle d’engagement de nos forces armées sur des théâtres d’opérations à l’extérieur de nos frontières. Ce prétexte commode n’est pas crédible puisqu’à plusieurs reprises nos forces armées ont été engagées hors de nos frontières dans le passé dans un cadre régional (et notamment différentes guerres arabo-israéliennes) ou dans un cadre multilatéral et onusien (et notamment des forces de maintien de la paix en Asie). En outre, il y a une différence cardinale entre l’envoi d’un corps expéditionnaire pour occuper des espaces durant une période indéterminée d’une part et participer à des opérations et des missions ponctuelles, ciblées et conjointes (5), dans un cadre multilatéral et notamment onusien, clairement défini, d’autre part.

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Il est donc nécessaire de rechercher l’explication de notre prise de position ailleurs qu’au niveau de l’interdit constitutionnel. Le premier étage de l’explication provient de la vision stratégique de la région par l’Algérie et par la France.

En effet, il n’est pas inintéressant de rappeler quelques repères historiques de la région et d’affirmer que c’est l’empire colonial français qui a dessiné pratiquement toutes les frontières de la région du Sahel et même plus loin, dans son rapport de force avec les autres empires coloniaux que sont le Royaume-Uni, la Belgique, l’Espagne et le Portugal (6). Ce partage cynique de l’Afrique, à cette époque, qui ressemble à un dépeçage du continent, n’a été réalisé qu’en fonction des intérêts, bien compris, des puissances coloniales et non pas pour le « bien-être » des populations autochtones soumises et conquises par la force. Les frontières « françaises d’Algérie » entrent pleinement dans ce cas d’espèce, pour celles avec les autres pays du Maghreb (le Maroc et la Tunisie) où la France entretenait une relation forte de « protectorat », avec le Sahara occidental, territoire sous domination coloniale espagnole et enfin avec la Libye sous domination colonial italienne, au moins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale après l’accord Mussolini- Laval (7). Pour ce qui concerne, les trois autres pays frontaliers (la Mauritanie, le Mali et le Niger), le pacte colonial direct entrait dans le cadre, beaucoup plus large, de l’empire colonial français de l’Afrique de l’Ouest.

La France coloniale avait donc découpé le territoire algérien en plusieurs étapes, la premières en trois provinces (8) puis en dix-huit départements (9) à la veille de l’indépendance. Mais il est clair que la France a toujours réservé un statut particulier aux régions désertiques à travers ce qu’elle allait dénommer les départements français du Sahara (10). Compris dans l’aire d’action de la délégation générale de l’Organisation commune des régions sahariennes (OCRS) créée en 1957, pour la mise en valeur concertée de différents espaces du Sahara français, ils en constituent à partir de 1959 la totalité du territoire. Un « ministre du Sahara » y exerce, par délégation, de pouvoirs du Gouverneur général de l’Algérie. Mais cette configuration va s’inscrire dans un cadre beaucoup plus global, puisque ces deux départements, dont le territoire est devenu ainsi constitutif de l’Algérie française (11), dépendent du ministre du Sahara. L’objet de la loi était[] la mise en valeur et la gestion  des zones sahariennes de la République française, de l’Algérie, la Mauritanie, le Soudan, le Niger et du Tchad[].

Certains historiens considèrent que la guerre d’Algérie a duré deux ans de plus du fait des problèmes des zones sahariennes que la France ne voulait pas rétrocéder à l’Algérie indépendante, du fait qu’elle considérait que ces territoires, de création purement française, devaient rester français. Ceci d’autant plus qu’en juin 1956, un lieu dit Hassi Messaoud, va voir naître un gisement de pétrole découvert par l’entreprise française SN Repal (devenu Elf) et la CFPA (devenu Total).

L’exploitation du gisement commence vraiment le 7 janvier 1958 et le pétrole est transporté par un oléoduc provisoire de 180 kilomètres, jusqu’à Touggourt, lieu de stockage. En 1957 et 1958, en pleine guerre d’Algérie, les territoires du Sud algérien sont « départementalisés », leur territoire saharien[] est organisé en deux départements nouveaux, Oasis et Saoura en août 1957[] et en 1958, la partie des hauts-plateaux en dépendant, est incorporée aux départements de Médéa et Saïda. On peut donc conclure que si la conquête du Sahara a été globalement planifiée par les accords internationaux de partage de l’Afrique, avec les autres puissances coloniales, la réorganisation de l’espace saharien a été appréhendée sous l’angle des stratégies de la colonisation française, ponctuées par les turbulences politiques qu’elle a généré, auprès des populations autochtones (12).

Ces quelques données historiques (13) éclairent, quelque peu, les postures, attitudes et les stratégies françaises actuelles qui semblent d’un autre âge, puisque ne correspondant plus aux données géopolitiques actuelles dans la région du Sahel. En effet, parmi elles, il faut noter que la France a considérablement diminué sa présence militaire dans la région en fermant plusieurs bases permanentes (14) et en effectuant des coupes drastiques dans les différentes lois de programmation militaire, durant ces vingt dernières années. Ses efforts de mutualisation des moyens humains, matériels et financiers, pour contrecarrer les menaces nouvelles, dans la région, tant au niveau européen qu’à celui de l’Otan, n’ont pas été couronnés de succès, c’est le moins que l’on puisse dire, chaque pays revendiquant un droit de regard sur les opérations à mener et les objectifs à atteindre.

Dès lors, la France a toujours déclaré que, dans la région sahélo-saharienne, qu’elle considère comme sa profondeur stratégique (depuis son empire colonial), elle entendait développer une «politique autonome de sécurité et de défense» (15), c’est-à-dire, qu’elle ne prend en compte que ses propres intérêts objectifs dans la région (16).

L’actuelle doctrine française pour le Sahel, considère que cette région est une source d’insécurité et de déstabilisation puisque soumise à une poussée significative de l’islamisme radical, dans un espace s’étendant de l’Atlantique à la corne de l’Afrique. En matière de lutte antiterroriste dans la région, elle s’appuie sur des décisions individualistes (réflexe colonial) et de politique intérieure, contraire à une stratégie collective, concertée avec les pays concernés et pour des objectifs communs partagés. En effet, comptant sur son dispositif militaire, en Afrique, elle considère les Etats de la région comme mineurs et «ne disposant pas de tous les attributs de la souveraineté ou les perdent progressivement», se retrouvant incapables «d’assumer leurs fonctions régaliennes sur le plan de la sécurité du territoire et de la population» (17). En d’autre termes, les Etats sahélo-sahariens, fragilisés par les crises intérieures, sont impuissants face aux narcotrafiquants, aux mouvements de rébellions et aux terrorismes islamistes.

En outre, la France va tenter de privilégier le Maroc, entre autres, dans le domaine de la défense et de la sécurité dans la région sahélo-saharienne, afin de l’impliquer dans ses opérations (18).

De son côté, les forces armées algériennes participent à un certain nombre d’opérations et manœuvres conjointes, avec les forces de l’Otan, stationnées en Méditerranée, (y compris françaises), qui ont pour objectifs d’accroitre l’inter-opérationnalité entre les différentes forces. En outre, elle entretient un très large partenariat multiforme de défense et de sécurité avec la Russie qui «coopère avec l’Algérie au niveau bilatéral, multilatéral et dans le cadre du Forum antiterroriste, créé en septembre dernier à New-York (19)».

Dans la région sahélo-saharienne,  l’Algérie, qui souhaite être un partenaire, à part entière et non un supplétif, œuvre à contrôler les mouvements terroristes multiformes (trafics d’armes, de drogues, d’humains, de produits divers…) qui prolifèrent et prospèrent dans la région et à ses frontières, surtout après la destruction de l’état libyen et la guerre civile malienne. Elle considère, comme la France également, que cette région fait partie de sa profondeur stratégique et que par conséquent, ses intérêts, biens compris, doivent être pris en compte et préservés, au même titre que toutes les autres parties concernées. C’est à cet endroit justement que le problème se pose car c’est la double appartenance à la même profondeur stratégique de la région qui pose problème ! Ceci d’autant que, les solutions préconisées par l’Algérie pour une sortie de crise et une stabilité durable de la région, ne convergent justement pas avec celles de la France.

Certes, l’argument français selon lequel l’éradication du terrorisme dans la région sahélo saharienne sécurise les frontières algériennes, est certainement pertinent mais ce qui l’est moins, c’est les solutions françaises préconisées pour son éradication définitive. En effet, pour l’Algérie les solutions durables ne peuvent être que politiques, c’est-à-dire, par la prise en compte des revendications des peuples qui vivent dans ces régions et de leurs intérêts objectifs. Il est clair, pour tout analyste perspicace, que l’implantation du terrorisme et sa montée en puissance sont liées à la non prise en charge des aspirations profondes des peuples de la région. Tenter d’éradiquer le terrorisme sans, en même temps, prendre en charge les aspirations des peuples, n’est qu’une fuite en avant qui ne peut que radicaliser les parties en conflit. Cela pose la question de savoir si vraiment la France veut de ce partenariat. «En réalité, les Français ne veulent pas des Algériens dans le G5 Sahel, parce qu’ils veulent être seuls à la manœuvre », se complaisent à déclarer les Américains !

Il est donc urgent pour notre pays, de se donner du champ et de prendre du recul sur des sollicitations sans lendemain, afin de parer à toutes éventualités qui se présenteraient à l’intérieur et à l’extérieur de notre territoire. Le dialogue et la concertation, sans arrière-pensées, sont les maîtres-mots si l’on veut trouver des solutions durables aux problèmes de défense et de sécurité qui se posent dans la région.

M.G.

Notes

(1) La région du Sahel est de 3,2 Millions de Km2 et frontalier à au moins une dizaine de pays, en fonction des diverses lectures géopolitiques que l’on s’en fait. Ses richesses, notamment minérales, ne sont plus à démontrer (cuivre, uranium, or, diamant, tungstène, bauxite, manganèse, cobalt, phosphate, pétrole et gaz…) auxquelles il faut ajouter le fleuve Niger (4.184 Km) qui sa source en Guinée à 800 m d’altitude au pied des Monts Loma pour se jeter dans l’océan Atlantique, au Nigéria, arrosant six États (la Sierra Leone, la Guinée, le Mali, le Niger, le Bénin et le Nigéria).

(2) Le G5 a été créé à l’initiative de la France et des pays du Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad). En dépit des accords dits d’Alger de 2015, du statu quo qui s’en est suivi, de la mutualisation des forces au sein du G5 et la participation d’autres pays tels que les USA, Allemagne, Italie, la Grande-Bretagne… (Soutien logistique et renseignement), la situation  du Sahel reste déstabilisée même après l’intervention de la force française Barkhane.

(3) L’Algérie a quand même cédé sur le principe du survol du territoire algérien par les forces françaises engagées sur le théâtre d’opération du Sahel, ce qui représente un gain inestimable en temps et en finances pour la France.

(4) L’Algérie et la France développe chacun de son côté des stratégies différentes de sortie de crise et la France ne cesse de demander à l’Algérie de se joindre à sa doctrine, utilisant tous les moyens de pression qui sont à sa disposition. Le Président de la commission du sénat, Christian Cambon, « clôt les débats en insistant sur le rôle crucial de l’Algérie avec ses 3 millions de soldats… Pourquoi insiste-t-on tant en France pour que l’Algérie s’implique au Sahel ? ».

(5) Les forces armées algériennes participent à des manœuvres dites d’«opérationnalité » aéronavales en Méditerranée avec des pays limitrophes et les forces combinées de l’Otan, organisation où notre pays a une position d’« observateur ».

(6) Lire: André Bourgeot, (Chargé de recherche CNRS, laboratoire d’anthropologie sociale) Sahara : espace géostratégique et enjeux politiques.

(7) L’Accord est signé à Rome, le 7 janvier 1935, par le ministre des affaires étrangères français Pierre Laval et le président du Conseil italien Benito Mussolini. Le traité définissait les parties contestées de Côte française des Somalis (aujourd’hui Djibouti) et une partie de l’Érythrée, redéfinissait le statut officiel des Italiens en Tunisie française, et principalement laissait les mains libres aux italiens en Abyssinie, ainsi que dans la bande d’Aouzou transférée du Tchad français à la Libye italienne. Cet accord fut validé comme une « loi » par le Parlement français le 26 mars 1935[], mais ne le fut jamais par le Parlement italien qui le jugea trop « minimaliste » car il ne concernait pas la Tunisie française, la Corse et Nice[].

(8) L’arrêté du 9 décembre 1848 fait disparaitre les provinces du début de la 3e République en les départementalisant. L’Algérie, officiellement annexée par la France le 9 décembre 1848 fut partagée en trois départements : Oran, Alger et Constantine, correspondant aux zones civiles des trois beyliks ottomans et la loi du 24 décembre 1902 va fixer leurs limites définitives. Une fraction des hauts-plateaux (départementalisés) ainsi que la partie du Sud algérien occupée avant 1902 seront réunis à cette date aux six territoires récemment occupés de Béni Abbès, Djenan éd-Dar, Zousfana, In Salah, Timimoune et du Touat, pour former les Territoires du Sud. Ils seront ensuite réorganisés en quatre territoires en 1905[].

(9) À partir de 1955, le nombre de départements augmente passant à 4 à 18, deux ans plus tard, avec le remplacement des « Territoires du Sud » par deux départements « sahariens » et à 21 un an après, pour retomber à 18, à la veille de l’indépendance en 1962.  

(10) Les départements français du Sahara au nombre de deux : le département de la Saoura et le département des Oasis sont en fait d’anciennes divisions administratives de l’Algérie française qui succédèrent aux Territoires du Sud algérien[], de 1957 à 1962.

(11) C’est à cette époque, que la France va rattacher des territoires tout autour des frontières actuelles, à la frontière libyenne et d’autres entre Colomb-Béchar et Tindouf, que le Maroc va revendiquer à l’indépendance de l’Algérie, violemment, entrainant notre pays, dans un conflit armé appelé la « guerre des sables » en 1963.

(12) Lire notre article intitulé : L’ébullition des tribus Touaregs : Une simple revendication économique et sociale ? in le Matin dz. d’Avril 2018.

(13)  André Bourgeot, retient cinq dates qui balisent l’histoire politique du Sahara central « La première, le 16 février 1881, porte sur l’extermination, à Hin Huhawen (Ahaggar), de la colonne commandée par le colonel Flatters, ce qui repoussa la conquête coloniale, par le nord, d’une vingtaine d’années. La deuxième, c’est l’exécution par le lieutenant Cottenest  au fort Ghezzou d’environ trois cents Touaregs, le 7 mai 1902, à Tit (Ahaggar). La troisième, c’est l’organisation militaire du Sahara algérien par le général Laperrine, qui crée les Compagnies sahariennes (1902 à 1957). La quatrième date, la plus marquante, c’est la réorganisation structurelle sur les plans politique, économique et militaire (loi n° 57/27 du 10 janvier 1957, portant création de l’OCRS). Enfin, la dernière (1991-1996) boucle, la séquence des turbulences politico-militaires des rébellions touarègues ».

(14) Ces dernières années, La France déploie quelques 9.000 hommes en Afrique subsaharienne, avec quatre points d’appui (Djibouti, Sénégal, Gabon et Côte d’Ivoire) ; Un point de déploiement au Tchad ; Trois points d’opérations en cours (Côte d’Ivoire, République centrafricaine et Tchad). Cependant, pour des raisons évidentes de moyens financiers, elle est contrainte de mutualiser de plus en plus sa politique africaine de défense et de sécurité, que ce soit dans le programme Euro-Recamp en 2008 ou, plus généralement, dans le cadre du dernier traité franco-britannique sur les forces d’interventions navales.  

(15) Jean-Claude Mallet, Francis Delon et autres, «Défense et Sécurité nationale : le Livre Blanc», Ed. Odile-Jacob, la documentation française, Paris, 2008.

(16) C’est ce qui est communément appelé la «France-Afrique» pour décrire une relation intimée, pleine de barbouzeries, d’affaires commissionnées, de complicités réciproques nauséabondes, de réseaux d’influences opaques… où l’Algérie est incluse.

(17) Ikhlef Abdeslam, «Le Sahel défaillant : Arc de toutes les crises». In revue : Géostratégie-Horizons, Paris,  Mars 2010.

(18) Depuis le début du conflit, la France appuie sans réserve les thèses annexionnistes marocaines au Sahara occidental et lui vend de l’armement (elle a tenté de lui refiler en vain des rafales), comme d’ailleurs les USA et l’Espagne, généreusement financé par les pétromonarchies du Golf (dont l’Arabie saoudite).

(19) Déclaration de S. Lavrov, MAE russe, après la visite du MAE algérien à Moscou, à la mi-décembre.

 

Auteur
Dr Mourad Goumiri, Professeur associé

 




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