Partons d’un commentaire de Atala Atlale, paru sur le journal :
« Au terme de ma lecture de cette intéressante analyse, je désespère et me dis que le chemin reste alors long pour que le Peuple retrouve ou récupère son Algérie. L’opposition aurait alors un long travail de cimentation pour unir ces « peuplades ». La caste dominante aurait-elle encore de beaux jours devant elle avant le réveil du peuple ? »
Intéressons-nous d’abord au plus important : « peuplades » et peuple.
Oui, certes, le chemin est long à parcourir. Les faits constatés dans la contribution précédente le démontrent.
Cependant, reste à discuter à propos de l’estimation de cette longueur.
Constatons, d’abord, que depuis 1962 à aujourd’hui, sont passés 55 ans, soit grosso modo deux à trois générations. Au fur et à mesure, les désastres se sont accumulés.
D’abord, non pas un mais le tabou sacré, a été brisé définitivement : des Algériens ont massacré d’autres Algériens. Cela commença par l’armée des frontières contre d’authentiques moudjahidines, opposés au putsch militaire.
Certes, le peuple est sorti, criant : « Sept ans, ça suffit ! » Mais les putschistes ont quand même vaincu. Et la dictature militaire, totalitaire, a enseveli toute velléité démocratique, par la répression la plus féroce et systématique.
Puis, encore une fois, des Algériens ont massacré d’autres Algériens. Mais cette fois-ci, le tabou sacré a été brisé de manière plus grave encore : ce sont des militaires de l’Armée dénommée « Nationale Populaire » qui a assassiné des citoyens en révolte. Et cela plus d’une fois : 1988, 2001.
Et puis vint la pire manière de brisé le tabou sacré : des civils algériens ont massacré d’autres civils algériens, de la manière la plus atroce, la plus sauvage, la plus impitoyable. Ce fut la décennie dite sanglante.
Par conséquent, les traumatismes sur le peuple sont très graves, très profonds. Et, soulignons-le, ils ont eu lieu en un laps de temps relativement court : 55 ans.
Ajoutons d’autres traumatismes.
L’échec économique. À l’indépendance riche de matières premières, à tel point de les employer pour créer une économie prospère (2), le pays finit actuellement par le recours à la planche à billets pour payer ses fonctionnaires.
L’échec culturel. Par rapport à la génération de la guerre de libération nationale, certes la scolarisation a fait des progrès appréciables en terme quantitatif, mais sur le plan qualitatif, tous les spécialistes du domaine déplorent le désastre sur tous les plans. Ajoutons à ce lamentable tableau, la mise en place d’un dispositif idéologique où la religion est manipulée de manière à constituer le moyen le plus obscurantiste qui se puisse s’imaginer.
L’échec social. Trois faits suffisent à rendre compte de sa gravité.
Avant l’indépendance, les plus démunis mais disposant de force juvénile, émigraient en France pour trouver de quoi vivre. Aujourd’hui, la même catégorie préfère être noyée en mer plutôt que de souffrir dans le pays.
Avant l’indépendance, le pays recevait des médecins français pour exercer. A présent, mes médecins algériens préfèrent aller travailler en France.
L’échec historique. Et là, ça fait mal à entendre. Ce sont les gens du peuple, – et non des harkis ou enfants de harkis – qui regrettent, plus ou moins ouvertement, le temps de la « France ». Cela prouve que les dirigeants du pays, malgré leur passé « révolutionnaire » et leur revendication de ce passé, ont totalement failli à perpétuer parmi le peuple la mémoire de ce que fut le colonialisme. Et cela prouve, par suite, la faillite de ce que ces dirigeants du pays prétendent avoir réalisé de positif. Contentons-nous de deux simples faits, parmi tant d’autres. Ces dirigeants ont-ils permis l’apparition, dans le pays, de citoyens capables :
1) de les soigner, afin qu’ils ne soient pas obligés de recourir à des praticiens à l’étranger ? Cuba l’a fait, pourquoi pas l’Algérie ?
2) de concevoir et de construire de manière indépendante une simple autoroute ? La Corée du Sud l’a fait, pourquoi pas l’Algérie ?
Et pourtant ni Cuba ni la Corée du Sud ne disposent de pétrole et de gaz.
Enfin, arrivons à ce que je considère la plus tragique tragédie de notre peuple. Voici ce que Omar Tarab m’écrit :
« Je me trouvais en Espagne le jour où la soldatesque du système a mitraillé des jeunes lycéens en Kabylie qui manifestaient pour la démocratie, on dénombra ce jour plus de 125morts.
Je recevais le jour d’après un proche qui, parlant de ce drame, m’a répondu : « Ces gens l’ont cherché, ils n’avaient pas à sortir dans la rue et après tout bien fait pour eux, ce sont des kabyles ». Voilà la plus grave carence de notre peuple : avoir perdu son unité solidaire de peuple, acquise (pour la première fois et miraculeusement de manière générale) durant la guerre de libération nationale.
Une autre carence, aussi grave, provient d’intellectuels. Dans l’histoire du peuple algérien, ils mettent en relief les divisions, jusqu’à les exagérer en faussant les faits historiques, pour laisser croire que la division tribale est un phénomène algérien atavique. Or, l’examen objectif de l’histoire prouve le contraire. Que cette conception dégradante du peuple soit le fait d’intellectuels-historiens colonialistes, cela n’étonne pas. Mais qu’elle soit reprise par des Algériens, en plus se déclarant amis du peuple dont ils font partie, voilà ce qui laisse pour le moins perplexe (3).
Retournons à l’histoire récente.
À peine l’indépendance acquise, les nouveaux usurpateurs du pouvoir, pour le dominer (suivant en cela la méthode colonialiste) ont fait retomber le peuple dans ses anciennes tares traditionnelles tribalo-ethniques, réelles ou présumées (4). Les colonialistes ont tout fait pour jouer sur cette division, notamment celle entre « Arabes » et « Kabyles ». La caste dominante indigène a appliqué la même méthode, en mettant en avant une prétention suprématiste, ethnique et idéologique : « Nous sommes Arabes ! Arabes ! Arabes ! » proclama le « socialiste » premier usurpateur du pouvoir, Ben Bella. Puis suivit, un an après, la répression militaire de la révolte du F.F.S. en Kabylie, encore une fois pour éliminer une revendication pour la démocratie dans le pays. Et sans solidarité de la part du reste du peuple algérien : le maudit préjugé « Arabes contre Kabyles » a fonctionné. Et, cinquante années après, nous en sommes encore à cet horrible situation. Elle a En témoignent comme preuves, chez les Arabophones (linguistiquement parlant), les partisans de la référence néo-coloniale quatari-wahabite, et, chez les Amazighophones (linguistiquement parlant), les partisans de la référence néo-coloniale sioniste.
Concluons ce désolant tableau par un témoignage personnel qu’il me coûte d’avouer. En 1960 (j’avais 15 ans), nous avions manifesté à l’intérieur du lycée pour l’indépendance de l’Algérie. Juste après, un enseignant français nous accueillit en classe en disant, avec mépris : « Vous voulez l’indépendance ? On verra ce que vous saurez en faire ! »
Oui, cela fait mal de me le rappeler. Et quand, durant le cinquantième anniversaire de l’indépendance, j’ai entendu à la télévision le slogan officiel « Ma zalna wagfîne ! » (Nous sommes encore debout!), je me suis demandé : Mais dans pitoyable état ! Et par l’unique responsabilité de ceux qui ont prétendu mériter de nous diriger, et cela depuis l’indépendance. Ya Larbi Ben Mhidi ! Ya Abane Ramdane ! Ya, vous toutes et tous, qui avez subi la torture, versé votre sang, pour une Algérie digne de votre (notre) idéal de combat !… Quelle douleur ! Mais surtout quelle honte ! Quelle humiliation !
Voilà donc tout ce que le peuple algérien d’aujourd’hui doit affronter, pour redevenir un peuple ayant confiance en lui-même, en ses capacités d’exister comme agent conscient et déterminant dans le pays.
Examinons d’autres arguments proposés comme salvateurs du peuple.
Bouabdallah Madani, dans un courriel privé, mentionne Ferhat Abbas dans “Autopsie d’une guerre” :
« L’Algérie est un pays qui n’a pas de chance – Ses enfants se jalousent, manquent d’esprit de discipline et de sacrifice. Ils se plaisent dans l’intrigue. Ils oublient l’essentiel pour le futile. L’avenir me parait incertain. Les imposteurs, les malins risquent d’imposer leur loi – Quelle légalité, quelle liberté pouvons-nous attendre de telles mœurs ? La liberté se gagne sur les champs de bataille. C’est entendu. Mais elle se gagne aussi lorsque le citoyen domine ses mauvais instincts et ses mauvais penchants. Et surtout lorsqu’il respecte la loi. »
Ce sont là des généralisations de type anthropologique qui n’expliquent rien, au contraire augmentent la confusion. D’une part, ces considérations peuvent être appliquées à n’importe quel peuple, de n’importe quelle époque historique.
D’autre part, quelle serait cette « loi » à respecter ? Pour le savoir, il faudrait préciser qui a établi cette loi, et dans quel but ? Or, l’on sait que les lois sont toujours décidées et promulguées par la caste dominatrice du moment. Dès lors, parler ainsi de « loi » d’une manière générale n’est pas pertinent. En outre, a-t-on jamais vu un peuple ignorer ou ne pas respecter une loi qui correspondrait réellement à son intérêt ?
Le même Bouabdallah Madani estime, à propos de l’émancipation du peuple algérien :
« Et cela passe d’abord par la culture comme disait Malek Bennabi depuis le début, car les peuplades ou même un peuple affirmé plongés dans l’inculture et sans mémoire sont facilement bernés, les extrémistes ayant toujours le vent en poupe et le verbe haut pour convaincre. La culture bien pensée relativise le rang social, la richesse de chacun, la seule noblesse résidant dans la richesse spirituelle de l’individu. »
À propos de culture, il faut d’abord être conscient de la réalité. Les conditions de vie matérielle du peuple, écrasantes, de survie, lui permettent-elles de s’occuper de culture ? Les conditions idéologiques, auxquelles la caste dominante le soumet, favorisent-elles le peuple à accéder à l’authentique culture, celle émancipatrice ? Les intellectuels, dits progressistes, s’intéressent-ils au peuple pour lui offrir la culture convenable ?
Il reste un dernier argument, que certains emploient comme solution de sauvetage du peuple : obéir aux « dirigeants » (auto-proclamés), dans cette vie, afin de bénéficier d’une vie meilleure dans… l’au-delà. N’en rions pas. Malheureusement, cet argument est présent, parmi les parties les plus aliénées du peuple. Se contenter de s’en lamenter est idiot ; se limiter à accuser le peuple de cette carence est stupidement arrogant. Il faut chercher à libérer les victimes de ce genre de chantage. Faut-il préciser qu’il n’est pas spécifique du peuple algérien ? Rappelons-nous l’histoire de tous les peuples de la planète : comment, chaque fois, la religion a été manipulée pour légitimer leur asservissement.
Examinons l’autre face de la médaille. Concernant le peuple, des faits encourageants existent, permettant l’espoir.
Le premier. Malgré toutes les carences du peuple en terme de division, ni le wahabisme-quatarisme et son agent local (ex-F.I.S.), ni le sionisme (avec son soutien impérialiste, en premier lieu U.S., ensuite français) et son agent local (M.A.K), aucun de ces deux agents n’a réussi à diviser le peuple algérien, pour néo-coloniser l’Algérie, notamment par l’emploi de la désormais connue « révolution colorée » (voir Ukraine), après avoir tenté l’action terroriste armée. En tout cas jusqu’à présent. Cependant, le risque existe et persiste. Il suffit d’examiner la carte géographique (place stratégique de l’Algérie dans la Méditerranée, comme territoire), ses ressources naturelles et son marché de consommateurs (très appétissants pour les loups capitalistes).
Deuxième fait. De temps en temps, une partie du peuple opprimé, la plus consciente et/ou celle qui supporte le moins son asservissement, s’est manifestée socialement : de la révolte armée du F.F.S. en 1963, aux révoltes populaires plus ou moins spontanées et plus ou moins violentes (1988, 2001, etc).
Malheureusement, ces révoltes manquaient des éléments pouvant leur assurer un succès : 1) la solidarité de la majorité du peuple, 2) un programme adéquat ; 3) une organisation efficace.
Ces deux ultimes facteurs étant les conditions d’existence du premier.
Troisième fait. Des organismes libres, autonomes et démocratiques sont nées : associations de chômeurs, syndicats autonomes, associations de femmes, de jeunes, cafés littéraires, etc.
Là, aussi, malheureusement, ces associations ne sont pas encore suffisamment développées au point de se fédérer, jusqu’à constituer des forces sociales capables de peser dans le rapport de force social global. Mais il semble que la conscience de cette nécessité fait son bon chemin, notamment dans le domaine syndical.
Voilà donc ce qu’il faut s’atteler à construire :
1) l’unité solidaire du peuple, sur la base de ses intérêts communs fondamentaux : éliminer son exploitation économique, donc sa domination politique, donc son aliénation idéologique ;
2) un programme d’action visant à la réalisation de ces objectifs, clairement compris et soutenu par le peuple ;
3) une organisation pour l’application pratique de ce programme, conforme aux réalités matérielles et culturelles du peuple. À ce propos, l’expérience historique, algérienne et mondiale, enseigne.
1) Pas de parti politique. Son intérêt premier, même quand il se proclame « populaire », est la formation et l’existence de sa caste dirigeante, au détriment du peuple.
2) pas de « Zaïm ». Son intérêt premier est l’affirmation de sa personnalité et de sa décision, censée être la plus « géniale » et « infaillible ». Méfions-nous en particulier de celui qui proclame ne pas vouloir jouer au « Sauveur », mais dont les déclarations et les actes, objectivement analysés, révèlent le but inavoué. À ce propos, rappelons-nous Lénine : n’a-t-il pas déclaré « Tout le pouvoir aux soviets », pour, ensuite, s’ériger en « Guide Génial » qui les a écrasés dans le sang ? En Algérie, les prétendus « sauveurs », « conseillers », etc., du peuple, n’évoquent jamais l’autogestion ou les associations autonomes du peuple. À monsieur Noureddine Boukrouh j’ai posé, dans ce journal, la question à ce sujet, précis (5) ; la réponse publique n’est pas venue (6). N’est-ce pas significatif ?
3) pas de clandestinité : elle tend toujours à former une caste dominant le peuple ;
4) pas de violence : toujours, elle se retourne contre le peuple, pour défendre la caste nouvelle dirigeante.
Que faut-il alors ?… Des associations populaires autonomes, libres, démocratiques, dans tous les domaines de la vie sociale, partout sur le territoire. Et fédérées entre elles, sans quoi, considérées singulièrement, elles restent inefficaces.
Des sources utiles, non pas à copier (les conditions historiques sont différentes), mais desquelles s’inspirer existent. La première est l’expérience espagnole, de 1936 à 1939 (7).
Tout cela exige du temps, évidemment. Mais, répétons-le, sa longueur n’est pas déterminable. Il peut être très court (la présente génération) ou très long (plusieurs générations), selon le déroulement des événements.
Celui-ci dépend de l’action de plusieurs agents :
1) les castes dominantes, dans leur capacité de diriger ;
2) les partis politiques réellement d’opposition, dans leur capacité de s’unir en un front commun assez consistant pour peser efficacement face aux castes dominantes ;
3) la minorité d’intellectuel-le-s sincèrement ami-e-s du peuple, dans leur capacité de le conscientiser afin qu’il s’organise en associations autonomes et fédérées.
Ces trois agents sociaux seront examinés dans la prochaine contribution.
Kaddour Naïmi
kad-n@email.com
Notes
(1) Le peuple, c’est quoi ?
(2) Voir la Norvège : Et si l’élite algérienne gérait le pays comme celle de la Norvège ?
(3) Voir l’article de Hocine Kitouni, « M. Boukrouh serait-il un khechiniste ? », 19 Octobre 2017, http://forumdesdemocrates.over-blog.com/2017/10/m.boukrouh-serait-il-un-khechiniste.html
(4) Voir l’article de H. Kitouni, déjà cité.
(5) Questions à Monsieur Noureddine Boukrouh
(6) Je n’estime pas trahir une correspondance privée, en révélant des messages personnels, concernant la vie publique. Dans un message qu’il m’adressa, Mr Boukrouh m’a écrit : « Je ne pourrai pas bien sûr répondre à toutes les questions (autogestion, lutte des classes, superstructure-infrastructure, etc.) car il me faudrait un livre et de nombreux jours de travail alors que la conjoncture est si prenante. »
Voici ce que je lui ai répondu : « Permettez-moi de considérer que la question de l’autogestion, comme projet social, me paraît mériter une réponse, même en quelques mots. Car, vous l’avez constaté, l’essentiel de mon interpellation auprès de vous consiste à savoir comment éviter qu’en Algérie un-e citoyen-ne soit réduit-e à être dominé-e / exploité-e par son semblable. N’est-ce pas l’aspiration première et fondamentale de notre peuple, comme, d’ailleurs, de tous les peuples de cette planète? ».
(7) Voir La (méconnue) plus importante révolution du XXe siècle