La question linguistique en Algérie demeure un sujet de tension et de débat, reflétant les complexités historiques, culturelles et politiques du pays.
Cet article examine le malaise sociétal lié aux politiques linguistiques en Algérie, en s’appuyant sur l’analyse d’Abderrezak Dourari dans son ouvrage « Malaise de la société algérienne : crise de langue et crise d’identité » (2003). Nous argumenterons que le choix récent de privilégier l’anglais au détriment du français dans l’enseignement scientifique est une décision idéologique problématique, et que la marginalisation continue du berbère contribue significativement au malaise sociétal.
Dourari (2003) identifie une « schizophrénie linguistique » en Algérie, résultant d’un décalage entre les langues officielles et les pratiques linguistiques quotidiennes. Il argue que « cette situation a engendré une schizophrénie linguistique, où la langue du pouvoir et de l’administration est déconnectée de la réalité linguistique du peuple » (p. 78). Cette dissonance crée un terrain fertile pour les tensions sociales et identitaires.
La décision récente de l’Algérie de favoriser l’anglais comme vecteur d’enseignement scientifique au détriment du français soulève de nombreuses questions. Cette décision semble davantage motivée par des considérations idéologiques que par des raisons pragmatiques ou pédagogiques. Comme le souligne Benrabah (2013) dans son ouvrage « [Language Conflict in Algeria: From Colonialism to Post-Independence), « le français demeure la langue principale de l’enseignement supérieur scientifique et technique » (p. 154).
Un changement brusque vers l’anglais risque de créer une rupture dans la continuité de l’enseignement et de la recherche. La transition vers l’anglais pose des défis pratiques considérables. Comme l’observe Miliani (2000) dans son article « Teaching English in a Multilingual Context: The Algerian Case », « le manque d’enseignants qualifiés en anglais et l’absence de matériel pédagogique adapté rendent cette transition particulièrement difficile » (p. 13).
Cette décision pourrait exacerber les inégalités socio-économiques. Les étudiants issus de milieux favorisés, ayant un meilleur accès à l’apprentissage de l’anglais, pourraient bénéficier d’un avantage injuste.
La relégation du berbère à un statut optionnel dans le système éducatif algérien contribue significativement au malaise sociétal identifié par Dourari. Comme l’affirme Chaker (2003) dans « [La Question Berbère dans le Maghreb Contemporain], « la marginalisation du berbère équivaut à une négation d’une composante essentielle de l’identité algérienne » (p. 67).
Cette minoration alimente un sentiment d’aliénation culturelle chez une partie significative de la population. L’enseignement optionnel du berbère prive de nombreux élèves des bénéfices cognitifs du bilinguisme précoce. Cummins (2000), dans « [Language, Power and Pedagogy] souligne que « le bilinguisme précoce favorise le développement cognitif et la flexibilité mentale » (p. 37).
La non-obligation de l’enseignement du berbère perpétue les inégalités linguistiques et culturelles au sein de la société algérienne, contribuant à la fragmentation sociale que Dourari identifie comme une source majeure de malaise.
« La langue est un code secret qui dévoile les structures du pouvoir. », nous dit Umberto Eco. On ne peut pas saisir la complexité du malaise que nous décrit Dourari sans approfondir les mécanismes d’infériorisation et de vassalité liés à la relégation du berbère au statut d’option dans le système éducatif algérien. En effet, cette situation révèle une sémiotique du pouvoir complexe, ancrée dans des dynamiques historiques, religieuses et culturelles. La sémiotique de Zilberberg (la grammaire tensive) offre un cadre pertinent pour comprendre ce processus. Le tri opéré entre l’arabe (obligatoire) et le berbère (optionnel) crée une tension entre inclusion et exclusion. Cette hiérarchisation linguistique reflète et renforce les structures de pouvoir existantes. Dans ce contexte, l’arabe acquiert une valence positive forte, associée à la religion, à l’unité nationale et au pouvoir central. Le berbère, en revanche, se voit attribuer une valence moindre, symbolisant une identité perçue comme secondaire ou périphérique. Comme le souligne Grandguillaume (2004) dans son article « [Language and Legitimacy in the Maghreb], « l’arabe, en tant que langue du Coran, bénéficie d’un statut sacré qui renforce sa position dominante » (p. 45).
Cette sacralisation linguistique légitime son rôle prépondérant dans l’espace public et éducatif, au détriment des autres langues, notamment le berbère. La marginalisation du berbère s’inscrit dans une logique plus large d’homogénéisation culturelle et linguistique, où l’islam joue un rôle central. Cette dynamique d’exclusion se manifeste par :
a) Une invisibilisation institutionnelle : Le statut optionnel du berbère dans l’éducation réduit sa visibilité et son importance perçue.
b) Une dévalorisation culturelle : La prédominance de l’arabe et de la culture islamique tend à minimiser l’apport de la culture berbère à l’identité algérienne.
c) Une fragmentation identitaire : Cette hiérarchisation linguistique crée des tensions au sein de la société, entre ceux qui s’identifient principalement à la culture arabo-islamique et ceux qui revendiquent leur identité berbère.
L’islam, en tant que religion d’État en Algérie, joue un rôle crucial dans cette dynamique d’exclusion. Son influence se manifeste par :
– La sacralisation de l’arabe : En tant que langue du Coran, l’arabe bénéficie d’un statut privilégié qui justifie sa prédominance.
– L’uniformisation culturelle : L’islam est souvent présenté comme un élément unificateur, au détriment de la diversité culturelle et linguistique préexistante.
– La légitimation du pouvoir : L’utilisation de l’islam comme source de légitimité politique renforce indirectement la marginalisation des identités non arabes.
Comme le note Djité (2008) dans son ouvrage « [The Sociolinguistics of Development in Africa], « la politique linguistique en Algérie reflète une tension constante entre l’unité nationale et la diversité culturelle, où l’islam sert souvent de justification à l’hégémonie de l’arabe » (p. 132).
Cette dynamique complexe souligne l’urgence d’une réflexion approfondie sur la place des différentes composantes linguistiques et culturelles dans la construction de l’identité nationale algérienne. Une approche plus inclusive, reconnaissant pleinement la richesse de la diversité algérienne, pourrait contribuer à atténuer ces tensions et à forger une identité nationale plus harmonieuse.
La crise linguistique en Algérie, telle qu’analysée par Dourari, se trouve exacerbée par des décisions politiques contestables. Le choix de privilégier l’anglais au détriment du français dans l’enseignement scientifique apparaît comme une décision idéologique mal avisée, ignorant les réalités linguistiques et pédagogiques du pays. Parallèlement, la marginalisation continue du berbère contribue à un malaise sociétal profond, en niant une composante essentielle de l’identité algérienne.
Pour résoudre cette crise, il est impératif de repenser les politiques linguistiques de l’Algérie dans une perspective inclusive et pragmatique, reconnaissant la diversité linguistique comme une richesse plutôt qu’une menace.
Et surtout, penser de fond en comble le volet religieux qui demeure la lame de fond qui travaille la société algérienne. Comme le conclut Benrabah (2014) dans son article « [Language Conflict in Algeria: From post-Independence to Globalization], « une politique linguistique équilibrée, respectant la diversité tout en promouvant l’unité nationale, est essentielle pour l’avenir de l’Algérie » (p. 217).
Said Oukaci, Sémioticien
Bibliographie
Benrabah, M. (2013). [Language Conflict in Algeria: From Colonialism to Post-Independence]. Bristol: Multilingual Matters.
Benrabah, M. (2014). Language Conflict in Algeria: From Post-Independence to Globalization. Language Problems and Language Planning, 38(2), 167-191.
Chaker, S. (2003). [La Question Berbère dans le Maghreb Contemporain]. Aix-en-Provence: Edisud.
Cummins, J. (2000). [Language, Power and Pedagogy: Bilingual Children in the Crossfire]. Clevedon: Multilingual Matters.
Djité, P. G. (2008). [The Sociolinguistics of Development in Africa] Bristol: Multilingual Matters.
Dourari, A. (2003). Malaise de la société algérienne : crise de langue et crise d’identité. Alger: Casbah Editions.
Eco, U. (1995). [La recherche de la langue parfaite dans la culture européenne] Paris: Seuil.
Grandguillaume, G. (2004). Language and Legitimacy in the Maghreb. The Journal of North African Studies, 9(1), 41-53.
Miliani, M. (2000). Teaching English in a Multilingual Context: The Algerian Case. Mediterranean Journal of Educational Studies, 6(1), 13-29.
Wittgenstein, L. (1922). [Tractatus Logico-Philosophicus]. London: Routledge & Kegan Paul.