3 mai 2024
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De l’absurdité de la guerre

CINEMA

De l’absurdité de la guerre

« L’abîme infranchissable que certains regards voient creusé entre l’âme occidentale et l’âme orientale n’est peut-être qu’un effet de mirage. Peut-être n’est-il que la représentation conventionnelle d’un lieu commun sans base solide, un jour perfidement travesti en aperçu piquant, dont on ne peut même pas invoquer la qualité de vérité première pour justifier l’existence ? » Pierre Boulle, Le Pont de la rivière Kwaï

Folie, folie ! Ces héros qui s’empoignent à mort autour d’un détonateur sont Anglais, officiers tous les deux. Que condamnent-ils par leur acte ? L’héroïsme. Ce pacifiste américain qui se fait tuer pour réussir une hécatombe, que dénonce-t-il par son sacrifice ? L’absurdité de la guerre. Tel est le message ambivalent du Pont de la rivière Kwaï, film qui s’efforce, dois-je l’avouer, d’exprimer de belles opinions. Regardez le colonel nippon, le dénommé Saïto. Il se livre au début du film, à une débauche de cruauté. Je me surprends à admirer le panache de ses victimes, l’énergie de ses prisonniers.

Mais voici que, à la fin du film, les martyrs se transforment en bourreaux. « Parce qu’il faut donner aux asiatiques des leçons d’efficacité occidentale », la troupe qui obéit et qui acclame, celle qui gonfle le buste et qui ne comprend pas, devra trimer, bâtir et faire plaisir aux Japonais. « Folie ! Folie ! » pleure un médecin, shakespearien à souhait au milieu des décombres. Et c’est bien la folie de la guerre que décrivent le metteur en scène David Lean et le romancier Pierre Boulle. Des vautours ouvrent et concluent le film, ils seront les seuls vainqueurs.

La grandeur butée du soldat, les beaux principes, le meurtre légal, l’héroïsme, la discipline, la hiérarchie, voilà les absolus que pourchassent subtilement les auteurs. Subtilement : on nous montre un colonel grandiose. Rien ne peut abattre cette âme de fer. Et cependant, il s’agit tout juste d’un sombre imbécile.

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Borné, stupide et vaniteux quand il construit SON pont. Il me faut bien conclure que l’héroïsme n’est pas une fin en soi, il ne remplace pas la conscience. Le commandant Shears, le détenu américain, périra en seigneur — mais lucide. Il proteste : « la charge de la brigade légère ! Mourir en gentleman ! Il me donne la nausée, votre héroïsme… Ce qui importe, c’est de vivre ! »

Et lorsque des commandos poignardent un Japonais, la caméra insiste longuement sur les objets familiers qui sont tombés de ses poches. Ennemi sans aucun doute mais être humain avant tout. Même lorsqu’elle touche un ennemi, la guerre est quand même absurde.

Par les thèmes qu’il aborde, Le pont de la rivière Kwaï prend place parmi les films adultes du XXe siècle. Surtout par la manière de les exposer. Les auteurs postulent un raisonnement chez le spectateur. Ils le respectent. On l’a vu, le colonel n’est pas à-priori antipathique. C’est lentement, en même temps que ses subordonnés, que nous serons amenés à contester son héroïsme à œillères. Bien mieux, on nous décrit objectivement le mâle discours du chef au terme de la fête. Un homme de troupe écrase une larme.

L’émotion allait me gagner… mais je sais que le pont est nocif, que d’autres héros s’acharnent à le détruire. Ce recul, cette distance me permettent de peser à leur juste poids les propos paternalistes et mystificateurs du colonel Nicholson, le commandant des prisonniers britanniques. On ne désigne pas autoritairement les bons et les mauvais. On nous les montre, ambigus comme chacun de nos actes. À nous de conclure.

Il ne resterait donc qu’à applaudir, si David Lean n’avait, dans sa chasse aux absolus, laissé subsister le plus important. C’est la guerre dont il fait le procès, la guerre ! Mais laquelle ? Les bleus contre les rouges tous aveuglés ? Les blancs contre les noirs, tous absurdes, proies désignés des charognards. C’est telle guerre déclarée dans tel but, par tel régime que nous voulons voir accuser. Parce que si nous détestons la guerre, nous savons que, dans un monde relatif, ces vœux pieux ne sont que des vœux niais.

Nous savons aussi que les pacifistes eux-mêmes doivent quelquefois prendre les armes. Estimable dans l’intemporel, Le pont de la rivière Kwaï n’est pas engagé sur le plan des réalités. Nous rencontrons avec Pierre Boulle une tradition de l’anarchisme français à la générosité duquel nous ne pouvons que souscrire, tout en déplorant son inefficacité. Il y a des guerres qu’il faut mener, quoi que l’on puisse penser. Les maquisards français du Vercors ou d’ailleurs ne pouvaient pas se croiser les bras face à l’abjection nazie qui avait envahi leur pays, tout comme les résistants algériens ne pouvaient pas ne pas prendre les armes alors que le colonialisme dépeçait leur pays…

Un bruit de pas cadencés couvre la dernière image du film.

Telle quelle, cette œuvre atemporelle, fournit la preuve que certains films ne vieillissent jamais. Et en tous les cas, pas les messages qu’ils délivrent…

K. B.

Le Pont de la rivière Kwaï est un film de guerre britannico-américain réalisé par David Lean et sorti en 1957. Il s’agit de l’adaptation du roman de même nom de Pierre Boulle (1952).

Le film est le plus gros succès commercial de 1957. La presse est globalement élogieuse envers le film. Le Pont de la rivière Kwaï reçoit par ailleurs de nombreuses distinctions dont huit nominations aux Oscars en 1958 — il en obtiendra sept dont meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur acteur pour Alec Guinness.

Auteur
Kamel Bencheikh, écrivain

 




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