Akila Kizzi, chercheure à l’Université Paris 8, a soutenu une thèse de doctorat sur Taos Amrouche. Elle nous explique sa méthode de travail, nous rappelle ici des tranches de vie peu connues et surtout comment elle a procédé pour faire entrer cette immense cantatrice et écrivaine qu’était Taos Amrouche dans le monde universitaire.
Le Matin d’Algérie : Comment vous est venue l’idée de travailler sur Taos Amrouche pour votre thèse de doctorat ?
Akila Kizzi : En réalité, l’idée a germé dans ma tête depuis que j’ai commencé à m’intéresser dans mes recherches aux écrits de femmes algériennes mais avant cela il y a la cause culturelle et linguistique berbère qu’elle a défendue tout au long de sa vie qui m’a animé dès mon plus jeune âge. Durant mes recherches, j’ai réalisé l’anonymat qui couvre son œuvre littéraire alors je me suis attelée à la lire et la faire découvrir dans le monde universitaire. Je l’ai portée dans mes conférences internationales, j’ai parlé de son œuvre littéraire et artistique à New York, en Californie, en Suisse, en Angleterre et partout où l’occasion se présentait à moi. Lors de ses colloques et conférences, j’ai senti la curiosité du public qui m’interpelait pour en savoir davantage sur son parcours.
Quelle a été la plus grosse difficulté dans vos recherches ?
L’œuvre littéraire et artistique de Taos Amrouche était là et le plus difficile était pour moi de construire une problématique scientifique autour de laquelle son parcours ainsi que son œuvre se rencontrent avec un point de vue situé et c’est en cela que mon travail se distingue par une plus-value qui était pour moi de lier la trajectoire à l’œuvre. D’abord en la présentant en tant qu’intellectuelle, exilée (comme moi) en France et montrer la force qui distingue son parcours de femme. Ensuite faire entrer une œuvre dans le giron universitaire est toujours difficil. Même s’il y a déjà quelques écrits dans des revues françaises et deux ouvrages de Denise Brahimi sur Taos Amrouche j’ai senti un besoin de l’introduire dans le cercle académique par un travail de thèse qui sera consulté, lu et cité par des chercheur-e-s.
Modestement, ma thèse dans sa globalité a été très appréciée par le jury pour la qualité des recherches menées tant aux archives audiovisuels de l’INA que la consultation et l’étude des entretiens et témoignages des personnes qui ont connu ou fréquenté Taos Amrouche. Comme tout travail de recherche, la rigueur et le sérieux avec lesquels mes recherches ont été menées témoignent de ma volonté à sortir le personnage de Taos Amrouche de l’oubli qui couvre son œuvre et son parcours militant. Il était question de faire parler des photographies, de ré/interpréter les mémoires vivantes et de repenser l’œuvre dans une perspective post-coloniale et de genre. En gros, mettre le personnage et son parcours au goût du jour, coller les problématiques de l’époque à celles d’aujourd’hui sans les vider de leur substance politique. L’œuvre d’Amrouche traite de la différence, de l’engagement, de la marginalisation, des préoccupations de l’intellectuel-le à faire son oeuvre et de l’amour dans ses différentes dimensions. L’intérêt majeur était pour moi de lier ces thématiques à des courants de pensées et à un discours théorique pour les faire émerger.
En repensant aux difficultés rencontrées au départ, je repense surtout à mes premières discussions avec ma directrice de thèse qui ne connaissait pas du tout Taos Amrouche. Italieniste, spécialiste du genre et de littérature comparée, ma directrice était loin du champ que j’ai choisi, c’est-à-dire la perspective culturelle (berbère) lui était inconnue. Mais en commençant les recherches, je l’ai presque rendue intéressée par ce domaine. Elle m’a suivie dans les grandes orientations thématiques et j’ai écouté ses conseils méthodologiques. La difficulté était de la convaincre au départ du sérieux et de la rigueur de ma démarche scientifique.
On voit le poids terrible des deux Jean (le frère et Giono, l’amant), voire la force castratrice sur la création de Taos Amrouche.
Il faut savoir que tout au long de mon travail de rédaction, il fallait distinguer les deux «Jean » dans les citations par la lettre « A » pour Amrouche et « G » pour Giono. C’était principalement lors du travail sur les « Carnets intimes », qui est le journal que tenait Taos Amrouche pendant les années cinquante et dans lequel il était beaucoup question du frère et de l’amant.
Avant de dire quoi que ce soit sur cette question, il faut d’abord contextualiser les choses. C’est à la fin des années quarante et début des années cinquante que la situation sociale de Taos Amrouche commence à se dégrader. Elle était mariée au peintre André Bourdil et avait en charge leur fille Laurence. Le couple vivait à Paris dans des conditions difficiles. Taos était seule à subvenir aux besoins de la petite famille. La peinture de Bourdil n’a pas rencontré le succès espéré. Cette situation a poussé Taos à solliciter l’aide de son frère Jean et a fait appel à la générosité de l’écrivain Jean Giono par le biais de leur ami commun André Gide. C’est ainsi que Giono est entré dans la vie de Taos. Ce qui donnera naissance plus tard à un travail autour des entretiens radiophoniques sur l’œuvre et la carrière littéraire de Giono que Taos va réaliser.
Pour aborder ce triangle que forme Taos, Jean Amrouche et Jean Giono et ce qu’il représente dans la vie et la création de Taos, il fallait pour moi séparer la personnalité « publique » de Taos Amrouche de celle de son frère Jean. Toutes les interviews, les résumés de l’œuvre de Taos (même sur la couverture de ses propres livres), ou les articles de presse, elle est présentée comme la sœur de du poète, du critique littéraire et de l’homme politique Jean Amrouche.
Même si le besoin d’associer son nom à celui d’un grand homme que fut Jean Amrouche était d’ordre de notoriété (ce que je comprends parfaitement) mais j’avais senti la nécessité de la détacher de la personnalité imposante du frère pour lui donner une existence propre à elle.
C’était un enjeu difficile car même les éditeurs de l’œuvre de Taos Amrouche ne l’ont pas fait. Et comme mon travail s’inscrit dans une perspective genre, il était impératif pour moi de construire une assise indépendante et autonome de l’œuvre de cette femme. Sans vouloir en faire un cas d’école, par son parcours d’engagée politique, d’artiste et de femme de Lettres, Taos Amrouche possède tous les éléments nécessaires pour construire sa propre généalogie intellectuelle. Concernant, Jean Giono, grâce à la publication en 2014 des « Carnets intimes » de Taos Amrouche, j’ai découvert les mystères qui entouraient le livre « L’Amant imaginaire » et j’ai compris enfin l’ascendant qu’avait cet homme sur la vie d’Amrouche. C’est un cas intéressant pour la psychanalyse. Cette passion destructrice, cet abîme et ces tourments qui caractérisaient la relation de cette femme avec cet homme. Aussi grand penseur qu’il fut, Jean Giono n’a pas réussi à mettre en pratique son humanisme dans sa liaison avec Amrouche. Ainsi, Taos passe de la tutelle d’un frère imposant à celui d’une passion dévoratrice pour un amant sans cœur.
Le comble de l’histoire (comme le montre les « Carnets intimes ») Taos Amrouche était consciente de cette domination exercée par les deux hommes sur sa vie, elle savait aussi que pour s’en détacher il lui fallait des sacrifices et de grandes décisions pour couper les liens si elle veut vivre indépendante.
Je reviens à la relation avec son frère Jean pour signaler que j’ai voulu sortir aussi de l’argument répété çà et là par certains pour montrer qu’il y avait une forme de jalousie entre le frère et la sœur. C’est un raccourci facile, car je pense que la question est plus profonde qu’elle paraît. Il peut éventuellement s’agir de rivalité intellectuelle. Taos Amrouche se distingue des femmes kabyles de son époque, elle est lettrée, moderne et politisée mais elle reste viscéralement attachée à sa culture et à ses mœurs. Elle voit en son frère un protecteur et lui assigne un rôle majeur dans sa vie. Quand il se détourne d’elle, elle n’hésite pas à lui rappeler le « nif » kabyle et ses valeurs ancestrales. En cela, je pense que Jean prenait ce rôle à la légère car lui il était ébranlé par des questions existentielles concernant sa propre généalogie intellectuelle et le sens à donner à son oeuvre. J’évite de parler de castration, je laisse le propos aux spécialistes freudiens car la question dépasse mon domaine de compétences. Ce qui est important à souligner à mon avis, c’est en effet la causalité qui en résulte sur l’œuvre et la création de Taos Amrouche au regard de sa relation avec ces deux hommes. Aurait-elle fait œuvre sans leur présence et leur apport dans sa vie ?
Il est aussi beaucoup question de marginalisation dans votre thèse.
Pour démontrer cette marginalisation, il fallait pour moi repartir à la source première, c’est-à-dire remonter la chaîne jusqu’à la grand-mère Aïni et l’histoire de la naissance de Fadhma comme enfant naturel, ensuite sa rencontre avec Belkacem devenu chrétien, pour trouver l’origine de la marginalisation qui a touché la famille et plus tard les enfants Taos et Jean. Il me fallait comprendre tous ces éléments pour aborder le parcours de Taos afin de la situer dans son contexte historique algérien colonial et postcolonial. Comprendre une œuvre et un parcours ne suffit pas dans un travail de recherche, il faut les prendre dans leur contexte social et historique pour définir le pourquoi de cette marginalisation. Ainsi, pour parler de son œuvre, il était important de la comparer à d’autres écrivaines occidentales de l’époque pour montrer la difficulté des femmes à exister sur la scène littéraire et de souligner que pour Amrouche c’est doublement vécu car elle était une colonisée. J’ai beaucoup utilisé en cela le concept de l’intersectionnalité de Crenshaw.
Pour revenir au contexte postcolonial, cette marginalisation est vécue par Taos encore une fois doublement. Dans l’Algérie indépendante le combat politique et culturel de Taos en faveur de l’identité berbère ne l’a pas épargnée des représailles qu’a exercé le pouvoir de Boumediene sur elle et sur son travail artistique et littéraire.
Pourquoi avoir consacré de nombreuses pages à Djamila Debbèche alors que ce n’était pas le sujet de votre thèse ?
Pour arriver à situer toute écriture ou toute littérature, il faut la contextualiser et c’est en cela que pour parler de l’écrivaine Taos Amrouche, il faut parler de l’écriture des femmes d’Algérie. On ne peut pas passer à côté de certains noms qui ont fait cette littérature féminine. Djamila Debbèche est l’une des deux premières écrivaines francophones algériennes. Il faut donc retracer l’itinéraire de cette femme dans le contexte historique de la colonisation. Debbèche partage ce statut de première écrivaine avec Taos puisqu’elles ont respectivement publié leur premier livre en 1947, Taos Amrouche « Jacinthe noire » et Djamila Debbèche « Leila, jeune fille d’Algérie ».
Au-delà du statut de première écrivaine, j’ai souhaité montrer les conditions socio-culturelles dans lesquelles cette femme a écrit. Ainsi, son parcours nous informe de son avant-gardisme dans plusieurs domaines, notamment le journalisme et le militantisme en faveur des droits des femmes musulmanes sous la colonisation. Il y a là une occasion de comparer les trajectoires des deux femmes car il existe de nombreux points communs entre-elles. Et pour conclure mon propos, lors de mes longues recherches à l’INA, j’ai retrouvé des archives des émissions radiophoniques de Taos Amrouche durant les années cinquante, dans lesquelles elle avait reçu comme invité à une de ses émissions littéraires et culturelles, Djamila Debbèche. J’ai découvert que les deux écrivaines se connaissaient et partageaient beaucoup de préoccupations de l’époque, à savoir ce « nif » et cet orgueil d’appartenir à la terre algérienne.
En quoi le parcours de Taos peut-il être aujourd’hui éclairant pour les femmes en général et ceux qui veulent écrire en particulier ?
Une de mes interrogations de départ dans mes recherches était pourquoi l’œuvre et le parcours politique de Taos Amrouche en tant que femme n’était pas valorisés ? Pourquoi elle n’était pas lue et considérée pour ce qu’elle a fait pour notre identité et culture en Algérie ? Puis, au fur et à mesure, je commençais à comprendre les mécanismes de domination qui entourent sa personnalité et son œuvre. On peut comprendre qu’aujourd’hui les choses sont différentes, avec l’intérêt que suscite la cause qu’elle a défendue chez les jeunes Algériens. Il y a aussi l’outil internet qui permet une vaste connaissance de son œuvre et de son parcours. D’ailleurs, iil y a une sorte de regain d’intérêt concernant certaines personnalités ostracisées pendant longtemps en Algérie. Malheureusement la reconnaissance arrive toujours tardivement mais comme on dit vaut mieux tard que jamais.
Lors du Feliv 2013 à Alger, j’étais invitée à parler de mes recherches concernant les écrivaines algériennes, j’étais surprise par la grande place réservée aux femmes comme Taos Amrouche, Assia Djebar, Yamina Mechakra et bien d’autres. C’est peut-être naïf de ma part mais j’ai senti que les choses étaient en train de changer en Algérie, du moins de ce point de vue là. J’ai rencontré de nombreuses écrivaines algériennes, vivant en Algérie ou en exil en France et toutes reconnaissent le rôle des pionnières, c’est-à-dire Taos Amrouche, Djamila Debbèche et Assia Djebar dans leur parcours d’écrivaines aujourd’hui. Vous savez, le fondement de toute littérature est lié à la place de ceux/celles qui l’ont porté et qui ont contribué à son rayonnement dans le monde. La littérature francophone algérienne est certes jeune mais certaines plumes comme Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Mouloud Feraoun, Amrouche (mère, fils et fille), Mohamed Dib, Assia Djebar et bien d’autres ont laissé leurs traces. Il suffit de voir dans les colloques et conférences internationaux auxquels j’ai assisté à l’autre bout du monde, en Amérique par exemple, l’intérêt donné à cette littérature, elle est presque toujours à l’honneur dans les panels proposés. Il y a un public demandeur à la connaître et à travailler sur ses œuvres. Pour un bon nombre de chercheur-e-s sur les littératures et cultures francophones, la place de l’Algérie demeure importante.
Revenons à la question de l’identité. A quand remonte la naissance de la conscience de l’identité berbère chez Taos ?
Je dirais que cette conscience de l’identité berbère a été transmise par la mère Fadhma, et qui mieux qu’elle pour la porter, presque naturellement transmise à ses enfants, surtout à Taos et Jean. En repensant à ce parcours familial et identitaire, je dirais que cette conscience les a accompagnés dans leur exil, elle est le socle même de la construction intellectuelle de Taos comme Jean. Taos raconte sa prise de conscience concernant les chants berbères, assez jeune lors d’un séjour chez son frère Jean en Algérie dans les années trente où elle avait senti quelque chose l’habiter quand elle s’était mise à chanter un chant ancien. Etait-ce la nostalgie d’un temps ou le désir émanant d’un profond sentiment de faire exister quelque chose qu’on sentait disparaître ? Enfin, je pense que c’est peut-être les deux à la fois, car son parcours indique un fort engagement afin de décloisonner l’identité et la culture berbère et leur donner une place dans l’échiquier universel. Taos Amrouche aurait pu se contenter de faire une carrière d’écrivaine ou de critique littéraire dans la France des années quarante mais elle a voulu porter haut et fort ses origines et sa culture berbères à travers les chants berbères.
Comment et où peut-on consulter votre thèse ?
Effectivement, plusieurs personnes me contactent pour savoir si la thèse est publiée en ouvrage, alors je leur réponds que c’est en cours et la publication est prévue pour 2018 en France. En attendant, elle est consultable gratuitement et publiquement sur le site de la bibliothèque universitaire de Paris 8 Saint-Denis. Faites un copié/coller du lien ci-dessous : https://catalogue.bu.univ-paris8.fr/cgi-bin/koha/opac-detail.pl?biblionumber=414805