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L’Algérie à la croisée des chemins (I)

TRIBUNE

L’Algérie à la croisée des chemins (I)

Vendredi, 29 novembre 2019, les Algériens manifestent depuis 41 semaines pour un changement de régime. L’un des slogans phare est : un État civil et non militaire. Les militaires qui ont ouvertement assumé le pouvoir depuis la démission forcée du président Abdelaziz Bouteflika n’ont cure des exigences des manifestants.

Représentés par leur homme fort, le lieutenant général Ahmed Gaid Salah, un octogénaire, ils ont appelé à la tenue d’une élection présidentielle le 12 décembre 2019 afin de placer l’un des leurs à la tête de l’État. Une tentative avait déjà été faite pour organiser des élections au mois de Juillet dernier, mais elles avaient été finalement annulées faute de candidats sérieux. Il ne sera donc pas surprenant si les élections proposées pour Décembre prochain subissent le même sort. En revanche, ce qui est certain c’est que les officiers supérieurs de l’armée n’abandonneront pas facilement le pouvoir, …. parce qu’ils ont beaucoup à perdre : la gestion de la rente. Pour comprendre la crise actuelle et spéculer sur ce qui pourrait arriver à l’avenir, il faudrait revenir à l’histoire de l’Algérie, et en particulier à celle du mouvement national qui a libéré le pays du colonialisme.

Sur le plan ethnique, la population algérienne est majoritairement berbère ou amazighe. Située au carrefour de l’Afrique, de l’Europe et du Moyen-Orient, l’Afrique du Nord a connu de nombreuses invasions. Certains conquérants ont laissé des marques indélébiles tandis que d’autres sont partis comme ils étaient venus. Les Romains ont laissé des routes et des villes dont les ruines sont encore debout. Les Arabes ont apporté une religion et une langue. Les Français ont construit l’infrastructure moderne du pays et mis en place une administration qui a récemment évolué pour devenir une bureaucratie inextricable. À part quelques compétences culinaires et la casbah d’Alger, les Turcs n’ont pratiquement rien laissé. Quant aux Vandales et aux Byzantins, ils n’ont laissé aucune trace.

La conquête arabe

Au total, il y a eu quatre invasions arabes, la dernière étant celle des Banu Hillal au milieu du XIe siècle. Cependant, à cette époque, la plupart des tribus berbères s’étaient déjà converties à l’islam. Nomades et vivant principalement avec leurs troupeaux de chèvres, moutons et ânes, animaux mieux adaptés aux pâturages arides et plus aptes à supporter de longs voyages, les Banu Hillal se sont installés principalement dans les Hauts Plateaux, constitués de plaines ondulées ressemblant à des steppes, entre les chaînes du Tell et de l’Atlas Saharien. Ces invasions ne peuvent être considérées comme importantes pour affecter la constitution génétique de la population autochtone.

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Mais l’islamisation signifiait arabisation. Se proclamer d’origine arabe était un avantage particulièrement intéressant pour les dirigeants des confédérations ; on gagne de l’estime en adoptant le statut du conquérant. En outre, l’arabe, langue du Coran, était perçue comme une langue sacrée et attirait davantage les masses Berbères. L’arabisation des villes du littoral a été renforcée par l’arrivée des Andalous, des Berbères et des Juifs, chassés par la Reconquista espagnole au 15ème siècle. Les régions berbérophones se trouvaient alors réduites à des îlots montagneux : la Kabylie, les Aurès, le M’Zab, le Chenoua, et les Touaregs dans le grand Sud. On peut affirmer que l’arabisation et l’islamisation de l’Afrique du Nord étaient un phénomène culturel sans impact sur le peuplement humain.

La conquête française

Lorsque les Français ont conquis le pays en 1830, ils ont donc trouvé deux populations distinctes sur le plan linguistique. Dans leur stratégie de conquête, ils ont appelé la population berbérophone les Kabyles, et la population arabophone les Arabes. Les deux populations ont donc été décrites comme étant des « races » totalement distinctes, et pas seulement des locuteurs de langues différentes. Notez que les Espagnols avant eux ont qualifié les Nord-Africains de Maures et non pas d’Arabes. Cette dichotomie convenait à l’ordre du jour colonial et fournissait une justification morale à la conquête : «si les Arabes sont ici en tant que conquérants, pourquoi pas nous ? ».

Dans leur quête de différentiation des deux populations, les Français ont créé le « mythe kabyle » [1]. Notons que les Chaouis dans les Aurès, dans l’est de l’Algérie, plus éloignés du centre de la colonisation, n’étaient pas inclus dans ce mythe, même s’ils constituent une population berbérophone importante. Les Kabyles étaient sédentaires et vivaient dans des mini-républiques. Ils ont donc été décrits comme des travailleurs, francs, loyaux et moins religieux. Aux yeux de nombreux colonialistes français, les Kabyles étaient beaucoup plus faciles à assimiler et à rechristianiser. Ce n’est pas surprenant, donc, si les très rares écoles autorisées par la colonisation étaient implantées en Kabylie et gérées par les Pères Blancs, un ordre religieux fondé par le cardinal Lavigerie, archevêque d’Alger. Cette scolarisation en français n’a pas permis de rechristianiser la Kabylie, mais avait plutôt permis de créer une élite kabyle dont la première tâche était de redécouvrir son identité berbère.

Dans les régions arabophones, l’armée coloniale s’est appuyée sur les bureaux arabes. C’étaient des structures administratives dont l’objectif était la collecte de renseignements et la définition d’une politique autochtone. Ils symbolisaient la politique de Napoléon III qui était l’apôtre d’une « nation arabe ». C’est ainsi que les Français ont créé à leur insu le mythe de l’Algérie arabe, qui perdure encore. Ce mythe arabe de l’Algérie a été davantage encouragé et attisé par la noblesse religieuse. Le mouvement des Oulémas (érudits musulmans) formé en 1931 défendait ouvertement la culture arabe de l’Algérie et omettait ses origines berbères. Dans leur journal El-Bassair, ils ont écrit : « Les Kabyles ne seront pas des Algériens à part entière que lorsqu’ils cesseront de murmurer ce jargon (la langue kabyle) qui nous châtie les oreilles » [2]. Au fait, les Oulémas ne faisaient que transmettre une idéologie hégémonique initiée à la fin du XIXe siècle par Mohammed ibn Abdel-Wahab, Djamel Eddine al Afghani et Mohamed Abdou, entre autres [3].

Naissance du mouvement national

Lorsque l’émigration vers la France est devenue possible au début du XXe siècle, la Kabylie de nature montagneuse et densément peuplée, est devenue naturellement un important réservoir de candidats à l’émigration. Jusqu’à la fin des années 1920, les Kabyles représentaient les trois quarts de l’émigration algérienne en France. Ils y ont découvert les luttes syndicales et politiques. Il n’était donc pas surprenant que l’émigration kabyle fût le berceau du premier mouvement nationaliste algérien en 1926, l’Etoile Nord-Africaine dont la première revendication était l’indépendance. La Kabylie est donc devenue le fer de lance du mouvement nationaliste. Cependant, afin d’une part de ne pas apparaître comme un mouvement kabyle et d’autre part donner une assise nationale au mouvement et s’attirer la solidarité des pays arabes, Messali Hadj, originaire de Tlemcen, a été choisi pour présider l’Etoile Nord-Africaine. 

Dans les années 1930, le parti prit une tournure arabo-islamique, peut-être sous l’influence de l’émir Chekib Arslan, un druze libanais, qui devint un ami de Messali [4]. Cela a provoqué une fracture linguistique dans le parti : les militants nationalistes arabophones se sont regroupés autour de Messali et les militants nationalistes kabyles autour d’Amar Imache. L’Etoile Nord-Africaine a été dissoute à nouveau au début de 1937 et a été remplacée par le PPA (Parti du Peuple Algérien), qui a été renommé plus tard MTLD (Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques). L’histoire du PPA / MTLD fut jalonnée par des crises internes et successives opposant les militants radicaux prônant le passage immédiat à la lutte armée et les partisans de Messali [2]. Ces crises ont finalement abouti à ce que l’on appelle maintenant la crise berbère de 1949 [5].

Dans un mémorandum qu’il a envoyé aux Nations Unies, Messali ignora complètement l’identité berbère de l’Algérie en écrivant que « la nation algérienne, arabe et musulmane existe depuis le VIIe siècle » correspondant à l’invasion arabe, occultant ainsi la dimension historique de la nation. Cela a incité les partisans de l’Algérie algérienne à voter une motion dénonçant le mythe d’une Algérie arabo-islamique et à défendre la thèse de l’Algérie algérienne [6].

La crise de 1949 découle de la remise en cause du fonctionnement antidémocratique du parti avant de s’étendre au rejet de l’arabo-islamisme. C’est un événement historique très important car ses effets se font encore sentir de nos jours. Il s’agit de la première ligne de démarcation entre deux projets de société diamétralement opposés qui persisteront tout au long de la période qui suivra l’indépendance, et apparaitront au grand jour au début des années 1980.

De crise en crise, l’éclatement du PPA / MTLD était inévitable. Cela a incité de nombreux militants à trouver une solution pour mener la lutte pour l’indépendance. La décision de prendre les armes a été prise par un comité de 22 militants, tous activement recherchés par la police française, au début de l’été 1954. Un comité de personnes : Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M’hidi, Mustapha Ben Boulaïd, Mourad Didouche et Rabah Bitat, a été créé pour suivre la rébellion. Ils seraient rejoints par Belkacem Krim, un kabyle ayant déjà pris le maquis depuis 1946. Le groupe de six personnes a été aussi rejoint par la délégation extérieure composée de Hocine Ait Ahmed, Ahmed Ben Bella et Mohammed Khider. Cependant, pour éviter les erreurs du passé, il n’existait aucun chef du mouvement insurrectionnel, et l’organisation territoriale qui s’en suivait était fondée sur des lignes linguistiques. Le pays était divisé en six régions autonomes. Cela a finalement contribué à son succès.

Vers la fin de 1957, la France a accru son effort de guerre. Il a construit la ligne Morice le long de la frontière tunisienne, coupant ainsi l’approvisionnement en armes et en munitions aux combattants de l’intérieur. Cela a été doublé en 1959 par la ligne Challe. L’armée française a également mené des opérations dévastatrices qui ont laminé les combattants de l’intérieur. Entre temps, l’armée des frontières composée de réfugiés algériens stationnés le long de la frontière tunisienne stockait les armes qui ne pouvaient pas atteindre les combattants de l’intérieur. Le commandement de cette armée des frontières a été confié au colonel Boumediene, ce qui a accéléré le processus de prise du pouvoir par l’armée.

Lorsque l’indépendance devint inévitable et pour légitimer son pouvoir, Boumediene commença à chercher un allié parmi les dirigeants historiques. Seul Ben Bella a répondu positivement à son offre. Ensemble, ils ont créé le groupe d’Oujda et, avec l’armée des frontières bien équipée, ils ont anéanti ce qui restait de l’ALN (les combattants de l’intérieur) et ont pris le pouvoir. Ils ont établi un régime socialiste d’obéissance arabo-islamique. Ben Bella est devenu le premier président de l’Algérie indépendante. Sans équivoque, il a établi le cadre dans lequel l’identité algérienne devait être définie : « Nous sommes des Arabes, des Arabes, dix millions d’Arabes, il n’y a pas d’avenir pour ce pays sauf dans l’arabisme » [7]. (A suivre) 

A.K.

Notes

  1. Charles Robert Ageron. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), Presses Universitaires de France, 1968

  2. Amar Ouerdane. La question berbère dans le mouvement national algérien 1926-1980, Québec, Sillery. 1990

  3. https://www.algerie-focus.com/2008/11/islam-politique-et-mouvement-des-freres-musulmans/

  4. Juliette Bessis. Chekib Arslan et les mouvements nationalistes au Maghreb. Revue Historique, T. 259, Fasc. 2 (526) (AVRIL-JUIN 1978), pp. 467-489,  Editions Belin, https://www.jstor.org/stable/40952694

  5. Amar Ouerdane. La «crise berbériste» de 1949, un conflit à plusieurs faces. https://www.persee.fr/docAsPDF/remmm_0035-1474_1987_num_44_1_2153.pdf

  6. Ali Guenoun, 1999 Chronologie du mouvement berbère, Alger, Casbah.

  7. Jamel Zenati, « L’Algérie à l’épreuve de ses langues et de ses identités : histoire d’un échec répété », http://journals.openedition.org/mots/4993 ; DOI : 10.4000/mots.4993

Auteur
Amar Khennane

 




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