19 mai 2024
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L’ankylose de la Constitution (III)

DECRYPTAGE

L’ankylose de la Constitution (III)

Dans la pratique le pouvoir réel s’est toujours exercé indépendamment des institutions officielles et emprunte d’autres voies que celles du droit. Il se loge plutôt dans des cercles restreints, des conclaves, des clans mouvants dont les membres se recrutent souvent au sein de l’armée et des services de sécurité. Observons que le changement de constitution ne signifie nullement changement de régime  politique ; toutes les lois fondamentales et leurs modifications ont contribué à forger un régime présidentialiste.     

III/ Un régime politique présidentialiste 

Eu égard aux pouvoirs exorbitants que les différentes lois fondamentales concèdent au président de la République, il n’est pas exagéré d’affirmer que le régime politique algérien est de nature plus présidentialiste que présidentielle dans la mesure où le déséquilibre est flagrant entre les trois « pouvoirs » (exécutif, législatif et judiciaire) au profit de l’exécutif et, plus précisément, du chef de l’État qui jouit d’une forte prééminence.

Au demeurant, ce principe visé à deux reprises dans la constitution, d’abord dans le préambule, puis dans le corps contraignant, précisément à l’article 15, n’est guère assorti du substantif « équilibre ». Ainsi, donc, bien que le célèbre principe de séparation des pouvoirs soit recueilli par les différentes constitutions, il souffre néanmoins d’une grande disparité, si bien que l’attribut « pouvoir » pour le législatif et le judiciaire est inapproprié, le substantif « fonction » est ici plus adapté. Formellement, l’institution présidentielle est la pierre angulaire de tout l’édifice institutionnel étatique.

Une lecture sommaire des dispositions constitutionnelles relatives au fonctionnement des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) montre clairement qu’au constitutionnalisme soviétique, les constitutions de 1963 et de 1976 n’ont emprunté que le parti unique, assorti, toutefois, de la garantie des droits sociaux et des restrictions sensibles aux libertés fondamentales. Comme elle révèle que le constitutionnalisme adopté, notamment depuis la constitution de février 1989,  s’inspire largement, d’un point de vue de la technique juridique, du système constitutionnel français, dont la principale manifestation est la combinaison d’un système de nature présidentialiste et de procédures de type parlementaire. 

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Présidentialiste, parce que le système souffre d’un défaut d’équilibre des pouvoirs, puisque le président de la République est la clef de voûte de tout le système constitutionnel. L’avènement des constitutions de février 1989 et de novembre 1996 et leurs révisions n’ont rien changé à sa nature profonde. Pourvu de pouvoirs exorbitants, le président dispose du pouvoir de nommer et de révoquer le chef du gouvernement et ses membres, de désigner quatre membres sur douze du conseil constitutionnel dont le président et le vice-président et un tiers des membres du Sénat, de saisir le conseil constitutionnel, de consulter le peuple par voie référendaire, de légiférer par ordonnances, de dissoudre l’Assemblée…

Aussi, il est ministre de la défense et chef suprême des forces armées, arrête et conduit la politique extérieure, préside le conseil des ministres, le conseil supérieur de la magistrature, dispose du droit de grâce, du droit de remise ou de commutation de peine et nomme aux emplois civils et militaires de l’État y compris les magistrats. En outre, il décrète l’état d’exception en cas de péril imminent, l’état d’urgence ou l’état de siège en cas de nécessité impérieuse, et il dispose d’un pouvoir réglementaire autonome qu’il exerce par voie de décret présidentiel et signe les accords d’armistice et de paix… 

Avant l’adoption de la constitution du 23 février 1989, le modèle adopté fut celui des anciens pays socialistes d’Europe de l’Est, c’est-à-dire un régime d’unité de pouvoir. La constitution de novembre 1976 n’a fait en vérité qu’harmoniser le droit avec les pratiques politiques antérieures, puisque les mécanismes de ce régime étaient déjà huilés bien avant la promulgation de la loi fondamentale de 1976. Son adoption visait à renforcer le parti unique et à consolider la nature présidentialiste du pouvoir d’État. Il a fallu attendre la révolte d’octobre 1988 pour qu’un processus de réforme politique s’enclenche, dont le point culminant fut l’adoption de la constitution de février 1989 révisée en 1996, 2002, 2008 et 2016.

Cette constitution révisée, parce qu’elle est à dominante libérale, s’efforce d’opérer une double rupture d’avec, d’un côté, le système du parti unique et son corollaire la confusion des pouvoirs. Et, de l’autre, avec le modèle de constitution-programme pour passer à une constitution-loi ou technique, vidée de toute portée économique. Aussi cherche-t-elle à asseoir l’organisation des pouvoirs sur le célèbre principe de séparation et d’équilibre des pouvoirs. Principe devant guider la disposition générale de la constitution.

Si le rôle dominant du président de la République dans le système institutionnel algérien est établi ab initio, dès 1962, l’explication de la prééminence accordée à l’exécutif avec à sa tête le président de la République dans la constitution française de 1958 est relativement récente, elle tient en deux points. 

Le premier est le besoin impérieux de sortir du bourbier de la guerre d’Algérie qui a fortement déstabilisé la IVe république, puisque c’est bien ce conflit armé qui a fait chuter successivement pas moins de six gouvernements en un temps record (Pierre Mendès France ; Edgar Faure ; Guy Mollet ; Bourgès-Maunoury ; Antoine Pinay ; Félix Gaillard ; Pierre Pflimlin). Et c’est la bataille d’Alger, ayant fortement marqué l’année 1957, qui avait sonné le glas de la IVe république et l’avènement de la Ve république, fondée par la constitution de 1958, bouleversant ainsi les rapports de pouvoir au sein de l’État au profit de l’exécutif, à sa tête le général de Gaulle.  

Et ce sont bien les circonstances politiques imposées par la guerre d’Algérie qui ont contribué à édifier un régime politique fortement présidentialisé, trait saillant de la Ve République, que d’aucuns, à l’instar du constitutionnaliste Maurice Duverger, n’ont pas hésité à qualifier de monarchie républicaine. Les périodes de guerre justifient souvent des constitutions prévoyant des exécutifs forts. La présidentialisation du régime est nettement consolidée par la révision constitutionnelle du 28 octobre 1962 modifiant le mode d’élection du président de la République. Élu sous la IVe république au suffrage universel indirect à la majorité absolue par un collège composé d’environ 80 000 grands électeurs (députés et sénateurs, conseillers généraux et d’élus municipaux), désormais son élection sous la Ve république sera au suffrage universel direct depuis la révision constitutionnelle du 28 octobre 1962. Précisons, toutefois, que cette élection n’a eu lieu que le 19 décembre 1965.

Le second est lié à l’instabilité gouvernementale chronique (24 gouvernements  de 1947 à 1958) sous la IVe république à laquelle l’exécutif entendait mettre fin en évitant les blocages institutionnels qui en étaient à l’origine. Réforme d’importance de nature à permettre aux différents gouvernements de mettre en œuvre leurs programmes sans difficultés, alors que la primauté que les constitutions algériennes reconnaissent à l’exécutif est assortie d’une tendance lourde à la personnalisation du pouvoir favorisant l’émergence d’un mode présidentialiste d’organisation des institutions. D’ailleurs, l’existence d’un Premier ministre, chef du gouvernement, ne doit pas être interprétée comme la manifestation d’un exécutif bicéphale. En réalité, l’organisation des pouvoirs souffre cruellement d’un défaut manifeste d’équilibre tant l’exécutif domine largement le législatif et le judiciaire. L’exécutif, lui-même, n’échappe pas à une hiérarchie stricte, puisque le Premier ministre doit assumer les responsabilités de la gestion des affaires de l’État sous l’autorité contraignante du président de la République.     

Le caractère présidentialiste est combiné avec l’emprunt de certains principes de type parlementaire qui donnent à l’Assemblée le pouvoir de renverser le gouvernement. L’influence de la constitution française d’octobre 1958 en la matière est indéniable. L’Assemblée, dans le schéma institutionnel en vigueur, peut saisir le gouvernement de toute question importante, peut mettre en place des commissions d’enquête, de même qu’elle peut mettre en jeu la responsabilité du gouvernement par le vote d’une motion de censure. Encore que sa mise en œuvre est soumise à des conditions de majorité précises, soit le vote des deux tiers des députés, et à une procédure qui n’est pas sans danger pour l’Assemblée elle-même, qui pourrait se voir dissoute de plein droit dans le cas où elle ne voterait pas le programme du gouvernement, après l’avoir censuré une première fois. 

En revanche, l’Assemblée n’a aucun pouvoir sur le Président dont l’irresponsabilité présidentielle est consacrée par la constitution, cette immunité ne cède qu’en cas de haute trahison (art. 177), il bénéficie, dans ce cas, d’un privilège de juridiction : la haute cour de justice.  C’est là une caractéristique majeure des régimes d’unité de pouvoir dans lesquels le rôle du Parlement est réduit presque à une fonction subsidiaire consistant essentiellement à enregistrer les choix politiques de l’exécutif. Même l’instauration d’un Parlement bicaméral introduit par la constitution de novembre 1996 n’a rien changé à ce déséquilibre institutionnel évident au profit de l’exécutif. 

La question fondamentale de la représentation nationale, lieu naturel d’expression et d’exercice de la pluralité, qui est à vrai dire au cœur de la crise algérienne, est loin d’être réglée. L’institution d’un conseil de la Nation (Sénat), dont l’objectif est en principe de consolider la représentation nationale par l’élection au suffrage indirect des représentants des collectivités territoriales, est de nature, compte tenu du mode de sa désignation, à limiter davantage les pouvoirs de l’Assemblée en mettant en place une structure à la disposition du président qui aurait, au besoin, à désapprouver l’Assemblée.  

Parce qu’il est en droit de désigner un tiers des membres du Sénat, le président de la République dispose de fait d’une minorité de blocage dans la mesure où le vote d’une loi requiert une majorité qualifiée, soit les trois-quarts des membres du Sénat, avant que la révision constitutionnelle de mars 2016 ne le ramène à la majorité de ses membres présents pour les projets de lois ordinaires, ou à la majorité absolue pour les projets de lois organiques. L’introduction d’un Sénat dans le paysage institutionnel algérien, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ne vise guère à réhabiliter le rôle du Parlement ou à renforcer la représentation nationale, mais à recycler un personnel politique dont la responsabilité dans la crise actuelle n’est pas à écarter. La mise en place d’un Sénat largement dominé par les notables désignés ne constitue pas une avancée du point de vue de la représentation. 

Aussi, la réintroduction de la prérogative de légiférer par ordonnances pour le président de la République, en cas de vacance de l’Assemblée dans les périodes d’intersession du Parlement ou en cas d’état d’exception, constitue une autre atteinte et non des moindres au principe de séparation des pouvoirs et son corollaire le droit exclusif du parlement de légiférer. D’ailleurs, l’expérience a bien montré que les ordonnances prises par le président de la République pendant les périodes d’intersession n’ont à aucun moment été remises en cause par l’Assemblée qui les ratifie systématiquement. De plus, il est bien connu que le resserrement du champ de compétence de la loi, les restrictions du droit d’initiative des députés en matière financière, la fixation de l’ordre du jour de l’Assemblée par l’exécutif, la mise en vigueur du budget par ordonnances s’il n’a pas été voté dans les délais fixés, l’étroite réduction de la durée des sessions, constituent autant de moyens de limitation du rôle du Parlement.

Bref, pas un seul domaine de la vie politique du pays n’échappe à l’emprise du chef de l’État. Et l’on est tenté de dire que trop pour le constituant, ce n’est pas assez. D’ailleurs, les artisans du coup d’État du 19 juin 1965 l’ont justifié par le pouvoir personnel excessif de Ben Bella. Une fois ce dernier renversé, le colonel Boumediene, à la tête du conseil de la révolution, composé majoritairement de militaires, reproduira les mêmes pratiques autoritaires, voire davantage, dans l’exercice du pouvoir en cumulant tous les pouvoirs : président du conseil de la révolution,  chef de l’État, secrétaire général du FLN, ministre de la Défense, chef des services de sécurité…  

Quant au « pouvoir » judiciaire, son statut est indissociable de l’organisation globale du pouvoir dans l’État. Or la nature hégémonique du régime est telle qu’elle ne peut tolérer l’existence d’aucun contre-pouvoir, ni d’aucune autonomie institutionnelle, y compris la justice. Celle-ci dépend étroitement du ministre de la Justice et du président de la République. La concentration du pouvoir au sommet de l’État n’est compatible avec l’autonomie d’aucun pouvoir. Toutefois, pour donner le gage d’une justice indépendante qui n’obéit qu’à la loi, le constituant a prévu un Conseil supérieur de la magistrature chargé d’assurer la protection et le déroulement de la carrière des magistrats. Or ce Conseil est présidé par le président de la République qui nomme les magistrats, et à l’égard duquel ils devraient au contraire être autonomes. 

En l’absence de séparation des pouvoirs dans l’organisation du pouvoir d’État et de protection efficace de ceux qui ont la charge de rendre des décisions de justice, il va de soi que la justice ne peut être autonome, en particulier du pouvoir exécutif auquel elle semble au contraire totalement assujettie. Au regard de l’expérience de la pratique constitutionnelle et, plus généralement, du droit, la consécration des principes de séparation des pouvoirs, d’indépendance de la justice, d’État de droit… invite à faire preuve de circonspection. La constitutionnalisation d’un principe est, certes, une condition nécessaire, mais  insuffisante pour qu’il revête par le fait même un caractère effectif tant il est vrai que l’administration peut agir par des moyens  tantôt subtils et tantôt abrupts pour le vider de sa substance. 

IV/ Un processus constituant ou la fin des constitutions octroyées

 Plus de Huit mois après le déclenchement de la révolution, la solution consensuelle tant attendue à la crise tarde à s’ébaucher. L’on assiste depuis février à un foisonnement d’idées et de débats intéressants, d’où émergent deux principales propositions de sortie de crise. Même si elles s’accordent sur la nécessité de renouer avec l’élection, elles s’opposent en revanche tant sur l’agenda que sur  les conditions politiques et techniques dans lesquelles elle doit intervenir. La première s’attache à l’organisation d’une élection présidentielle à très court terme, c’est-à-dire en décembre prochain. Cette option est défendue obstinément par le haut commandement de l’armée et une partie de la classe politique qui s’ingénient à expliquer que pour sortir le pays de cette impasse, le futur chef de l’État, une fois élu, s’attellera à satisfaire les doléances du mouvement citoyen et engagera les réformes souhaitées. Ce choix n’est pas sans risque, en vérité, sur le sort de la révolution.

Concentrant l’essentiel des pouvoirs a fortiori dans un État fortement centralisé, le chef de l’État est la pierre angulaire de tout le système institutionnel. C’est pourquoi le choix du haut commandement de l’armée d’organiser à tout prix une élection présidentielle à court terme est une solution d’autant plus éprouvée puisqu’elle a déjà fait preuve par le passé de sa capacité à régénérer le régime en période de crise, qu’elle est rassurante pour le haut commandement de l’armée. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que c’est bien ce choix qui fut adopté lors de la révolte d’octobre 1988 qui a vu le chef d’État sortant, Chadli Bendjedid, réélu à une écrasante majorité, avec 93, 26 % des suffrages, le 22 décembre de la même année. Et c’est aussi ce choix qui fut préféré pour sortir de la crise, née de l’annulation des élections législatives le 11 janvier 1992. Après l’intermède du HCE (1992-1995), Liamine Zeroual fut élu président de la République le 16 novembre 1995 avec 61, 3% des suffrages. Sans oublier que l’Algérie a organisé dix scrutins présidentiels depuis 1963, mais aucun, hormis la réélection de Chadli en décembre 1989 marquée par une ouverture politique, médiatique et une tentative timide et éphémère de réforme du régime (1989-1991), n’a refondu le régime politique. Bien au contraire, elles ont toutes contribué à des degrés divers à le consolider.

Partant, la tenue de ce scrutin, dans des délais fixés par le haut commandement de l’armée sous la responsabilité de l’actuel gouvernement et avec le même dispositif électoral, emporte un sérieux risque de renouveler le régime sous une forme ou une autre. Autrement dit, après tant de mois de lutte et de mobilisation sans répit, les Algériens n’auront obtenu en fin de compte qu’une succession clanique à la tête de l’État. De plus, l’expérience politique de ces vingt dernières années montre bien que la confiance accordée à un chef d’État, détenteur de tous les pouvoirs, a conduit le pays à toutes sortes d’abus et à une gestion économique, pour dire le moins, en dépit du bon sens. Opter à très court terme pour l’élection d’un président dans les conditions politiques actuelles, sans assainir le dispositif électoral, sans l’ouverture des médias publics et privés, sans la levée de toutes les restrictions aux libertés fondamentales et sans la libération des détenus d’opinion, revient à reproduire les mêmes erreurs du passé.  

Qui plus est, quel président, prochainement élu, acceptera de lui-même d’engager au cours de son mandat des réformes constitutionnelles de nature à réduire les pouvoirs extraordinaires que lui reconnaît la constitution ? Le futur président n’est tenu qu’en conscience de respecter un engagement qui n’est d’ailleurs pas le sien, mais celui du chef d’état-major de l’armée. Ce choix projette ainsi le pays dans l’incertitude et l’on peut sans peine pressentir les dangers qu’il fait peser sur la révolution.

La seconde, défendue par une partie de l’opposition et majoritairement soutenue par les manifestants, consiste à se donner une période de transition, d’environ un an, gérée indépendamment du haut commandement de l’armée et du gouvernement, le temps d’assainir le dispositif électoral et de préparer les conditions politiques et techniques à même de garantir l’organisation d’un scrutin libre et transparent. Le contexte révolutionnaire en cours, rendant toutes les solutions constitutionnelles caduques, exige une solution politique consensuelle.

D’où l’urgence pour le haut commandement de l’armée d’engager avec les représentants du mouvement citoyen, de l’opposition, des syndicats et associations… une négociation sérieuse dont l’objectif est de réunir les conditions de retrait du chef de l’État, du gouvernement, de l’Assemblée et du Sénat, du Conseil constitutionnel et de repli de l’armée du champ politique. Le changement de régime est à ce prix et le retrait de l’armée doit permettre le passage de l’armée source du pouvoir à une armée institution afin de laisser place à des instances de transition : un gouvernement resserré de technocrates, une instance représentative des partis de l’opposition et des représentants de la société civile (associations, syndicats, ligues…). Ces dernières seront chargées de préparer les conditions politiques et juridiques permettant la libre expression du peuple, seul titulaire du pouvoir constituant.  

Ce soulèvement citoyen a non seulement libéré les Algériens, mais encore offre au haut commandement de l’armée une occasion historique inespérée de réparer les ravages de la cassure de 1962. Ce pouvoir de fait gagnerait, dans l’intérêt du pays, à accompagner ce mouvement en facilitant, par son retrait de la vie politique, l’instauration d’un système politique nouveau. Un système qui sera bâti, cette fois-ci, non pas sur les faiblesses et les fragilités de la société, car ce fut bien le cas du régime imposé à la société par l’armée des frontières à l’indépendance, mais sur sa force, c’est-à-dire l’unité et l’osmose que la société a manifestées tout au long de cette révolution. 

En 1962, l’armée des maquis et la société, très éprouvées et affaiblies par plus de sept années de guerre sanglante, notamment par les redoutables opérations du plan Challe, s’étaient trouvées face à l’armée des casernes (armée des frontières), loin du champ clos des affrontements armés, bien entraînée, bien équipée, politisée et forte de 30 000 hommes environ, lancée en juillet-août 1962 à la conquête du pouvoir. Faisant fi de la légitimité du GPRA, incarnant le pourvoir civil, et des accords d’Évian du 19 mars 1962 interdisant aux militaires de l’armée française et de l’ALN de quitter leurs casernes, l’armée des frontières était décidée à prendre le pouvoir au prix d’un bain de sang dans des affrontements fratricides avec certaines wilayas de l’intérieur, notamment la wilaya IV. Et ce sont bien ces divisions et faiblesses qui ont favorisé la mise en place du régime militaire, et c’est bien sur ces lignes de fragilité que ce dernier a prospéré et s’est ossifié. 

Aujourd’hui force est de constater que s’il y a une question qui fait l’unanimité au sein  des manifestants, des organisations politiques, syndicales et associatives…, c’est le rejet de ce régime et les  ingrédients d’une rupture sont plus que jamais réunis. Et en période révolutionnaire, et c’est bien le cas en l’occurrence, ce sont souvent les assemblées constituantes qui sont sollicitées. De toutes les dispositions de la constitution, seuls deux articles (7 et 8), disposant clairement que la souveraineté et le pouvoir constituant appartenant au peuple, sont instamment convoqués par les manifestants qui exigent leur application sur-le-champ. Il n’y a rien de plus contraire à la révolution en cours que de conserver la constitution du régime, alors qu’elle est d’autant plus caduque que plusieurs millions d’Algériens réclament à cor et à cris depuis huit mois le démantèlement du régime et de ses symboles, au premier rang desquels sa constitution. 

Pour établir un parallèle avec quelques exemples de pays ayant choisi la procédure de l’assemblée constituante, notons deux exemples phares, les États-Unis et la France : la convention de Philadelphie réunie en 1787 avait pour mission de rédiger, pour le premier, une constitution entrée en vigueur en 1789 et les États Généraux, pour le second, se transformèrent en 1789 en assemblée constituante en vue d’une constitution, dont les travaux prirent fin en 1791 avec l’adoption de la première constitution le 3 septembre. À l’exception de la constitution de la Ve république du 4 octobre 1958 élaborée par un groupe d’experts et adoptée par referendum du 28 septembre 1958, toutes les autres, c’est-à-dire celles du 23 avril 1848, du 8 février 1871 et du 27 octobre 1946 fondant respectivement les IIe, IIIe et IVe républiques sont l’œuvre d’assemblées constituantes. Relevons aussi l’exemple, plus proche, de la Tunisie qui, après l’élection de la première assemblée constituante le 25 mars 1956, a élu le 23 octobre 2011 une deuxième assemblée constituante et législative qui a donné naissance à la constitution le 26 janvier 2014. 

Dans le cas qui nous occupe, le choix d’un processus d’institutionnalisation par une assemblée constituante sied mieux à la nature révolutionnaire de ce soulèvement. L’assemblée constituante est sans doute l’un des procédés le plus à même de provoquer une rupture avec l’ordre constitutionnel antérieur et de marquer symboliquement et politiquement le passage à l’ordre juridico-politique nouveau. Observons qu’au regard de ses exigences, la révolution en cours nous plonge au cœur de l’histoire du mouvement national et de la guerre d’indépendance en soulevant trois grandes questions politiques ouvertes pendant et après la guerre d’indépendance, mais qui sont malheureusement inachevées.

D’abord, elle renvoie à l’indépendance confisquée selon le juste mot de Ferhat Abbas ; les Algériens scandent tous les vendredis « les généraux à la poubelle et l’Algérie accédera à l’indépendance ». Ensuite, elle remet au-devant de la scène le projet avorté de construction d’un État civil esquissé au cours de la révolution à l’occasion précisément de la tenue des assises de la Soummam le 20 août 1956 d’où a éclos le principe de la primauté du civil sur le militaire. Aujourd’hui l’un des slogans les plus scandés par les manifestants est précisément « Pour un État civil et non militaire ». Enfin, elle renoue avec le processus constituant par l’élection d’une assemblée constituante en septembre 1962, car cette dernière fut dépossédée de sa compétence d’élaborer une constitution par le bureau politique du FLN, qui a fait voter, nous l’avons vu, une constitution dans une salle de cinéma.  Rappelons que  le mot d’ordre central des principaux animateurs du mouvement national depuis l’ENA est celui d’une « constituante souveraine », seule à même, pensaient-ils, de permettre au peuple algérien d’exercer pleinement sa souveraineté.

L’assemblée constituante se distingue des autres assemblées par deux principaux traits. Le  premier trait tient à son aspect fondamentalement fonctionnel, celui d’élaborer un projet de constitution, c’est-à-dire que la raison d’être même de cette assemblée est d’élaborer une constitution. Il n’y a donc point de constituante si l’assemblée n’accouche pas d’une constitution ou d’un projet de constitution soumis à l’approbation du peuple par voie référendaire. Ce procédé présente l’avantage de combiner les outils de la démocratie directe (référendum) et les instruments de la démocratie indirecte (élection d’une assemblée). L’assemblée constituante peut tout aussi élaborer une constitution sans que celle-ci ne soit soumise à l’approbation du peuple, et c’est le modèle représentatif qui aura ainsi dominé. 

Le second trait est politico-organique qui la distingue (assemblée) nettement des pratiques bonapartistes d’octroi de constitutions par le fait qu’elle procède d’une assemblée élue et non du fait du prince, dont les constitutions que l’Algérie a connues sont l’illustration. Celles-ci ont toutes été octroyées. La technique consiste à coopter d’abord un homme issu très souvent des rangs de l’armée, « élu » ensuite président de la République par des procédés souvent peu respectueux du suffrage universel. Quelques années plus tard, il octroie une constitution au peuple en prenant le soin de la soumettre à l’approbation des électeurs par un référendum.

Enfin, se doter d’une nouvelle constitution est, certes, nécessaire pour rompre avec les instruments juridiques et politiques de l’ancien régime, mais cela ne suffit pas à garantir son effectivité – véritable talon d’Achille de toutes les constitutions adoptées jusque-là – quand bien même elle serait l’œuvre d’une assemblée constituante. Encore faudra-t-il veiller à sa stricte application, notamment lors des premiers mois de son adoption, car un arbre planté de travers ne saurait monter droit. Une authentique cour constitutionnelle, composée de juristes professionnels, professeurs en droit, magistrats…) doit prendre ab initio soigneusement garde à la constitutionalité des premières décisions politiques dès l’entrée en vigueur de la nouvelle loi fondamentale. 

Et il est fort souhaitable que cette loi ne renferme que des dispositions techniques tenant à la protection des droits et libertés fondamentales, à la garantie des droits sociaux, un impératif de justice sociale à laquelle sont très attachés les Algériens, à l’organisation des pouvoirs publics, à la nature de l’État et au statut des gouvernants. Le choix d’une politique économique varie, comme on le sait, au gré des changements de gouvernements, conséquence logique de l’acceptation d’un régime politique où la liberté d’association autorise l’existence du multipartisme – un des fondements de la démocratie représentative – et son corollaire l’alternance au pouvoir. Autrement dit, il s’agit de concevoir une constitution se limitant simplement aux aspects techniques, car les meilleures constitutions, avisait Paul Bastid, sont les moins ambitieuses, celles qui n’enserrent pas la vie d’une nation dans un carcan. Verouiller des choix de politique économique dans un dispositif constitutionnel rigide revient inévitablement soit à préparer le viol de la constitution soit sa révision récurrente. 

La norme juridique est par définition conservatrice, or les normes du droit économique présentent cette caractéristique d’évoluer plus rapidement que celles des autres branches du droit. (FIN)

Tahar Khalfoune

Bibliographie :

– Olivier Duhamel et Yves Mény, Dictionnaire constitutionnel, PUF, 1992. 

– El Hadi Chalabi, L’Algérie, l’État et le droit, Arcantere, Paris, 1989.  

– Du même auteur, La constitution du 23 février : entre dictature et démocratie, in revue Naqd n° 1, octobre 1991-janvier 1992. 

– Voir notre contribution « Réforme de l’islam : réformateurs ou réhabilitateurs », Mélanges offerts à l’historien Gilbert Meynier, l’Harmattan, mars 2019, pp. 225 à 264.

– Madjid Benchikh, Algérie : un système politique militarisé, l’Harmattan, 2003 ; Lahouari Addi, l’Algérie et la démocratie, la Découverte, 1994.

– Lahouari Addi, « Dynamique et contradictions du système politique algérien », in le quotidien le Monde du mercredi 29 novembre 1995.

– Ferhat Abbas, L’indépendance confisquée :  1962-1978, Flammarion, 1962-1978.

– L’entretien de Djamel Zenati accordé au quotidien Liberté le 15 juillet 2019.

Auteur
Tahar Khalfoune, universitaire, Lyon

 




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